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L. T. Meade et Robert Eustache : Le laboratoire bleu

vendredi 1er novembre 2013, par Denis Blaizot

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Cette nouvelle a été publiée en quatre partie dans les numé­ros 557 à 560 de La Science Illustrée La Science Illustrée La science illustrée est un journal hebdomadaire de vulgarisation scientifique créé en octobre 1875. Son premier numéro porte porte la date du 18 Octobre 1875. Les principaux rédacteurs sont Adolphe Bitard, Louis Figuier et Élysée Reclus pour la première année mais ils cèdent la place à de nouveaux noms dès le début de la seconde année. Cette première version a duré au moins jusqu’en 1877.

Le titre fût repris par Adolphe Bitard en décembre 1887 peu de temps avant sa mort et Louis Figuier prend sa relève dès le mois de mars 1888.

Largement illustré, il contient dès le premier numéro de janvier 1888 des nouvelles et romans à épisode. Les romans seront signés entre-autre par Louis Boussenard, Albert Robida et Jules Verne. On y retrouvera également les signatures de rédacteurs des revues La Nature et la Revue Scientifique.

À partir du n°340 ( premier numéro du second semestre 1894) la date disparaît de la première page du cahier hebdomadaire, mais reste inscrite sur la couverture.

La première page du fascicule n°901(4 mars 1905) porte en regard de la date les mentions S.I. N°901 et S.A.N. N°175. S.A.N. est l’abréviation de Sciences, Arts, Nature, créée en novembre 1901. Doit-on comprendre que ce fascicule était vendu sous deux titres ?

Je n’ai pour l’instant aucune information sur le devenir de cette publication au-delà de l’année 1905.
(deuxième semestre 1898 1898 , volume XXII de la revue), Il s’agit de la traduction par Paul Combes (sous le pseudonyme de C. Paulon) d’un texte de L. T. Meade et Robert Eustache publié dans Cassell’s Magazine en mai 1897 1897 . Les illustrations sont d’ailleurs de la même personne.

Il semblerait que cette traduction ait à son tour fait l’objet d’une traduction signée Brian Stableford et publiée dans Nemoville Black Coat Press — January 2012 2012 (ISBN : 978-1-61227-070-8). C’est en tous cas ce qui est indiqué sur l’ISFDB.org.

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Miss Madeline Rennick était une orpheline, à laquelle il ne restait aucun proche parent, et qui, à Londres, gagnait assez difficilement sa vie en donnant quelques leçons. Aussi, lorsque le docteur Chance, un Anglais naturalisé russe et habitant Saint-Pétersbourg, lui offrit cent livres sterlings par an pour faire l’éducation de ses deux filles, elle résolut, sans hésiter une minute d’accepter cette situation.

Elle dit adieu à ses amies, fit ses malles et emporta, entre autres choses, un petit revolver à monture d’argent et cinquante cartouches.

Elle arriva à Saint-Pétersbourg sans aucune espèce d’aventure. Le docteur Chance l’attendait à la gare. C’était un homme assez beau, mais myope, ayant dépassé la cinquantaine.

Il fut froidement poli avec l’institutrice, donna des instruc­tions pour son bagage, et la conduisit directement à son domi­cile, sur le canal Ligovka. Là, la jeune fille fut reçue par Mme Chance, femme qui semblait être, sous tous les rapports, les an­tipodes de son mari. Elle était d’origine mi-russe, mi-germanique, avait des manières pleines de curiosité, et était aussi peu sympathique que possible.

Les deux élèves de miss Madeline étaient plutôt de jolies jeunes filles. L’aînée était grande et avait les yeux noirs de son père ; elle avait une très belle expression de franchise : son nom était Olga. La plus jeune était de petite taille, avec une physionomie piquante : elle s’appelait Maroussa. Toutes deux parlaient assez bien l’anglais, et la chaleur de leur accueil fit oublier à l’institutrice l’indifférence de leur mère.

Il y avait environ un mois que miss Madeline était arrivée à Saint-Pétershourg, lorsque Maroussa lui dit, un après-midi :

— Vous devez trouver que c’est terriblement triste ici ?

— Mais, pas du tout, répondit l’institutrice. Il y avait longtemps que j’avais un grand désir de voir la Russie.

— Vous savez, sans doute, que notre père est Anglais. Il habite la Russie depuis l’âge de trente ans. C’est un grand savant. .. Comme vos yeux brillent, miss Madeline ! Est-ce que la science vous intéresse ?

— J’ai suivi un cours de science à Girton, répondit la jeune Anglaise.

Et elle se pencha de nouveau sur le roman russe qu’elle était occupée à lire. A ce moment, une voix froidement polie parla presque à son oreille. Elle regarda, et, à son grand étonnement, elle vit que le docteur Chance, qui ne favorisait jamais – ou du moins très rarement – de sa présence les réunions féminines de sa famille, était venu au salon.

— Ai-je bien entendu ? dit-il. Est-ce possible qu’une jeune lady comme vous s’intéresse aux choses de la science.

— J’aime immensément la science, répondit miss Madeline.

— Ce que vous m’apprenez-là me fait grand plaisir. Le fait est que je venais justement vous demander de m’accorder une faveur. Par moments, j’éprouve une intolérable souffrance dans l’œil droit. Si je m’en sers, en semblable occurrence, la douleur devient pire. Aujourd’hui, je souffre la torture. Voulez-vous descendre et être mon secrétaire pour quelques instants.

— Certainement, je veux bien !

