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Le lépreux de la cité d’Aoste

vendredi 15 novembre 2013, par Denis Blaizot

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Ah ! little think the gay licencions proud,
Whom pleasure, power and affluence surround...
Ah ! little think they while they dance allong...
How many pine ?... how many drink the cup
Of baleful grief !... how many shake
With all the flercer tortures of the mina !
(Thomson’s Saisons, the Winter.)

La partie méridionale de la cité d’Aoste est presque déserte, et paraît n’avoir jamais été fort habitée. On y voit des champs labourés et des prairies terminées d’un côté par des remparts antiques que les Romains élevèrent pour lui servir d’enceinte, et de l’autre par les murailles de quelques jardins. Cet emplacement solitaire peut cependant intéresser les voyageurs. Auprès de la porte de la ville, on voit les ruines d’un ancien château, dans lequel, si l’on en croit la tradition populaire, le comte René de Chalans, poussé par les fureurs de la jalousie, laissa mourir de faim, dans le quinzième siècle, la princesse Marie de Bragance, son épouse : de là le nom de Bramafan (qui signifie cri de la faim), donné à ce château par les gens du pays. Cette anecdote, dont on pourrait contester l’authenticité, rend ces masures intéressantes pour les personnes sensibles qui la croient vraie.

Plus loin, à quelques centaines de pas, est une tour carrée, adossée au mur antique et construite avec le marbre dont il était jadis revêtu : on l’appelle la Tour de la frayeur, parce que le peuple l’a crue longtemps habitée par des revenants. Les vieilles femmes de la cité d’Aoste se ressouviennent fort bien d’en avoir vu sortir, pendant les nuits sombres, une grande femme blanche, tenant une lampe à la main.

Il y a environ quinze ans que cette tour fut réparée par ordre du gouvernement et entourée d’une enceinte, pour y loger un lépreux et le séparer ainsi de la société, en lui procurant tous les agréments dont sa triste situation était susceptible. L’hôpital de Saint-Maurice fut chargé de pourvoir à sa subsistance, et on lui fournit quelques meubles, ainsi que les instruments nécessaires pour cultiver un jardin. C’est là qu’il vivait depuis longtemps, livré à lui-même, ne voyant jamais personne, excepté le prêtre qui de temps en temps allait lui porter les secours de la religion, et l’homme qui chaque semaine lui apportait ses provisions de l’hôpital. — Pendant la guerre des Alpes, en l’année 1797, un militaire, se trouvant à la cité d’Aoste, passa un jour, par hasard, auprès du jardin du lépreux, dont la porte était entr’ouverte, et il eut la curiosité d’y entrer. Il y trouva un homme vêtu simplement, appuyé contre un arbre et plongé dans une profonde méditation. Au bruit que fit l’officier en entrant, le solitaire, sans se retourner et sans regarder, s’écria d’une voix triste : « Qui est là, et que me veut-on ? — Excusez un étranger, répondit le militaire, à qui l’aspect agréable de votre jardin a peut-être fait commettre une indiscrétion, mais qui ne veut nullement vous troubler. — N’avancez pas, répondit l’habitant de la tour en lui faisant un signe de la main, n’avancez pas ; vous êtes auprès d’un malheureux attaqué de la lèpre. — Quelle que soit votre infortune, répliqua le voyageur, je ne m’éloignerai point ; je n’ai jamais fui les malheureux ; cependant, si ma présence vous importune, je suis prêt à me retirer.

— Soyez le bienvenu, dit alors le lépreux en se retournant tout à coup, et restez, si vous rosez, après m’avoir regardé. » Le militaire fut quelque temps immobile d’étonnement et d’effroi à l’aspect de cet infortuné, que la lèpre avait totalement défiguré. « Je resterai volontiers, lui dit-il, si vous agréez la visite d’un homme que le hasard conduit ici, mais qu’un vif intérêt y retient. »

LE LÉPREUX : De l’intérêt !... Je n’ai jamais excité que la pitié.

LE MILITAIRE : Je me croirais heureux si je pouvais vous offrir quelque consolation.

LE LÉPREUX : C’en est une grande pour moi de voir des hommes, d’entendre le son de la voix humaine, qui semble me fuir.

LE MILITAIRE : Permettez-moi donc de converser quelques moments avec vous et-de parcourir votre demeure.

LE LÉPREUX : Bien volontiers, si cela peut vous faire plaisir (En disant ces mots, le lépreux se couvrit la tête d’un large feutre dont les bords rabattus lui cachaient le visage.) Passez, ajouta-t-il, ici, au midi. Je cultive un petit parterre de fleurs qui pourront vous plaire ; vous en trouverez d’assez rares. Je me suis procuré les graines de toutes celles qui croissent d’elles-mômes sur les Alpes, et j’ai tâché de les faire doubler et de les embellir par la culture.

LE MILITAIRE : En effet, voilà des fleurs dont l’aspect est tout à tait nouveau pour moi.

LE LÉPREUX : Remarquez ce petit buisson de roses ; c’est le rosier sans épines, qui ne croît que sur les hautes Alpes ; mais il perd déjà cette propriété, et il pousse des épines à mesure qu’on le cultive et qu’il se multiplie.

