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Voyage autour de ma chambre (2e partie)

vendredi 15 novembre 2013, par Denis Blaizot


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CHAPITRE XXXIV.

La chute de ma chaise de poste a rendu le service au lecteur de raccourcir mon voyage d’une bonne douzaine de chapitres, parce qu’en me relevant je sue trouvai vis-à-vis et tout près de mon bureau, et que je ne fus plus à temps de faire des réflexions sur le nombre d’estampes et de tableaux que j’avais encore à parcourir, et qui auraient pu allonger mes excursions sur la peinture.

En laissant donc sur la droite les portraits de Raphaël et de sa maîtresse, le chevalier d’Assas et la Bergère des Alpes, et longeant sur la gauche du côté de la fenêtre, on découvre mon bureau : c’est le premier objet et le plus apparent qui se présente aux regards du voyageur, en suivant la route que je viens d’indiquer.

Il est surmonté de quelques tablettes servant de bibliothèque ; — le tout est couronné par un buste qui termine la pyramide, et c’est l’objet qui contribue le plus à l’embellissement du pays.

En tirant le premier tiroir droite, on trouve une écritoire, du papier de toute espèce, des plumes toutes taillées, de la cire à cacheter. — Tout cela donnerait l’envie d’écrire à l’être le plus indolent. — Je suis sûr, ma chère Jenny, que si tu venais à ouvrir ce tiroir par hasard, tu répondrais à la lettre que je t’écrivis l’an passé. Dans le tiroir correspondant gisent confusément entassés les matériaux de l’histoire intéressante de la prisonnière de Pignerol, que vous lirez bientôt, mes chers amis . (L’auteur n’a pas tenu parole ; et si quelque chose a paru sous ce titre, l’auteur du Voyage autour de ma chambre déclare qu’il n’y entre pour rien.)

Entre ces deux tiroirs est un enfoncement où je jette les lettres à mesure que je les reçois : on trouve là toutes celles que j’ai reçues depuis dix ans ; les plus anciennes sont rangées, selon leurs dates, en plusieurs paquets : les nouvelles sont pêle-mêle ; il m’en reste plusieurs qui datent de ma première jeunesse.

Quel plaisir de revoir dans ces lettres les situations intéressantes de nos jeunes années, d’être transportés de nouveau dans ces temps heureux que nous ne reverrons plus !

Ah ! mon cœur est plein ! comme il jouit tristement lorsque mes yeux parcourent les lignes tracées par un être qui n’existe plus ! Voilà ses caractères, c’est son cœur qui conduisit sa main, c’est à moi qu’il écrivait cette lettre, et cette lettre est tout ce qui me reste de lui !

Lorsque je porte la main dans ce réduit, il est rare que je m’en tire de toute la journée. C’est ainsi que le voyageur traverse rapidement quelques provinces d’Italie, en faisant à la hâte quelques observations superficielles, pour se fixer à Rome pendant des mois entiers. C’est la veine la plus riche de la mine que j’exploite. Quel changement dans mes idées et dans mes sentiments ! quelle différence dans mes amis ! Lorsque je les examine alors et aujourd’hui, je les vois mortellement agités par des projets qui ne les touchent plus maintenant. Nous regardions comme un grand malheur un évènement ; mais la fin de la lettre manque, et l’évènement est complètement oublié : je ne puis savoir de quoi il était question. — Mille préjugés nous assiégeaient ; le monde et les hommes nous étaient totalement inconnus ; mais aussi quelle chaleur dans notre commerce et quelle liaison intime ! quelle confiance sans bornes !

Nous étions heureux par nos erreurs. — Et maintenant : — Ah ! ce n’est plus cela ! il nous a fallu lire, comme les autres, dans le cœur humain ; — et la vérité, tombant au milieu de nous comme une bombe, a détruit pour toujours le palais enchanté de l’illusion.

CHAPITRE XXXV.