Immédiatement, le docteur Chance se dirigea vers la porte, en faisant signe à miss Madeline de le suivre. Deux minutes après, elle se trouvait avec lui dans son cabinet. C’était une vaste pièce, dont les murs étaient garnis de rayons chargés de livres, depuis le parquet jusqu’au plafond, à peine interrompus par une large fenêtre qui laissait pénétrer une abondante lu­mière, et par une porte conduisant dans quelque chambre mys­térieuse située au delà.

— Mon laboratoire ! dit le docteur en voyant le regard de la jeune fille dirigé de ce côté. Quelque jour j’aurai le plaisir de vous le montrer... Maintenant, voulez-vous écrire sous ma dictée ?

— Oui !... En sténographie ? Certainement ! C’est capital ! Je vous prie de m’accorder votre plus grande attention, l’article que je vais vous dicter doit être mis à la poste pour l’Angleterre ce soir même. Il doit paraître dans la Science Gazette. Puisque vous vous intéressez à ces choses, je vais vous en dire le sujet. .. Miss Rennick, j’ai découvert une méthode pour photo­graphier la pensée !

L’institutrice fut saisie d’étonnement à cette confidence. Le docteur s’aperçut de sa stupéfaction : ses yeux brillants lancèrent comme des étincelles.

— Vous ne me croyez pas, dit-il, et, en cela, vous êtes comme la plus grande partie du public auquel je vais faire appel. Je serai sans doute tourné en dérision en Angleterre... , mais atten­dons la fin. Je puis prouver ce que j’avance, mais pas encore... , pas encore... Êtes-vous prête ?

— Je suis toute attentive ! répondit miss Madeline.

Le front du docteur s’éclaircit ; il s’assit sur son divan, et commença à dicter, tandis que l’institutrice notait rapidement toutes ses paroles. Au bout d’une heure il s’arrêta.

— C’est tout ! dit-il ; maintenant voulez-vous transcrire au clair, de votre plus belle écriture, tout ce que je viens de vous dicter.

Sur un signe affirmatif de la jeune fille, il ajouta :

— Acceptez, s’il vous plaît, ces dix roubles, pour le plaisir et le concours que vous m’avez donné. Pas un mot de refus ! C’est encore à moi de vous remercier.

Il fixa sur miss Madeline un long et profond regard, et sortit lentement.

Il fallut à la jeune fille de deux à trois heures pour transcrire les phrases qui avaient coulé si aisément des lèvres du docteur. Son travail terminé, elle remonta au salon.

Lorsqu’elle entra, Olga et Maroussa accoururent au-devant d’elle.

— Racontez-nous ce qui s’est passé ! Demandèrent-elles.

— Mais, je n’ai rien à vous raconter.

— Pas possible ! Vous avez été absente pendant cinq heures.

— Oui, et pendant ce temps, votre père m’a dicté un travail, que j’ai sténographié à mesure. Je l’ai ensuite transcrit en clair, et je l’ai laissé sur son bureau.

— S’il vous plaît, miss Madeline, demanda Olga, dites-nous quel était le sujet de l’article de notre père.

— Je ne suis pas libre de le faire, Olga. Olga et Maroussa se regardèrent.

Puis Olga prit la main de l’institutrice.

— Écoutez, murmura-t-elle, nous avons quelque chose à vous dire. Plus tard, vous irez souvent dans les laboratoires …

— Il y en a donc plus d’un ?

— Oui ! Maintenant, je vous prie d’être attentive.

Vous comprenez que notre père vous demandera de l’aider souvent. Il vous demandera aussi probablement de l’assister pour ses expériences de chimie. Mais notre père a un autre laboratoire, que vous n’avez pas encore vu, le laboratoire bleu, dont nous avons besoin de vous parler. Nous possédons, Maroussa et moi, un secret qui se rapporte directement à ce laboratoire. Il nous pèse, il nous pèse parfois lourdement.

Tout en parlant, Olga frissonnait, et le visage de Maroussa devint très pâle.

— Voulez-vous nous écouter ? Ajouta-t-elle.

— Certainement, et je vous promets aussi de respecter votre secret.

— Alors, je vais tout vous raconter, le plus brièvement pos­sible.

« Il y a environ deux mois, quelques messieurs vinrent dîner chez nous. C’étaient des Allemands, et ils étaient très instruits. L’un d’eux s’appelait le docteur Schopenhauer ; c’est un très grand savant. Quand le vin fut sur la table, ils commencèrent à parler de quelque chose qui mit mon père en colère. Bientôt ils se mirent tous à se quereller. Il était plaisant de les entendre. Ils étaient devenus rouges, et notre père pâle. Notre père dit :

« — Je puis prouver ce que j’avance.

« Je suis sûre qu’ils avaient oublié tout, même notre existence. Soudainement, notre père se leva et dit :

« — Venez avec moi, messieurs. Je suis en mesure de rendre ma thèse absolument claire.

« Tous sortent alors de la salle à manger et vont dans le cabinet du docteur. Notre mère déclare qu’elle a la migraine et se retire dans son boudoir, mais Maroussa et moi, nous étions très exci­tées, et nous nous glissons dans le cabinet à la suite des sa­vants. Aucun d’eux n’était resté dans la première pièce. Ils étaient passés du cabinet dans le laboratoire, dont vous avez vu l’entrée aujourd’hui. A l’autre extrémité, une porte était ouverte et donnait sur un long passage. Les savants et notre père, absor­bés par leurs préoccupations, s’y engagèrent : Maroussa et moi, nous les suivîmes.