LE MILITAIRE : Il devrait être l’emblème de l’ingratitude.

LE LÉPREUX : Si quelques-unes de ces fleurs vous paraissent belles, vous pouvez les prendre sans crainte, et vous ne courrez aucun risque en les portant sur vous. Je les ai semées, j’ai le plaisir de les arroser et de les voir, mais je ne les touche jamais.

LE MILITAIRE : Pourquoi donc ?

LE LÉPREUX : Je craindrais de les souiller, et je n’oserais plus les offrir.

LE MILITAIRE : A qui les destinez-vous ?

LE LÉPREUX : Les personnes qui m’apportent des provisions de l’hôpital ne craignent pas de s’en faire des bouquets. Quelquefois aussi les enfants de la ville se présentent à la porte de mon jardin. Je monte aussitôt dans la tour, de peur de les effrayer on de leur nuire. Je les vois folâtrer de ma fenêtre et me dérober quelques fleurs. Lorsqu’ils s’en vont, ils lèvent les yeux vers moi : « Bonjour, Lépreux. » me disent-ils en riant, et cela me réjouit un peu.

LE MILITAIRE : Vous avez su réunir ici bien des plantes différentes : voilà des vignes et des arbres fruitiers de plusieurs espèces.

LE LÉPREUX : Les arbres sont encore jeunes : je les ai plantés moi-même, ainsi que cette vigne, que j’ai fait monter jusqu’au-dessus du mur antique que voilà, et dont la largeur me forme un petit promenoir ; c’est ma place favorite... Montez le long de ces pierres ; c’est un escalier dont je suis l’architecte. Tenez-vous au mur.

LE MILITAIRE : Le charmant réduit ! et comme il est bien fait pour les méditations d’un solitaire.

LE LÉPREUX : Aussi je l’aime beaucoup ; je vois d’ici la campagne et les laboureurs dans les champs ; je vois tout ce qui se passe dans la prairie, et je ne suis vu de personne.

LE MILITAIRE : J’admire combien cette retraite est tranquille et solitaire. On est dans une ville, et l’on croirait être dans un désert.

LE LÉPREUX : La solitude n’est pas toujours au milieu des forets et des rochers. L’infortuné est seul partout.

LE MILITAIRE : Quelle suite d’événements vous amena dans cette retraite ? Ce pays est-il votre patrie ?

LE LÉPREUX : Je suis né sur les bords de la mer, dans la principauté d’Oneille, et je n’habite ici que depuis quinze ans. Quant à mon histoire, elle n’est qu’une longue et uniforme calamité.

LE MILITAIRE : Avez-vous toujours vécu seul ?

LE LÉPREUX : J’ai perdu mes parents dans mon enfance et je ne les connus jamais : une sœur qui me restait est morte depuis deux ans. Je n’ai jamais eu d’ami.

LE MILITAIRE : Infortuné !

LE LÉPREUX : Tels sont les desseins de Dieu.

LE MILITAIRE : Quel est votre nom, je vous prie ?

LE LÉPREUX : Ah ! mon nom est terrible ! je m’appelle le Lépreux ! On ignore dans le monde celui que je tiens de ma famille et celui que la religion m’a donné le jour de ma naissance. Je suis le Lépreux ; voilà le seul titre que j’ai à la bienveillance des hommes. Puissent-ils ignorer éternellement qui je suis !

LE MILITAIRE : Cette sœur que vous avez perdue vivait-elle avec vous ?

LE LÉPREUX : Elle a demeuré cinq ans avec moi dans cette même habitation où vous me voyez. Aussi malheureuse que moi, elle partageait mes peines, et je tâchais d’adoucir les siennes.

LE MILITAIRE : Quelles peuvent être maintenant vos occupations, dans une solitude aussi profonde ?

LE LÉPREUX : Le détail des occupations d’un solitaire tel que moi ne pourrait être que bien monotone pour un homme du monde, qui trouve son bonheur dans l’activité de la vie sociale.

LE MILITAIRE : Ah ! vous connaissez peu ce monde, qui ne m’a jamais donné le bonheur. Je suis souvent solitaire par choix, et il y a peut-être plus d’analogie entre nos idées que vous ne le penser ; cependant, je l’avoue, une solitude éternelle m’épouvante ; j’ai de la peine à la concevoir.

LE LÉPREUX : Celui qui chérit sa cellule y trouvera la paix. L’imitation de Jésus-Christ nous l’apprend. Je commence par éprouver la vérité de ces paroles consolantes. Le sentiment de la solitude s’adoucit aussi par le travail. L’homme qui travaille n’est jamais empiétement malheureux, et j’en suis la preuve. Pendant la belle saison, la culture de mon jardin et de mon parterre m’occupe suffisamment : pendant l’hiver, je fais des corbeilles et des nattes ; je travaille à me faire des habits ; je prépare chaque jour moi-même ma nourriture avec les provisions qu’on m’apporte de l’hôpital, et la prière remplit les heures que le travail me laisse. Enfin l’année s’écoule, et, lorsqu’elle est passée, elle me paraît encore avoir été bien courte.

LE MILITAIRE : Elle devrait vous paraître un siècle.