Il ne tiendrait qu’à moi de faire un chapitre sur cette rose sèche que voilà, si le sujet en valait la peine : c’est une fleur du carnaval de l’année dernière. J’allai moi-même la cueillir dans les serres du Valentin, et le soir, une heure avant le bal, plein d’espérance et dans une agréable émotion, j’allai la présenter à madame de Hautcastel. Elle la prit, -la posa sur sa toilette sans la regarder et sans me regarder moi-même. — Mais comment aurait-elle fait attention à moi ! elle était occupée à se regarder elle-même Debout devant un grand miroir, toute coiffée, elle mettait la dernière main à sa parure : elle était si fort préoccupée, son attention était si totalement absorbée par des rubans, des gazes et des pompons de toute espèce amoncelés devant elle, que je n’obtins pas même un regard, un signe — Je me résignai : je tenais humblement des épingles toutes prêtes, arrangées dans ma main ; mais son carreau se trouvant plus à sa portée, elle les prenait à son carreau, — et si j’avançais la main, elle les prenait de ma main — indifféremment ; — et pour les prendre elle tâtonnait, sans ôter les yeux de son miroir, de crainte de se perdre de vue.

Je tins quelque temps un second miroir derrière elle, pour lui faire mieux juger de sa parure ; et sa physionomie se répétant d’un miroir à l’autre, je vis alors une perspective de coquettes, dont aucune ne faisait attention à moi, Enfin, l’avouerai-je ? nous faisions, ma rose et moi, une fort triste figure.

Je finis par perdre patience, et ne pouvant plus résister au dépit qui me dévorait, je posait le miroir que je tenais à ma main, et je sortis d’un air de colère, et sans prendre congé.

« Vous en allez-vous ? » me dit-elle en se tournant de ce côté pour voir sa taille de profil. — Je ne répondis rien ; mais j’écoutai quelque temps à la porte, pour savoir l’effet qu’allait produire ma brusque sortie. — « Ne voyez-vous pas, disait-elle à sa femme de chambre, après un instant de silence, ne voyez-vous pas que ce caraco est beaucoup trop large pour ma taille, surtout en bas, et qu’il y faut faire une baste avec des épingles ? » (Terme national employé en badinant pour rempli.)

Comment et pourquoi cette rose sèche se trouve là sur une tablette de mon bureau, c’est ce que je ne dirai certainement pas, parce que j’ai déclaré qu’une rose sèche ne méritait pas un chapitre. Remarquez bien, mesdames, que je ne fais aucune réflexion sur l’aventure de la rose sèche. Je ne dis point que madame de Hautcastel ait bien ou mal fait de me préférer sa parure, ni que j’eusse le droit d’être reçu autrement.

Je me garde encore avec plus de soin d’en tirer des conséquences générales sur la réalité, la force et la durée de l’affection des dames pour leurs amis. — Je me contente de jeter ce chapitre (puisque c’en est un), de le jeter, dis-je, dans le monde, avec le reste du voyage, sans l’adresser à personne, et sans le recommander à personne.

Je n’ajouterai qu’un conseil pour vous, messieurs : c’est de vous mettre bien dans l’esprit qu’un jour de bal votre maîtresse n’est plus à vous.

Au moment où la parure commence, l’amant n’est plus qu’un mari, et le bal seul devient l’amant.

Tout le monde sait de reste ce que gagne un mari à vouloir se faire aimer par force ; prenez donc votre mal en patience et en riant.

Et ne vous faites pas illusion, monsieur : si l’on vous voit avec plaisir au bal, ce n’est point en votre qualité d’amant, car vous êtes un mari ; c’est parce que vous faites partie du bal, et que vous êtes, par conséquent, une fraction de sa nouvelle conquête ; vous êtes une décimale d’amant : ou bien, peut-être, c’est parce que vous dansez bien, et que vous la ferez briller : enfin, ce qu’il peut y avoir de plus flatteur pour vous dans le bon accueil qu’elle vous fait, c’est qu’elle espère qu’en déclarant pour son amant un homme de mérite comme vous, elle excitera la jalousie de ses compagnes ; sans cette considération, elle ne vous regarderait seulement pas.

Voilà donc qui est entendu ; il faudra vous résigner et attendre que votre rôle de mari soit passé. — J’en connais plus d’un qui voudraient en être quittes à si bon marché.

CHAPITRE XXXVI.

J’ai promis un dialogue entre mon âme et l’autre ; mais il est certains chapitres qui m’échappent, ou plutôt il en est d’autres qui coulent de ma plume comme malgré moi, et qui déroutent mes projets : de ce nombre est celui de ma bibliothèque, que je ferai le plus court possible. — Les quarante-deux jours vont finir, et un espace de temps égal ne suffirait pas pour achever la description du riche pays où je voyage si agréablement.
Ma bibliothèque donc est composée de romans, puisqu’il faut vous le dire, — oui, de romans, et de quelques poètes choisis.