« Notre père prit une clé dans sa poche, ouvrit une porte dans le mur. Nous nous trouvions sur le seuil d’un autre laboratoire, deux fois, trois fois plus grand que celui que nous venions de quitter. Dans l’un des angles, une sorte de dôme extraordinaire surgissait, en saillie, des profondeurs du sol. Maroussa et moi nous le remarquâmes au moment où nous entrions dans la pièce. Craignant d’être renvoyées, nous nous glissâmes derrière un grand écran et attendîmes là, pendant que notre père et les savants causaient entre eux de leurs secrets. Soudain, Marous­sa, qui a toujours une pointe de malice, me suggéra l’idée de rester là, afin de pouvoir examiner les lieux à notre aise, lorsque notre père et les Allemands seraient partis. Je ne sais comment je consentis à accomplir ce hardi projet, car certaine­ment, notre père, en sortant, nous enfermerait là ; mais nous oubliâmes complètement ce détail. Au bout d’un moment, il parut avoir donné satisfaction à ces messieurs, et ils quittèrent tous le laboratoire aussi rapidement qu’ils étaient venus. Notre père éteignit la lumière électrique et nous nous trouvâmes dans l’obscurité.

« Nous entendîmes le bruit des pas s’éloignant dans le long cor­ridor. Nous nous levâmes, pleines de gaieté et de malice, et je dis à Maroussa :

« — Maintenant, rallumons l’électricité !

Sous le coup d’une émotion subite Olga s’était tue ; elle reprit d’une voix hésitante :

« Nous n’avions pas fait deux pas à travers la chambre quand, – oh ! miss Madeline ! – que pensez-vous qu’il soit arrivé ?

« Nous entendîmes frapper un coup qui résonna comme s’il provenait d’un étage situé sous nos pieds ; c’était dans la direction du dôme étrange dont je vous ai parlé. Une voix cria désespérément trois fois :

« — Au secours ! au secours ! au secours !

« Nous fûmes terrifiées, et tout notre esprit de bravade s’évanouit. Maroussa tomba sur le sol, et je poussai le cri le plus aigu qui soit jamais sorti d’une poitrine humaine. Il fut si perçant que notre père l’entendit. Le bruit des coups cessa, et nous entendîmes les pas de notre père qui revenait.

« Lorsqu’il ouvrit la porte, Maroussa gémissait sur le sol, montrant du doigt le dôme ; elle était trop effrayée pour pouvoir parler ; mais, moi, je m’écriai :

« — Il y a là quelqu’un d’enfermé, sous ce dôme, dans le coin. J’ai entendu quelqu’un frappant distinctement, et une voix a crié trois fois : « Au secours ! »

« — Folie ! dit notre père. Il n’y a rien là d’enfermé. Venez à l’instant.

« Il nous poussa hors du laboratoire, ferma la porte, et nous ordonna d’aller rejoindre notre mère. Nous lui racontâmes tout cela, mais elle dit aussi que c’étaient des folies et parut fort en colère. Elle ne chercha même pas à consoler Maroussa qui pleurait, c’est moi qui dus réconforter ma sœur.

« Mais, miss Madeline, cette nuit-là nous entendîmes encore ce cri dans nos rêves, et depuis lors, il nous a toujours hanté. Miss Madeline, si vous aidez notre père, il vous conduira certainement dans le laboratoire bleu. Si jamais il le fait, je vous en supplie, écoutez et observez, et dites-nous - oh, dites-nous ! - si vous entendez encore cette terrible, cette angoissante voix ! »

Olga se tut : son visage était blanc, et son front couvert de gouttes de sueur.

Miss Madeline promit de faire la lumière sur ce qui venait de lui être révélé, et effectivement, à dater de cette heure, il lui sembla qu’elle avait une mission grave à remplir. Il y avait quelque chose dans la physionomie d’Olga, pendant qu’elle ra­contait son histoire, qui rendait l’institutrice absolument cer­taine que son élève disait la vérité. La jeune Anglaise résolut donc d’être prudente et vigilante, d’agir avec précaution, et, si c’était possible, de découvrir le secret du laboratoire bleu. Dans ce but, elle se rendit agréable et utile au docteur Chance. Maintes fois, quand ses yeux le faisaient souffrir, le savant eut recours à sa secrétaire, et, à chacune de ces occasions, il lui remit dix roubles pour son dérangement. Mais, pendant ces entrevues – et miss Madeline restait souvent assez longtemps avec le docteur, – elle ne put jamais pénétrer si peu que ce fût dans sa confiance. Jamais, pendant une minute, il ne souleva le voile qui cachait son vrai caractère à tous les regards. Jamais, excepté une fois ; – et le récit de cet incident est le principal objet de cette histoire.

Pour un observateur ordinaire, le docteur Chance était un homme de bonnes manières, raffiné même, mais un homme froid. De temps en temps, à la vérité, on pouvait voir ses yeux briller comme s’ils étaient des cristaux de quartz dont un choc soudain aurait tiré des étincelles. De temps en temps, aussi, son regard devenait anxieux et ses lèvres se tendaient, tandis qu’une rosée perlait son front, lorsqu’une expérience que miss Made­line l’avait aidé à conduire promettait de présenter un intérêt exceptionnel.

Enfin, un après-midi, il eut à faire un travail très important dans le laboratoire bleu. Il demanda l’assistance de l’institutrice, et la pria de l’y suivre.

C’était, sans contredit, un laboratoire des mieux organisés. Trois des parois étaient garnies de rayons, supportant toutes sortes d’appareils : brûleurs de Bunsen, récipients de porce­laine, balances, microscopes, flacons, bocaux, mortiers, cor­nues, en un mot tout ce qui est nécessaire pour accomplir scien­tifiquement les rites chimiques.