LE LÉPREUX : Les maux et les chagrins font paraître les heures longues ; mais les années s’envolent toujours avec la même rapidité. Il est d’ailleurs encore, au dernier terme de l’infortune, une jouissance que le commun des hommes ne peut connaître, et qui vous paraîtra bien singulière, c’est celle d’exister et de respirer. Je passe des journées entières de la belle saison, immobile sur ce rempart, à jouir de l’air et de la beauté de la nature : tontes mes idées alors sont vagues, indécises ; la tristesse repose dans mon cœur sans l’accabler ; mes regards errent sur cette campagne et sur les rochers qui nous environnent ; ces différents aspects sont tellement empreints dans ma mémoire, qu’ils font, pour ainsi dire, partie de moi-même, et chaque site est un ami que je vois avec plaisir tous les jours.

LE MILITAIRE : J’ai souvent éprouvé quelque chose de semblable. Lorsque le chagrin s’appesantit sur moi, et que je ne trouve pas dans le cœur des hommes ce que le mien désire, l’aspect de la nature et des choses inanimées me console ; je m’affectionne aux rochers et aux arbres, et il me semble que tous les êtres de la création sont des amis que Dieu m’a donnés.

LE LÉPREUX : Vous m’encouragez à vous expliquer à mon tour ce qui se passe en moi. J’aime véritablement les objets qui sont, pour ainsi dire, mes compagnons de vie, et que je vois chaque jour : aussi, tous les soirs, avant de me retirer dans la tour, je viens saluer les glaciers de Ruitorts, les bois sombres du mont Saint-Bernard, et les pointes bizarres qui dominent la vallée de Rhème. Quoique la puissance de Dieu soit aussi visible dans la création d’une fourmi que dans celle de l’univers entier, le grand spectacle des montagnes en impose cependant davantage à mes sens : je ne puis voir ces masses énormes, recouvertes de glaces éternelles, sans éprouver un étonnement religieux ; mais, dans ce vaste tableau qui m’entoure, j’ai des sites favoris et que j’aime de préférence ; de ce nombre est l’ermitage que vous voyez là-haut sur la sommité de la montagne de Charvensod. Isolé au milieu des bois, auprès d’un champ désert, il reçoit les derniers rayons du soleil couchant. Quoique je n’y aie jamais été, j’éprouve un plaisir singulier à le voir. Lorsque le jour tombe, assis dans mon jardin, je fixe mes regards sur cet ermitage solitaire, et mon imagination s’y repose. Il est devenu pour moi une espèce de propriété ; il me semble qu’une réminiscence confuse m’apprend que j’ai vécu là jadis dans des temps plus heureux, et dont la mémoire s’est effacée en moi. J’aime surtout à contempler les montagnes éloignées qui se confondent avec le ciel dans l’horizon. Ainsi que l’avenir, l’éloignement fait naître en moi le sentiment de l’espérance, mon cœur opprimé croit qu’il existe peut-être une terre bien éloignée, où, à. une époque de l’avenir, je pourrai goûter enfin ce bonheur pour lequel je soupire, et qu’un instinct secret me présente sans cesse comme possible.

LE MILITAIRE : Avec une âme ardente comme la vôtre, il vous a fallu sans doute bien des efforts pour vous résigner à votre destinée, et pour ne pas vous abandonner au désespoir.

LE LÉPREUX : Je vous tromperais en vous laissant croire que je suis toujours résigné à mon sort ; je n’ai point atteint cette abnégation de soi-même où quelques anachorètes sont parvenus. Ce sacrifice complet de toutes les affections humaines n’est point encore accompli ; ma vie se passe en combats continuels, et les secours puissants de la religion elle-même ne sont pas toujours capables de réprimer les élans de mon imagination. Elle m’entraîne souvent malgré moi dans un océan de désirs chimériques, qui tous me ramènent vers ce monde dont je n’ai aucune idée, et dont l’image fantastique est toujours présente pour me tourmenter.

LE MILITAIRE : Si je pouvais vous faire lire dans mon âme, et vous donner du monde l’idée que j’en ai, tous vos désirs et vos regrets s’évanouiraient à l’instant.

LE LÉPREUX : En vain quelques livres m’ont instruit de la perversité des hommes et des malheurs inséparables de l’humanité ; mon cœur se refuse à les croire. Je me représente toujours des sociétés d’amis sincères et vertueux ; des époux assortis, que la santé, la jeunesse et la fortune réunies comblent de bonheur. Je crois les voir errants ensemble dans des bocages plus verts et plus frais que ceux qui me prêtent leur ombre, éclairés par un soleil plus brillant que celui qui m’éclaire, et leur sort me semble plus digne d’envie, à mesure que le mien est plus misérable. Au commencement du printemps, lorsque le vent du Piémont souffle dans notre vallée, je me sens pénétré par sa chaleur vivifiante, et je tressaille malgré moi. J’éprouve un désir inexplicable et le sentiment confus d’une félicité immense dont je pourrais jouir et qui m’est refusée. Alors je fuis de ma cellule, j’erre dans la campagne pour respirer plus librement. J’évite d’être vu par ces mêmes hommes que mon cœur brûle de rencontrer ; et du haut de la colline, caché entre les broussailles comme une bête fauve, mes regards se portent sur la ville d’Aoste. Je vois de loin, avec des yeux d’envie, ses heureux habitants qui me connaissent à peine ; je leur tends les mains en gémissant, et je leur demande ma portion de bonheur. Dans mon transport, vous l’avouerai-je ? j’ai quelquefois serré dans mes bras les arbres de la forêt, en priant Dieu de les animer pour moi, et de me donner un ami ! Mais les arbres sont muets ; leur froide écorce me repousse ; elle n’a rien de commun avec mon cœur, qui palpite et qui brûle. Accablé de fatigue, las de la vie, je me traille de nouveau dans ma retraite, j’expose à Dieu mes tourments, et la prière ramène un peu de calme dans mon âme.