Comme si je n’avais pas assez de mes maux, je partage encore volontairement ceux de mille personnages imaginaires, et je les sens aussi vivement que les miens : que de larmes n’ai-je pas versées pour cette malheureuse Clarisse et pour l’amant de Charlotte !

Mais si je cherche ainsi de feintes afflictions, je trouve, en revanche, dans ce monde imaginaire, la vertu, la bonté, le désintéressement, que je n’ai pas encore trouvés réunis dans le monde réel où j’existe. — J’y trouve une femme comme je la désire, sans humeur, sans légèreté, sans détour : je ne dis rien de la beauté ; on peut s’en fier à mon imagination : je la fais si belle, qu’il n’y a rien à redire. Ensuite, fermant le livre, qui ne répond plus à mes idées, je la prends par la main, et nous parcourons ensemble un pays mille fois plus délicieux que celui d’Eden. Quel peintre pourrait représenter le paysage enchanté où j’ai placé la divinité de mon cœur et quel poêle pourra jamais décrire les sensations vives et variées que j’éprouve dans ces régions enchantées ?

Combien de fois n’ai-je pas maudit ce Cleveland, qui s’embarque à tout instant dans de nouveaux malheurs qu’il pourrait éviter ! Je ne puis souffrir ce livre et cet enchaînement de calamités ; mais si je l’ouvre par distraction, il faut que je le dévore jusqu’à la fin.
Comment laisser ce pauvre homme chez les Abaquis ? que deviendrait-il avec ces sauvages ? J’ose encore moins l’abandonner dans l’excursion qu’il fait pour sortir de sa captivité.

Comment laisser ce pauvre homme chez les Abaquis ? que deviendrait-il avec ces sauvages ? J’ose encore moins l’abandonner dans l’excursion qu’il fait pour sortir de sa captivité.

Enfin, j’entre tellement dans ses peines, je m’intéresse si fort à lui et à sa famille infortunée, que l’apparition inattendue des féroces Ruintons me fait dresser les cheveux : une sueur froide me couvre lorsque je lis ce passage, et ma frayeur est aussi vive aussi réelle que si je devais être rôti moi-même e mangé par cette canaille.

Lorsque j’ai assez pleuré et fait l’amour, je cherche quelque poète, et je para de nouveau pour un autre monde.

CHAPITRE XXXVII

Depuis l’expédition des Argonautes jusqu’à l’assemblée des Notables, depuis le fin fond des enfers jusqu’à la dernière étoile fixe au delà de la voie lactée, jusqu’aux confins de l’univers, jusqu’aux portes du chaos, voilà le vaste champ où je me promène en long et en large, et tout à loisir ; car le temps ne me manque pas plus que l’espace. C’est là que je transporte mon existence, à la suite d’Homère, de Milton, de Virgile, d’Ossian, etc.

Tous les évènements qui ont lieu entre ces deux époques, tous les pays, tous les mondes et tous les êtres qui ont existé entre ces deux termes, tout cela est à moi, tout cela m’appartient aussi bien, aussi légitimement que les vaisseaux qui entraient dans le Pirée appartenaient à un certain Athénien.

J’aime surtout les poètes qui me transportent dans la plus haute antiquité : la mort de l’ambitieux Agamemnon, les fureurs d’Oreste et toute l’histoire tragique de la famille des Atrées, persécutée par le ciel, m’inspirent une terreur que les évènements modernes ne sauraient faire naître en moi.

Voilà l’urne fatale qui contient les cendres d’Oreste. Qui ne frémirait à cet aspect ? Électre malheureuse sœur, apaise-toi : c’est Oreste lui-même qui apporta l’urne, et ces cendres sont celles de ses ennemis.

On ne retrouve plus maintenant de rivages semblables à ceux du Xanthe ou du Scamandre ; — on ne voit plus de plaines comme celles de L’Hespèrie ou de l’Arcadie. Où sont aujourd’hui les Îles de Lemnos et de Crète ? Où est le fameux labyrinthe ? Où est le rocher qu’Ariane délaissée arrosait de ses larmes ? — On ne voit plus de Thésées, encore moins d’Hercules ; les hommes et même les héros d’aujourd’hui sont des pygmées.