Dans l’un des angles, conformément à la description de la jeune Olga, était un dôme étrange, d’un mètre à un mètre cin­quante de hauteur, recouvert d’une étoffe noire qui ressem­blait à un manteau.

Ce fut la première fois que miss Madeline travailla avec le docteur dans le laboratoire bleu, mais depuis cet après-midi, elle y retourna avec lui en maintes occasions et apprit à mieux connaître cette pièce.

Enfin, certain jour, le savant fut obligé de laisser la jeune fille seule pendant quelques minutes dans le laboratoire. Miss Madeline était, par nature, pleine de courage : elle ne perdit pas un instant pour profiter de cette occasion imprévue. Au mo­ment même où le docteur quittait la pièce, elle bondit vers le dôme mystérieux, et, levant le voile noir, elle vit qu’il recou­vrait un châssis vitré, communiquant sans doute avec une chambre située au-dessous. Elle frappa fortement du doigt sur le verre.

L’effet fut tout à fait instantané. Miss Madeline aperçut im­médiatement une figure sombre qui la contemplait d’en bas, et constata qu’il existait entre elle et l’apparition une seconde sé­paration intérieure en verre plus épais. La face, exprimant une souffrance terrible, était hagarde, maigre et pâle ; jamais la jeune fille n’avait vu une pareille expression de physionomie.

Aussi étonnés l’un que l’autre, ils se contemplaient en si­lence, lorsque, le pas du docteur s’étant fait entendre, une main tremblante s’éleva comme pour implorer du secours, et la vi­sion s’évanouit dans les ténèbres.

Miss Madeline rabattit le voile noir sur le dôme et retourna rapidement à son travail. Le docteur Chance était myope ; il entra, cherchant à reconnaître deux fioles qu’il tenait dans sa main.

— Dites-moi, demanda-t-il, quelle est cette substance ?

Puis, regardant la jeune fille d’un air soupçonneux, il ajouta :

Comme vous êtes pâle ! Êtes-vous malade ?

— J’ai une légère migraine, répondit-elle. Mais cela ira tout à fait bien dans un moment.

— Voulez-vous ajourner ce travail ? Je ne veux pas nuire à votre santé.

— Je puis continuer ! répondit l’institutrice en comprimant son émotion par un effort de volonté.

Le choc était passé : après avoir eu un moment de crainte, elle se sentait plus à l’aise. En somme, ses soupçons étaient de­venus des réalités : ses élèves avaient bien entendu ce cri de dé­tresse. Il y avait quelqu’un d’enfermé dans une sombre geôle, sous le laboratoire bleu, – et Dieu seul pouvait savoir en vue de quel terrible dessein.

Le devoir de miss Madeline était clair comme la lumière du jour.

— Docteur Chance ! demanda-t-elle, lorsque la partie la plus importante de son travail fut terminée. A quoi sert ce dôme sin­gulier qui se trouve dans l’angle de la pièce ?

Le savant, qui en ce moment tournait légèrement le dos à sa collaboratrice, répondit :

— Je vous préviens qu’il ne faut pas me poser de questions. Il n’y a rien dans cette pièce qui n’ait son utilité. Mais, si vous de­venez curieuse et si vous espionnez, je n’aurai pas besoin long­temps de vos services.

— Comme il vous plaira !... Mais il n’est pas dans les habi­tudes des jeunes filles anglaises d’espionner.

— Je vous crois franche ! dit le docteur Chance en s’approchant d’elle et en la regardant bien en face. Eh bien ! Dans cette occasion, j’aurai le plaisir de satisfaire votre curiosité. Ce dôme fait partie d’un appareil au moyen duquel je fais le vide. Main­tenant vous êtes sans doute aussi savante que vous l’étiez avant.

— Je ne suis pas plus savante.

Le docteur sourit d’une façon sardonique.

— J’ai terminé mon expérience, dit-il. Nous pouvons partir.

Miss Madeline monta droit à sa chambre et s’y enferma à clé. Elle ne voulait pas être troublée par ses élèves tant qu’elle n’aurait pas complètement arrêté un plan de conduite.

Elle s’assit et pensa.

Aucun danger ne pouvait maintenant la détourner de l’entreprise qu’elle s’était imposée. La misérable victime de la cruauté du docteur Chance devait être secourue, dût-elle faire le sacri­fice de sa propre vie. Mais elle se rendait compte que sa seule chance de succès était de tromper la vigilance du savant à l’égard de son prisonnier.

Ayant arrêté une ligne de conduite, miss Madeline résolut de procéder immédiatement à sa réalisation. Ce même soir, elle s’habilla pour le dîner, en choisissant sa plus belle toilette. Elle possédait une ancienne robe de velours noir qui avait appartenu à sa grand’mère. Le velours était superbe, mais la coupe était ancienne. Cette très ancienne mode ajouterait, sans doute, aux charmes de la jeune anglaise aux yeux du docteur ; en la voyant, il se rappellerait quel­qu’une des beautés qui lui avaient plu quand il était jeune. Pour l’accompagner, elle épin­gla une très belle dentelle en plis savants et gracieux autour de son cou, disposa ses che­veux très haut sur sa tête et les poudra abondamment.

Naturellement, elle avait les cheveux noirs comme de l’encre, une peau blanche, les joues colorées, les yeux et les sourcils noirs.

L’effet de la chevelure pou­drée lui ôta immédiatement l’apparence de la jeune fille conventionnelle de nos jours pour lui donner l’aspect d’un de ces anciens portraits que les hommes admirent tant.

Quand elle entra au salon, Olga et Maroussa s’élancèrent vers elle pour l’embrasser avec des cris d’admiration.