LE MILITAIRE : Ainsi, pauvre malheureux, vous souffrez à la fois tous les maux de l’âme et du corps ?

LE LÉPREUX : Ces derniers ne sont pas les plus cruels !

LE MILITAIRE : Ils vous laissent donc quelquefois du relâche ?

LE LÉPREUX : Tous les mois ils augmentent et diminuent avec le cours de la lune. Lorsqu’elle commence à se montrer, je souffre ordinairement davantage ; la maladie diminue ensuite, et semble changer de nature : ma peau se dessèche et blanchit, et je ne sens presque plus mon mal ; mais il serait toujours supportable sans les insomnies affreuses qu’il me cause.

LE MILITAIRE : Quoi ! le sommeil même vous abandonne !

LE LÉPREUX : Ah ! monsieur, les insomnies ! les insomnies ! Vous ne pouvez vous figurer combien est longue et triste une nuit qu’un malheureux passe tout entière sans fermer l’esprit fixé sur une situation affreuse et sur un avenir sans espoir. Non ! personne ne peut le comprendre. Mes inquiétudes augmentent à mesure que la nuit s’avance ; et lorsqu’elle est près de finir, mon agitation est telle que je ne sais plus que devenir : mes pensées se brouillent ; j’éprouve un sentiment extraordinaire que je ne trouve jamais en moi que dans ces tristes moments. Tantôt il me semble qu’une force irrésistible m’entraîne dans un gouffre sans fond ; tantôt je vois des taches noires devant mes yeux ; mais pendant que je les examine, elles se croisent avec la rapidité de l’éclair, elles grossissent en s’approchant de moi, et bientôt ce sont des montagnes qui m’accablent de leur poids. D’autres fois aussi je vois des nuages sortir de la terre autour de moi, comme des flots qui s’enflent, qui s’amoncellent et menacent de m’engloutir ; et lorsque je veux me lever pour me distraire de ces idées, je me sens comme retenu par des liens invisibles qui m’ôtent les forces. Vous croirez peut-être que ce sont des songes ; mais non, je suis bien éveillé. de revois sans cesse les mêmes objets, et c’est une sensation d’horreur qui surpasse tous mes autres maux.

LE MILITAIRE : Il est possible que vous ayez la fièvre pendant ces cruelles insomnies, et c’est elle sans doute qui vous cause cette espère de délire.

LE LÉPREUX : Vous croyez que cela peut venir de la fièvre ? Ah ! je voudrais bien que vous dissiez vrai. J’avais craint jusqu’à présent que ces visions ne fussent un symptôme de folie, et je vous avoue que cela m’inquiétait beaucoup. Plût à Dieu que ce fût en effet la fièvre !

LE MILITAIRE : Vous m’intéressez vivement. J’avoue que je ne me serais jamais fait l’idée d’une situation semblable à la vôtre. Je pense cependant qu’elle devait être moins triste lorsque votre sœur vivait.

LE LÉPREUX : Dieu sait lui seul ce que j’ai perdu par la mort de ma sœur. — Mais ne craignez-vous point de vous trouver si près de moi ? Asseyez-vous ici, sur cette pierre ; je me placerai derrière le feuillage, et nous converserons sans nous voir.

LE MILITAIRE : Pourquoi donc ? Non, vous ne me quitterez point ; placez-vous près de moi. (En disant ces mots, le voyageur fit un mouvement involontaire pour saisir la main du Lépreux, qui la retira avec vivacité.)

LE LÉPREUX : Imprudent ! vous alliez saisir ma main !

LE MILITAIRE : Eh bien, je l’aurais serrée de bon cœur.

LE LÉPREUX : Ce serait la première fois que ce bonheur m’aurait été accordé : ma main n’a jamais été serrée par personne.

LE MILITAIRE : Quoi donc ! hormis cette sœur dont vous m’avez parlé, vous n’avez jamais eu de liaison, vous n’avez jamais été chéri par aucun de vos semblables ?

LE LÉPREUX : Heureusement pour l’humanité, je n’ai plus de semblable sur la Terre.

LE MILITAIRE : Vous me faites frémir !

LE LÉPREUX : Pardonnez, compatissant étranger ! vous savez que les malheureux aiment à parler de leurs infortunes.

LE MILITAIRE : Parlez, parlez, homme intéressant ! Vous m’avez dit qu’une sœur vivait jadis avec vous, et vous aidait à supporter vos souffrances.

LE LÉPREUX : C’était le seul lien par lequel je tenais encore au reste des humains ! Il plut à Dieu de le rompre et de me laisser isolé et seul au milieu du monde. Son âme était digne du ciel qui la possède, et son exemple me soutenait contre le découragement qui m’accable souvent depuis sa mort. Nous ne vivions cependant pas dans cette intimité délicieuse dont je me fais une idée, et qui devrait unir des amis malheureux. Le genre de nos maux nous privait de cette consolation. Lors même que nous nous rapprochions pour prier Dieu, nous évitions réciproquement de nous regarder, de peur que le spectacle de nos maux ne troublât nos méditations, et nos regards n’osaient plus se réunir que dans le ciel. Après nos prières, ma sœur se retirait ordinairement dans sa cellule ou sous les noisetiers qui terminent le jardin, et nous vivions presque toujours séparés.

LE MILITAIRE : Mais pourquoi vous imposer cette dure contrainte ?

LE LÉPREUX : Lorsque ma sœur fut attaquée par la maladie contagieuse dont toute ma famille a été la victime, et qu’elle vint partager ma retraite, nous ne nous étions jamais vus : son effroi fut extrême en m’apercevant pour la première fois. La crainte de l’affliger, la crainte plus grande encore d’augmenter son mal en l’approchant, m’avait forcé d’adopter ce triste genre de vie. La lèpre n’avait attaqué que sa poitrine, et je conservais encore quelque espoir de la voir guérir. Vous voyez ce reste de treillage que j’ai négligé ; c’était alors une haie de houblon que j’entretenais avec soin et qui partageait le jardin en deux parties. J’avais ménagé de chaque côté un petit sentier, le long duquel nous pouvions nous promener et converser ensemble sans nous voir et sans trop nous approcher.

LE MILITAIRE : On dirait que le ciel se plaisait à empoisonner les tristes jouissances qu’il vous laissait.

LE LÉPREUX : Mais du moins je n’étais pas seul alors ; la présence de ma sœur rendait cette retraite vivante. J’entendais le bruit de ses pas dans ma solitude. Quand je revenais à l’aube du jour prier Dieu sous ces arbres, la porte de la tour s’ouvrait doucement, et la voix de ma sœur se mêlait insensiblement à la mienne. Le soir, lorsque j’arrosais mon jardin, elle se promenait quelquefois au soleil couchant, ici, au même endroit où je vous parle, et je voyais son ombre passer et repasser sur mes fleurs. Lors même que je ne la voyais pas, je trouvais partout des traces de sa présence. Maintenant il ne m’arrive plus de rencontrer sur mon chemin une fleur effeuillée, ou quelques branches d’arbrisseau qu’elle y laissait tomber en passant ; je suis seul : il n’y a plus ni mouvement ni vie autour de moi, et le sentier qui conduisait à son bosquet favori disparaît déjà sous l’herbe. Sans paraître s’occuper de moi, elle veillait sans cesse à ce qui pouvait me faire plaisir. Lorsque je rentrais dans ma chambre, j’étais quelquefois surpris d’y trouver des vases de fleurs nouvelles, ou quelque beau fruit qu’elle avait soigné elle-même. Je n’osais pas lui rendre les mêmes services, et je l’avais même priée de ne jamais entrer dans ma chambre ; mais qui peut mettre des bornes à l’affection d’une sœur ? Un seul trait pourra vous donner une idée de sa tendresse pour moi. Je marchais une nuit à grands pas dans ma cellule, tourmenté de douleurs affreuses. An milieu de la nuit, m’étant assis un instant pour me reposer, j’entendis un bruit léger à l’entrée de ma chambre. J’approche, je prête l’oreille : jugez de mon étonnement ! c’était ma sœur qui priait Dieu en dehors sur le seuil de ma porte. Elle avait entendu mes plaintes. Sa tendresse lui avait fait craindre de me troubler ; mais elle venait pour être à portée de me secourir au besoin. Je l’entendis qui récitait à voix basse le Miserere. Je me mis à genoux près de la porte, et, sans l’interrompre, je suivis mentalement ses paroles. Mes yeux étaient pleins de larmes : qui n’eût été touché d’une telle affection ? Lorsque je crus que sa prière était terminée : « Adieu, ma sœur, lui dis-je à voix basse, adieu, retire-toi, je me sens un peu mieux ; que Dieu te bénisse et te récompense de piété ! » Elle se retira en silence, et sans doute sa prière fut exaucée, car je dormis enfin quelques heures d’un sommeil tranquille.

LE MILITAIRE : Combien ont dû vous paraître tristes les premiers jours qui suivirent la mort de cette sœur chérie !

LE LÉPREUX : Je fus longtemps dans une espèce de stupeur qui m’ôtait la faculté de sentir toute l’étendue de mon infortune : lorsque enfin je revins à moi, et que je fus à même de juger de ma situation, ma raison fut prête à m’abandonner. Cette époque sera toujours doublement triste pour moi ; elle me rappelle le plus grand de mes malheurs, et le crime qui faillit en être la suite.

LE MILITAIRE : Un crime, je ne puis vous en croire capable.