— Que vous êtes belle, miss Madeline ! s’écrièrent elles. Mais pourquoi vous êtes-vous habillée ainsi ?

— J’ai eu la fantaisie de mettre ce costume, dit elle. Il a appar­tenu à ma grand’mère.

— Mais pourquoi avez-vous poudré vos cheveux ?

— Parce que cela s’harmonise mieux avec le costume.

— Vous êtes charmante ainsi ! Je serais curieuse de savoir ce que notre mère va dire.

Quand Mme Chance parut, elle regarda l’institutrice avec quelque étonnement, mais ne fit aucune remarque.

Au dîner, miss Madeline s’aperçut que le docteur Chance observait son pittoresque costume d’un regard intrigué, immé­diatement suivi d’un signe d’approbation.

— Vous me rappelez quelqu’un ! dit-il, après un moment de silence... Ma chère ! ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, qui donc miss Rennick vous rappelle-t-elle ?

Mme Chance favorisa la jeune fille de son regard curieux et peu sympathique.

— Miss Rennick est quelque peu comme le portrait de Marie-Antoinette juste avant qu’elle ait été guillotinée, remarqua-t-elle au bout d’un instant.

— C’est vrai ! Il y a certainement une ressemblance, répondit le docteur, en approuvant de la tête.

Miss Madeline, bien décidée à le séduire, rapprocha un peu sa chaise de la sienne, et ils commencèrent à causer. Elle parla beaucoup plus brillamment qu’elle ne l’avait fait jusque-là ; le savant l’écoutait avec surprise. Elle s’aperçut bientôt combien sa conversation lui plaisait, et elle en profita pour provoquer ses confidences.

Il commença à raconter des histoires de sa première jeunesse, de l’époque où sa grasse femme allemande n’était point encore apparue à l’horizon de son existence. Il décrivit aussi ses conquêtes de ces jours passés, et railla gaiement ses propres ex­ploits.

La conversation avait lieu en anglais, et Madame Chance ne pouvait évidemment pas suivre les brillantes remarques du doc­teur et les réponses assez piquantes de la jeune fille.

Après avoir regardé celle-ci avec un étonnement croissant, elle soupira doucement, se renversa sur sa chaise, et commença à sommeiller.

Les deux filles causaient entre elles sans avoir le moindre soupçon de rien.

— Pouvons-nous aller au salon ? demanda enfin Mme Chance.

— Vous pouvez, ma chère ! répondit vivement le docteur. Et le fait est que vous y serez mieux, vous et les enfants. Quant à miss Rennick elle a à terminer ce soir un travail pour moi. Ne vous l’avais-je pas dit, miss Rennick ? Voulez-vous avoir l’obligeance de me suivre dans mon cabinet ? Si vous terminez votre travail rapidement, je ferai quelque chose pour vous. Je vois à vos manières, que vous êtes dévorés de curiosité. Oui, ne cher­chez pas à le nier. Je vous satisferai. Vous pourrez me deman­der ce soir de vous révéler un de mes secrets. Quoi que vous me demandiez, je ferai de mon mieux pour vous contenter. Je suis, ce soir, d’humeur particulièrement gracieuse.

— Miss Rennick a l’air fatiguée, dit Mme Chance, ne la gar­dez pas trop longtemps en bas, Alexandre. Venez, enfants !

Les jeunes filles sourirent à l’institutrice, lui firent un petit signe de tête et suivirent leur mère, tandis que miss Madeline accompagnait le docteur dans son cabinet, Lorsqu’ils furent seuls, il la regarda bien en face.

— Je vous répète ce que je vous ai déjà dit, commença- t-il. Vous êtes pleine de curiosité. Ce qui a perdu notre mère Ève est aussi votre perte. Je vois, ce soir, dans vos yeux, un ardent désir de m’arracher mes secrets. Mais laissez-moi vous poser une question ? Qu’est-ce qu’une jeune fille comme vous peut avoir à faire avec la science !

— J’aime la science, répondit-elle. Je la révère : ses secrets sont précieux... Mais, que puis-je faire pour vous, docteur Chance ?

— Vous parlez d’une façon fort sensée, miss Rennick... Oui. j’ai besoin de vos services ; venez avec moi dans le laboratoire bleu.

Il passa devant, ouvrit la porte dans le mur, tourna le bouton de la lumière électrique, et ils se trouvèrent dans la pièce sombre, avec son sombre secret humain. Le docteur Chance traversa le laboratoire et commença à examiner quelques cultures microbiennes auxquelles il apportait tous ses soins.

— Après tout, dit-il, cette expérience n’est pas dans un état suffisamment avancé pour donner ce soir quelque chose de nouveau. Je n’aurai pas besoin de votre assistance jusqu’à de­main... Et maintenant que puis-je faire pour vous ?

— Vous pouvez tenir votre promesse et me révéler votre se­cret, répondit miss Madeline.

— Certainement, que voulez-vous savoir ?

— Nous rappelez-vous le premier jour où je vous aidai ?

— Fort bien !

— J’écrivis un travail pour vous ce jour-là. Le sujet était : la photographie de la pensée. Vous promettiez à vos lecteurs an­glais que, dans un mois ou six semaines au plus tard, vous se­riez en mesure de prouver vos assertions. Ce temps est écoulé. Prouvez-moi que vous avez dit vrai. Montrez-moi comment vous photographiez la pensée.

Le docteur Chance la regarda pendant un moment.

Puis sa face se contracta, ses lèvres s’écartèrent, laissant voir ses dents brillantes, ses yeux lancèrent des éclairs. Il étendit la main et la posa sur l’épaule de la jeune fille. .