LE LÉPREUX : Cela n’est que trop vrai, et en vous racontant cette époque de ma vie je sens trop que je perdrai beaucoup dans votre estime ; mais je ne veux pas me peindre meilleur que je ne suis, et vous me plaindrez peut-être en me condamnant. Déjà, dans quelques accès de mélancolie, l’idée de quitter cette vie volontairement s’était présentée à moi : cependant la crainte de Dieu me l’avait toujours fait repousser, lorsque la circonstance la plus simple et la moins faite en apparence pour me troubler pensa me perdre pour l’éternité. Je venais d’éprouver un nouveau chagrin. Depuis quelques années un petit chien s’était donné à nous : ma sœur l’avait aimé, et je vous avoue que depuis qu’elle n’existait plus ce pauvre animal était une véritable consolation pour moi.

Nous devions sans doute à sa laideur le choix qu’il avait fait de notre demeure pour son refuge. Il avait été rebuté par tout le monde ; mais il était encore un trésor pour la maison du Lépreux. En reconnaissance de la faveur que Dieu nous avait accordée en nous donnant cet ami, ma sœur l’avait appelé Miracle : et son nom, qui contrastait avec sa laideur, ainsi que sa gaieté continuelle, nous avait souvent distraits de nos chagrins. Malgré le soin que j’en avais, il s’échappait quelquefois, et je n’avais jamais pensé que cela pût être nuisible à personne. Cependant quelques habitants de la ville s’en alarmèrent, et crurent qu’il pouvait porter parmi eux le germe de ma maladie ; ils se déterminèrent à porter des plaintes au commandant, qui ordonna que mon chien fût tué sur-le-champ. Des soldats, accompagnés de quelques habitants, vinrent aussitôt chez moi pour exécuter cet ordre cruel. Ils lui passèrent une corde au cou en ma présence, et l’entraînèrent. Lorsqu’il fut à la porte du jardin, je ne pus m’empêcher de le regarder encore une fois : je le vis tourner ses yeux vers moi pour me demander un secours que je ne pouvais lui donner. On voulait le noyer dans la Doire ; mais la populace, qui l’attendait en dehors, l’assomma à coups de pierres. J’entendis ses cris, et je rentrai dans ma tour plus mort que vif ; mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir : je me jetai sur mon lit dans un état impossible à décrire. Ma douleur ne me permit de voir, dans cet ordre juste, mais sévère, qu’une barbarie aussi atroce qu’inutile ; et quoique j’aie honte aujourd’hui du sentiment qui m’animait alors, je ne puis encore y penser de sang-froid. Je passai toute la journée dans la plus grande agitation. C’était le dernier être vivant qu’on venait d’arracher d’auprès de moi, et ce nouveau coup avait rouvert toutes les plaies de mon cœur.

Telle était ma situation, lorsque le même jour, vers le coucher du soleil, je vins m’asseoir ici, sur cette pierre où vous êtes assis maintenant. J’y réfléchissais depuis quelque temps sur mon triste sort, lorsque là-bas, vers ces deux bouleaux qui terminent la haie, je vis paraître deux jeunes époux qui venaient de s’unir depuis peu. Ils s’avancèrent le long du sentier, à travers la prairie, et passèrent près de moi. La délicieuse tranquillité qu’inspire un bonheur certain était empreinte sur leurs belles physionomies ; ils marchaient lentement ; leurs bras étaient entrelacés. Tout à coup je les vis s’arrêter : la jeune femme pencha la tête sur le sein de son époux, qui la serra dans ses bras avec transport. Je sentis mon cœur se serrer. Vous l’avouerai-je ? l’envie se glissa pour la première fois dans mon cœur : jamais l’image du bonheur ne s’était présentée à moi avec tant de force. Je les suivis des yeux jusqu’au bout de la prairie, et j’allais les perdre de vue dans les arbres, lorsque des cris d’allégresse vinrent frapper mon oreille : c’étaient leurs familles réunies qui venaient à leur rencontre. Des vieillards, des femmes, des enfants, les entouraient ; j’entendais le murmure confus de la joie ; je voyais entre les arbres les couleurs brillantes de leurs vêtements, et ce groupe entier semblait environné d’un nuage de bonheur. Je ne pus supporter ce spectacle ; les tourments de l’enfer étaient entrés dans mon cœur : je détournai mes regards, et je me précipitai dans ma cellule. Dieu ! qu’elle me parut déserte, sombre, effroyable ! « C’est donc ici, me dis-je, que ma demeure est fixée pour toujours ; c’est donc ici oh, traînant une vie déplorable, j’attendrai la fin tardive de mes jours ! L’Éternel a répandu le bonheur, il l’a répandu à torrent sur tout ce qui respire ; et moi, moi seul ! sans aide, sans amis, sans compagne... Quelle affreuse destinée ! »

Plein de ces tristes pensées, j’oubliai qu’il est un être consolateur, je m’oubliai moi-même. « Pourquoi, me disais-je, la lumière me fut-elle accordée ? Pourquoi la nature n’est-elle injuste et marâtre que pour moi ? Semblable à l’enfant déshérité, j’ai sous les yeux le riche patrimoine de la famille humaine, et le ciel avare m’en refuse ma part. Non, non, m’écriai-je enfin dans un accès de rage, il n’est point de bonheur pour toi sur la terre ; meurs, infortuné, meurs ! Assez longtemps tu as souillé la terre par ta présence ; puisse-t-elle t’engloutir vivant et ne laisser aucune trace de ton odieuse existence ! » Ma fureur insensée s’augmentant par degrés, le désir de me détruire s’empara de moi et fixa toutes mes pensées. Je conçus enfin la résolution d’incendier ma retraite, et de m’y laisser consumer avec tout ce qui aurait pu laisser quelque souvenir de moi. Agité, furieux, je sortis dans la campagne ; j’errai quelque temps dans l’ombre autour de mon habitation : des hurlements involontaires sortaient de ma poitrine oppressée, et m’effrayaient moi-même dans le silence de la nuit. Je rentrai plein de rage dans ma demeure, en criant : « Malheur à toi, Lépreux ! malheur à toi ! » Et comme si tout avait dû contribuer à ma perte, j’entendis l’écho qui, du milieu des ruines du château de Bramafan, répéta distinctement : « Malheur à toi ! » Je m’arrêtai, saisi d’horreur, sur la porte de la tour, et l’écho faible de la montagne répéta longtemps après : « Malheur à toit »

Je pris une lampe, et, résolu de mettre le feu à mon habitation, je descendis dans la chambre la plus basse, emportant avec moi des sarments et des branches sèches. C’était la chambre qu’avait habitée ma sœur, et je n’y étais plus rentré depuis sa mort : son fauteuil était encore placé comme lorsque je l’en avais retirée pour la dernière fois ; je sentis un frisson de crainte en voyant son voile et quelques parties de ses vêtements épars dans la chambre : les dernières paroles qu’elle avait prononcées avant d’en sortir se retracèrent à ma pensée : « Je ne t’abandonnerai pas en mourant, me disait-elle ; souviens-toi que je serai présente dans tes angoisses. » En posant la lampe sur la table, j’aperçus le cordon de la croix qu’elle portait à son cou, et qu’elle avait placée elle-même entre deux feuillets de sa Bible. A cet aspect, je reculai plein d’un saint effroi. La profondeur de l’abîme où j’allais me précipiter se présenta tout à coup à mes yeux dessillés ; je m’approchai en tremblant du livre sacré : « Voilà, voilà, m’écriai-je, le secours qu’elle m’a promis ! Et comme je retirai la croix du livre, j’y trouvai un écrit cacheté, que ma bonne sœur y avait laissé pour moi. Mes larmes, retenues jusqu’alors par la douleur, s’échappèrent en torrents : tous mes funestes projets s’évanouirent à l’instant. Je pressai longtemps cette lettre précieuse sur mon cœur avant de pouvoir la lire ; et, me jetant à genoux pour implorer la miséricorde divine, je l’ouvris, et j’y lus en sanglotant ces paroles qui seront éternellement gravées dans mon cœur « Mon frère, je vais bientôt te quitter ; mais je ne t’abandonnerai pas. Du ciel, où j’espère aller, je veillerai sur toi ; je prierai Dieu qu’il te donne le courage de supporter la vie avec résignation, jusqu’à ce qu’il lui plaise de nous réunir dans un autre monde : alors je pourrai te montrer toute mon affection ; rien ne m’empêchera plus de t’approcher, et rien ne pourra nous séparer. Je te laisse la petite croix que lai portée toute ma vie ; elle m’a souvent consolée dans mes peines, et mes larmes n’eurent jamais d’autres témoins quelle. Rappelle-toi, lorsque tu la verras, que mon dernier vœu fut que tu pusses vivre ou mourir en bon chrétien. » Lettre chérie ! elle ne me quittera jamais : je l’emporterai avec moi dans la tombe ; c’est elle qui m’ouvrira les portes du ciel, que mon crime devait me fermer à jamais. En achevant de la lire, je me sentis défaillir, épuisé par tout ce que je venais d’éprouver. Je vis un nuage se répandre sur ma vue, et pendant quelque temps je perdis à la fois le souvenir de mes maux et le sentiment de mon existence. Lorsque je revins à moi, la nuit était avancée. A mesure que mes idées s’éclaircissaient, j’éprouvais un sentiment de paix indéfinissable. Tout ce qui s’était passé dans la soirée me paraissait un rêve. Mon premier mouvement fut de lever les yeux vers le ciel pour le remercier de m’avoir préservé du plus grand des malheurs. Jamais le firmament ne m’avait paru si serein et si beau : une étoile brillait devant ma fenêtre ; je la contemplai longtemps avec un plaisir inexprimable, en remerciant Dieu de ce qu’il m’accordait encore le plaisir de la voir, et j’éprouvais une secrète consolation à penser qu’un de ses rayons était cependant destiné pour la triste cellule du Lépreux.

Je remontai chez moi plus tranquille. J’employai le reste de la nuit à lire le livre de Job, et le saint enthousiasme qu’il fit passer dans mon âme finit par dissiper entièrement les noires idées qui m’avaient obsédé. Je n’avais jamais éprouvé de ces moments affreux lorsque ma sœur vivait ; il me suffisait de la savoir près de moi pour être plus calme, et la seule pensée de l’affection qu’elle avait pour moi suffisait pour me consoler et me donner du courage.