— Êtes-vous préparée ? demanda-t-il. Savez-vous ce que vous demandez ? Je puis vous révéler ce secret. Je vous le révélerai volontiers, si je pensais que vous êtes capable de l’entendre.

— Je puis tout entendre, dit-elle en se redressant. En ce moment je suis tout entière à ma curiosité. Je n’ai pas peur. Votre secret est-il donc effrayant ? Est-ce une terrible chose de photographier la pensée ?

— Les voies et moyens par lesquels ces secrets ont été enve­loppés par la nature sont pleins de terreur, répondit-il lente­ment. Mais vous me les avez demandés, vous les connaitrez... à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous attendrez jusqu’à demain soir.

Elle allait répondre, lorsqu’un domestique se montra sur le seuil du laboratoire, présentant la carte d’un visiteur.

Le docteur Chance y jeta un coup d’œil et dit à miss Made­line.

— Le docteur Shopenhauer me réclame. Il a besoin de me dire quelque chose d’important. Je serai de retour dans quelques instants.

L’institutrice resta seule. Elle pouvait à peine en croire ses sens. Elle était seule dans le laboratoire bleu. Une occasion si inattendue devait être certainement providentielle. Elle s’élança comme un trait vers le dôme. Elle écarta le voile et se pencha au-dessus, cherchant à percer du regard les ténèbres qui s’éten­daient au delà. Cependant, elle ne put rien voir. Elle frappa du doigt sur le verre ; cela n’éveilla aucun bruit, pas la moindre ré­ponse. La victime avait-elle donc été enfermée dans un cachot encore plus profond ?

Sans se décourager, miss Madeline frappa de nouveau. Cette fois, ses efforts obtinrent comme résultat un faible, lointain et terrible gémissement. Anxieuse, et en dépit du risque qu’elle courait d’être entendue par le docteur Chance, elle cria :

— S’il y a là quelqu’un, parlez !

— Une voix faible et creuse, répondit des profondeurs de la terre, comme si elle rendait son dernier souffle.

— Je suis un Anglais, injustement emprisonné !...

Il y eût une longue pause, puis ces mots arrivèrent, plus faibles encore :

— Mis à la torture !

Un autre silence, puis la voix reprit :

— Dans l’ombre de la mort... Au secours !... Sauvez-moi !...

— Vous serez délivré dans les vingt-quatre heures ! Je le jure, par Dieu ! répondit miss Madeline.

Elle agit aussitôt hardiment, suivant l’inspiration du mo­ment. Elle courut à la porte, retira la clef, et, avec un morceau de paraffine, en prit soigneusement l’empreinte. Puis elle repla­ça la clef dans la serrure, et mit l’empreinte de paraffine dans sa poche. Cela fait, elle marcha avec agitation à travers le labora­toire, tremblant violemment, et cherchant à reprendre posses­sion d’elle-même.

Le docteur ne revenait pas ; miss Madeline ne voulut pas rester plus longtemps dans le laboratoire bleu. Elle éteignit la lumière électrique, ferma la porte, retira la clef, suivit le long passage, et frappa du doigt à la porte de l’autre laboratoire. Le docteur ouvrit vivement. Elle lui donna la clef sans le regarder, et monta rapidement à sa chambre.

Ce fut pour elle une nuit effroyable. Elle n’avait pas peur personnellement, mais chaque pensée de de son cerveau était fiévreusement orientée vers uu seul objet. Elle voulait secourir cet Anglais martyrisé, même au risque de la vie.

Avant le matin, la jeune fille avait nettement résolu de faire deux démarches. L’une pour avoir une seconde clef du laboratoire, l’autre pour aller voir le consul d’Angleterre. Elle ne savait pas le nom du consul, mais elle savait qu’il avait mission de protéger les sujets anglais. Le docteur Chance était naturali­sé Russe, mais l’homme prisonnier était un Anglais. Elle vou­lait faire appel à son pays pour obtenir sa délivrance.

Ayant calmé sa surexcitation par ces projets, miss Madeline s’habilla comme à l’ordinaire et se livra à ses occupations habituelles toute la matinée. Toute sa splendeur du soir précédent était tombée, et elle était redevenue la simple et calme institutrice anglaise.

A midi et demi, le déjeuner assembla toute la famille autour de la table. Le docteur Chance fut de manières particulièrement agréables, et miss Madeline observa qu’il la regardait à la déro­bée. Un instant elle craignit qu’il ne soupçonnât quelque chose ; puis, jugeant cela impossible, elle essaya de rester calme. Vers la fin du déjeuner et au moment où elle allait se lever de table, il posa sa main sur celle de la jeune fille et dit :

— Je suis fâché de voir que vous êtes pâle... Souffririez-vous de la migraine ?

— Oui !

— Ah ! miss Rennick, vos émotions ont raison de vous ! Cette migraine est due à l’excitation.

— Je n’ai aucun motif d’excitation, répondit-elle.

— Pardonnez-moi ! Vous avez un motif. Vous rappelez-vous ce que je vous ai promis de vous révéler ce soir ?

Elle le regarda en plein dans les yeux et répondit :

— Je me le rappelle.

— Je regrette de vous causer une déception. Mais une affaire imprévue m’oblige à quitter Saint-Pétersbourg. Je serai absent environ deux jours.

— Mais, mon cher Alexandre, dit sa femme, je ne savais rien de cela.

— J’allais vous le dire !... L’essentiel, en ce moment, c’est que je ne puis remplir une promesse faite à miss Rennick. Voyez comme elle est abattue, sa passion pour la science croît à me­sure qu’elle la satisfait... Miss Rennick, je dois partir ce soir à huit heures, je ne serai pas de retour avant samedi. J’aurai be­soin de vous aujourd’hui presque tout l’après-midi. Voulez-vous venir me rejoindre dans mon cabinet vers deux heures et demie ?

L’institutrice promit et quitta la salle à manger avec ses deux élèves. C’était l’heure habituellement consacrée aux leçons.

Il était important, essentiel pour les plans de miss Madeline, qu’elle pût profiter de l’heure, de la précieuse heure – car il était une heure et demie – qui restait à sa disposition.

Dès qu’elle fut seule avec ses élèves, elle ferma la porte et les regarda bien en face :

— Écoutez-moi, dit-elle. J’ai quelque chose de très important à faire. Je puis me fier à vous, mais seulement jusqu’à un cer­tain point ; d’ailleurs, je n’ai le temps de vous rien dire.

— Oh ! miss ! miss ! avez-vous découvert quelque chose ? s’écria Olga.

— Oui, mais je ne puis en ce moment en souffler mot. vous pouvez m’aider à faire davantage.

— J’en serais enchantée, dit Maroussa en commençant à sau­ter.

— Oh ! tenez-vous tranquille, Maroussa ! Il s’agit d’une ques­tion de vie ou de mort. Il est maintenant une heure et demie, Dans une heure il faut que je sois dans le cabinet de votre père, dans cet intervalle, j’ai beaucoup à faire. J’ai besoin de voir un serrurier et de me faire faire une clef. Je lui demanderai de la tenir prête dans l’après-midi, et je vous prierai d’aller la réclamer quand vous sortirez plus tard. N’en laissez rien connaître à personne : faites tout cela en secret, et rapportez- moi soigneusement la clef.

— Notre nourrice viendra avec nous, dit Olga. Nous nous en tirerons facilement. Chez quel serrurier irez-vous ?

Miss Madeline indiqua une boutique qu’elle avait remarquée dans une rue voisine, puis n’ayant pas un instant à perdre, tandis que ses deux élèves se retiraient dans leur chambre, elle écrivit au consul d’Angleterre la lettre suivante :

« Maison Chance, Ligovka Canal.

« Monsieur,

« J’implore votre assistance immédiate. J’ai découvert qu’un Anglais est détenu dans un cachot souterrain de cette maison et martyrisé... je suis une jeune fille anglaise résidant là comme institutrice. J’ai résolu de venir en aide à cet Anglais, mais je ne puis rien sans vous. Le docteur Chance quitte Saint-Péters­bourg ce soir à huit heures. A neuf heures, je serai dans le grand laboratoire du jardin, connu sous le nom de laboratoire bleu. Je donnerai à un domestique des instructions pour vous y conduire, si vous voulez bien venir à mon aide. Au nom de Dieu n’y manquez pas, car le cas est urgent. L’Anglais et moi sommes exposés à un grand danger. Je réclame votre assistance pour deux sujets anglais.

« Votre dévouée Madeline Rennick. »

Cette lettre écrite, l’institutrice la mit dans sa poche, s’habilla à la hâte et sortit sans être aperçue. Mme Chance faisait la sieste, tandis que miss Madeline était censée s’occuper de ses élèves.

En allant au consulat, la jeune fille s’arrêta chez le serrurier et lui donna ses instructions pour faire une clef d’après l’em­preinte à la cire, demandant qu’elle fut prète dans deux ou trois heures, miss Chance devant venir la chercher entre cinq et six heures.

De là elle courut chez le consul, remit sa lettre en recommandant qu’elle fût transmise immédiatement et rentra à temps pour pouvoir se trouver à deux heures et demie dans le cabinet du docteur Chance. Celui-ci lui demanda d’exécuter sur-le-champ divers travaux pressés, et, à huit heures moins dix mi­nutes, partit comme il l’avait annoncé.

Olga remit en secret la clef, qu’elle et sa sœur étaient allés chercher, à l’institutrice, qui prévint un domestique en lui met­tant trois roubles dans la main, de conduire au laboratoire bleu l’Anglais qui se présenterait sans doute vers neuf heures.

A huit heures vingt-cinq, miss Madeline prit la clef, se munit de son revolver et descendit au laboratoire, qu’elle ouvrit aisé­ment. Elle était moins émue qu’elle ne l’aurait supposer. Elle tourna le bouton de la lumière électrique et chercha l’entrée du cachot souterrain. C’était une trappe munie d’un anneau, qui se découpait dans le sol du laboratoire. L’institutrice souleva faci­lement la trappe et aperçut six ou sept marches de pierre qui s’enfonçaient dans l’ombre. Un bouton électrique apparaissait dans le mur : elle y appuya le doigt et un petit globe incandes­cent illumina une large voûte souterraine dont l’extrémité dis­paraissait dans l’ombre, et d’où venait une très faible plainte.

La jeune fille se dirigea de ce côté et aperçut un homme, étroitement garrotté, gisant sur le sol. Sa face était cadavéreuse, il ne pouvait faire un mouvement. Ses lèvres s’agitaient sans proférer le moindre son. Les yeux seuls parlaient.

Miss Madeline tomba à genoux et lui dit :

— Je vous ai dit que je vous secourrais, Me voici ! Ne crai­gnez rien. Bientôt vos liens seront brisés et vous serez libre.

Le malheureux secoua tristement la tête, et, comme l’Anglaise s’étonnait de ce signe, elle sentit une main qui touchait son épaule.

Était-ce déjà le consul ! Il pouvait être neuf heures.

Miss Madeline se retourna. Le docteur Chance était debout auprès d’elle, calme, ne manifestant pas le moindre étonnement.