Compatissant étranger ! Dieu vous préserve d’être jamais obligé de vivre seul ! Ma sœur, ma compagne n’est plus, mais le ciel m’accordera la force de supporter courageusement la vie ; il me l’accordera, je l’espère, car je le prie dans la sincérité de mon cœur.

LE MILITAIRE : Quel âge avait votre sœur lorsque vous la perdîtes ?

LE LÉPREUX : elle avait à peine vingt-cinq ans ; mais ses souffrances la faisaient paraître plus âgée. Malgré la maladie qui l’a enlevée, et qui avait altéré ses traits, elle eût été belle encore sans une pâleur effrayante qui la déparait : c’était l’image de la mort vivante, et je ne pouvais la voir sans gémir.

LE MILITAIRE : Vous l’avez perdue bien jeune.

LE LÉPREUX : Sa complexion faible et délicate ne pouvait résister à tant de maux réunis : depuis quelque temps, je m’apercevais que sa perte était inévitable, et tel était son triste sort, que j’étais forcé de la désirer. En la voyant languir et se détruire chaque jour, j’observais avec une joie funeste s’approcher la fin de ses souffrances. Déjà depuis un mois, sa faiblesse était augmentée ; de fréquents évanouissements menaçaient sa vie d’heure en heure. Un soir (c’était vers le commencement d’août) je la vis si abattue, que je ne voulus pas la quitter : elle était dans son fauteuil, ne pouvant plus supporter le lit depuis quelques jours. Je m’assis moi-même auprès d’elle, et, dans l’obscurité la plus profonde, nous eûmes ensemble notre dernier entretien. Mes larmes ne pouvaient se tarir ; un cruel pressentiment m’agitait. « Pourquoi pleures-tu ? me disait-elle, pourquoi t’affliger ainsi ? je ne te quitterai pas en mourant, et je serai présente dans tes angoisses. »

Quelques instants après, elle me témoigna le désir d’être transportée hors de la tour, et de faire ses prières dans son bosquet de noisetiers : c’est là qu’elle passait la plus grande partie de la belle saison. « Je veux, disait-elle, mourir en regardant le ciel. » Je ne croyais cependant pas son heure si proche. Je la pris dans mes bras pour l’enlever. « Soutiens-moi seulement, me dit-elle ; j’aurai peut-être encore la force de marcher. » Je la conduisis lentement jusque dans les noisetiers ; je lui formai un coussin avec des feuilles sèches qu’elle y avait rassemblées elle-même, et, l’ayant couverte d’un voile, afin de la préserver de l’humidité de la nuit, je me plaçai auprès d’elle ; mais elle désira être seule dans sa dernière méditation : je m’éloignai sans la perdre de vue. Je voyais son voile s’élever de temps en temps, et ses mains blanches se diriger vers le ciel. Comme je me rapprochais du bosquet, elle me demanda de l’eau : j’en apportai dans sa coupe ; elle y trempa ses lèvres, mais elle ne put boire. « Je sens ma fin, me dit-elle, en détournant la tête ; ma soif sera bientôt étanchée pour toujours. Soutiens-moi, mon frère ; aide ta sœur à franchir ce passage désiré, mais terrible. Soutiens-moi, récite la prière des agonisants. » Ce furent les dernières paroles qu’elle m’adressa. J’appuyai sa tète contre mon sein ; je récitai la prière des agonisants : « Passe à l’éternité ! lui disais-je, ma chère sœur ; délivre-toi de la vie ; laisse cette dépouille dans mes bras ! » Pendant trois heures je la soutins ainsi dans la dernière lutte de la nature ; elle s’éteignit enfin doucement, et son âme se détacha sans effort de la terre.

Le Lépreux, à la fin de ce récit, couvrit son visage de ses mains ; la douleur ôtait la voix au voyageur. Après un instant de silence, le Lépreux se leva. « Étranger, dit-il, lorsque le chagrin ou le découragement s’approcheront de vous, pensez au solitaire de la cité d’Aoste ; vous ne lui aurez pas fait une visite inutile. »

Ils s’acheminèrent ensemble vers la porte du jardin. Lorsque le militaire fut au moment de sortir, il mit son gant à la main droite : « Vous n’avez jamais serré la main de personne, dit-il au Lépreux ; accordez-moi la faveur de serrer la mienne : c’est celle d’un ami qui s’intéresse vivement à votre sort. » Le Lépreux recula de quelques pas avec une sorte d’effroi, et levant les yeux et les mains au ciel « Dieu de hanté, s’écria-t-il, comble de tes bénédictions cet homme compatissant ! »

« Accordez-moi donc une autre grâce, reprit le voyageur. Je vais partir ; nous ne nous reverrons peut-être pas de bien longtemps : ne pourrions-nous pas, avec les précautions nécessaires, nous écrire quelquefois ? une semblable relation pourrait vous distraire, et me ferait un grand plaisir à moi-même. » Le Lépreux réfléchit quelque temps. « Pourquoi, dit-il enfin, chercherais-je à me faire illusion ? Je ne dois avoir d’autre société que moi-même, d’autre ami que Dieu ; nous nous reverrons en lui. Adieu, généreux étranger, soyez heureux.... Adieu pour jamais ! » Le voyageur sortit. Le Lépreux ferma la porte et en poussa les verrous.