— Miss Rennick, dit-il, je vais maintenant tenir la promesse que je vous ai faite hier de vous révéler mon secret.

« C’est au moyen de cet homme que vous voyez à vos pieds que je suis parvenu à photographier la pensée. C’était autrefois mon sécrétaire. Je me suis aperçu qu’il avait le caractère faible. Je l’ai hypnotisé, il est devenu l’esclave de ma volonté, et j’ai pu, en expérimentant sur lui, découvrir de merveilleux secrets. Que sont les tortures d’un homme en comparaison d’un pareil résultat ?

« Maintenant, écoutez ! Lorsqu’une première fois, sans défiance, je vous laissai seule dans le laboratoire bleu, je m’aper­çus dès mon retour, à votre agitation, que vous aviez découvert quelque chose. Alors, j’ai voulu vous éprouver. C’est exprès que je vous ai laissée seule – car la visite du docteur Shopenhauer était de pure imagination. – J’ai entendu votre cri, je vous ai vu prendre l’empreinte de cire et je prévoyais tout ce qui allait se passer. Eh bien ! le secret que vous brûliez de connaître, je vais vous le dire.

« C’est un fait scientifique, bien connu en physiologie que, dans l’obscurité, la rétine de quelques animaux sécrète un pigment nommé pourpre visuelle. Si, par exemple, une grenouille est tuée dans l’obscurité et que l’œil, après la mort, reçoive à la lu­mière l’image d’un objet, cette image se reproduit sur la rétine, et peut y être fixée par une solution d’alun. D’après cela, j’ai d’abord observé qu’en fixant mon propre regard sur un objet pendant un temps assez long, puis en regardant dans une chambre noire une plaque photographique, l’objet que j’avais vu se trouve reproduit sur la plaque après développement... Me suivez-vous ? ...

Miss Madeline ne put que faire un signe de tête.

« Je poursuis. Cela me donne à supposer que la pensée elle-même pouvait être ainsi photographiée. Les impressions intel­lectuelles subjectives produisant des changements moléculaires dans les cellules du cerveau, pourquoi ces changements ne pourraient-ils pas décomposer, eux aussi, la pourpre visuelle et donner une image distincte sur un négatif exposé pendant un temps suffisant à son influence. J’en ai fait l’expérience et j’ai découvert que tel est bien le cas. Dans les rêves, spécialement, cette impression devient d’une saisissante netteté. Jamais pro­blème plus fascinant a-t-il absorbé un savant ? Regardez ma victime ! Ne doit-elle pas se féliciter elle-même de souffrir pour une si grande cause ?

« Chaque nuit, je relève ses paupières avec des appareils spé­ciaux, et pendant qu’il dort, ses yeux restent ouverts projetant pendant des heures, dans l’obscurité, leurs rayons, sur une plaque sensible, où ils inscrivent ses rêves.

« En employant des produits tels que la cocaïne, l’opium, je lui donne des rêves particuliers.

« Voilà mon secret !... D’ailleurs, pendant le jour, je suis reconnaissant. Je nourris bien mon patient. Il ne peut pas mourir... mais il est bien possible qu’il devienne fou, à cause des souf­frances qu’éprouve son système nerveux... Voulez-vous voir quelques-unes des photographies développées ?

Miss Madeline put pousser un cri d’horreur.

— Pas un mot de plus ! Vous êtes un démon à face humaine.

— Les femmes sont hypersensibles ! dit le docteur Chance. Rappelez-vous que vous avez demandé à connaître. Rappelez-vous que je vous ai prévenu que le secret ne pouvait m’être ravi sans terreur, ni sans horreur. J’espérais que vous vous élèveriez au-dessus de cette horreur. Je me suis trompé !... Mais mainte­nant que vous connaissez mon secret, vous ne sortirez plus d’ici, et, comme vous êtes d’une imagination excessive, j’expé­rimenterai sur vous... Vous serez un excellent sujet.

— Non, tuez-moi plutôt ! s’écria la jeune fille en tombant sur ses genoux.

— C’est ce que je me propose de faire, dit le docteur.

Il lui prit la main, la força à se lever et la conduisit douce­ment, n’ayant presque plus conscience d’elle-même, sous le dôme de verre, qu’il referma autour d’elle au moyen de châssis également vitrés et où elle resta seule.

Presque aussitôt se fit entendre le bruit de puissants pistons, fonctionnant dans des corps de pompe, et miss Madeline sentit que l’air se raréfiait autour d’elle. Elle se trouvait bien, comme le lui avait dit auparavant le docteur, sous la cloche d’une machine pneumatique.

La poitrine oppressée, elle tomba sur le sol, et aperçut à travers le toit de verre, la figure ricanante du diabolique savant.

Au moment de perdre connaissance, elle songea à son revolver et eût encore la force de s’en saisir et de le décharger en l’air. Puis, elle s’évanouit, tandis que le dôme se brisait avec fracas.

Lorsqu’elle revint à elle, la jeune Anglaise se trouvait en sûreté au consulat d’Angleterre.

Elle apprit que le consul, arrivé à temps, avait fait procéder à l’arrestation du docteur Chance, tandis que sa victime, délivrée et conduite à l’hôpital, se remettait peu à peu de ses souffrances.

Les journaux russes firent un tel bruit autour de cette aventure réprouvant, avec horreur l’aberration scientifique du docteur Chance et louant le courage de miss Madeline, que celle-ci, ennuyée de cette célébrité, retourna en Angleterre, en se jurant qu’elle ne remettrait plus les pieds à Saint-Pétersbourg.