Lorsque je veux me donner ensuite une scène d’enthousiasme, et jouir de toutes les forces de mon imagination, je m’attache hardiment aux plis de la robe flottante du sublime aveugle d’Albion, au moment où il s’élance dans le ciel, et qu’il ose approcher du trône de l’Eternel. — Quelle muse a pu le soutenir à cette hauteur, où nul homme avant lui n’avait osé porter ses regards ? — De l’éblouissant parvis céleste que l’avare Mammon regardait avec des yeux d’envie, je passe avec horreur dans les vastes cavernes du séjour de Satan ; — j’assiste au conseil infernal, je me mêle à la foule des esprits rebelles, et j’écoute leurs discours.

Mais il faut que j’avoue ici une faiblesse que je me suis souvent reprochée.

Je ne puis m’empêcher de prendre un certain intérêt à ce pauvre Satan ( je parle du Satan de Milton ) depuis qu’il est ainsi précipité du ciel, Tout en blâmant l’opiniâtreté de l’esprit rebelle, j’avoue que la fermeté qu’il montre dans l’excès du malheur et la grandeur de son courage me forcent A l’admiration malgré moi. — Quoique je n’ignore pas les malheurs dérivés de la funeste entreprise qui le conduisit à forcer les portes des enfers pour venir troubler le ménage de nos premiers parents, je ne puis, quoi que je fasse, souhaiter un moment de le voir périr en chemin dans la confusion du chaos. Je crois même que je l’aiderais volontiers, sans la honte qui me retient. Je suis tous ses mouvements, et je trouve autant de plaisir à voyager avec lui que si j’étais en bonne compagnie. J’ai beau réfléchir qu’après tout c’est un diable, qu’il est en chemin pour perdre le genre humain, que c’est un vrai démocrate, non de ceux d’Athènes, mais de Paris, tout cela ne peut me guérir de ma prévention.

Quel vaste projet ! et quelle hardiesse dans l’exécution !

Lorsque les spacieuses et triples portes des enfers s’ouvrirent tout à coup devant lui à deux battants, et que la profonde fosse du néant et de la nuit parut à ses pieds dans toute son horreur, — il parcourut d’un œil intrépide le sombre empire du chaos ; et, sans hésiter, ouvrant ses vastes ailes, qui auraient pu couvrir une armée entière, il se précipita dans l’abîme.

Je le donne en quatre au plus hardi. — Et c’est, selon moi, un des beaux efforts de l’imagination, comme un des plus beaux voyages qui aient jamais été faits, — après le voyage autour de ma chambre.

CHAPITRE XXXVIII.

Je ne finirais pas si je voulais décrire la millième partie des évènements singuliers qui m’arrivent lors- que je voyage prés de ma bibliothèque ; les voyages de Cook et les observations de ses compagnons de voyage, les docteurs Banks et Solander, ne sont rien en comparaison de mes aventures dans ce seul district : aussi je crois que j’y passerais ma vie dans une espèce de ravissement, sans le buste dont j’ai parlé, sur lequel mes yeux et mes pensées finissent toujours par se fixer, quelle que soit la situation de mon âme ; et lorsqu’elle est trop violemment agitée, ou qu’elle s’abandonne au découragement, je n’ai qu’à regarder ce buste pour la remettre dans son assiette naturelle : c’est le diapason avec lequel j’accorde l’assemblage variable et discord de sensations et de perceptions qui forme mon existence.

Comme il est ressemblant !— Voilà bien les traits que la nature avait donnés au plus vertueux des hommes. Ah ! si le sculpteur avait pu rendre visibles son âme excellente, son génie et son caractère ! — Mais qu’ai-je entrepris ? Est-ce donc ici le lieu de faire son éloge ? Est-ce aux hommes qui m’entourent que je l’adresse ? Eh ! que leur importe ?

Je me contente de me prosterner devant ton image chérie, O le meilleur des pères ! Hélas ! cette image est tout ce qui me reste de toi et de ma patrie ; tu as quitté la terre au moment où le crime allait l’envahir ; et tels sont les maux dont il nous accable, que ta famille elle-même est contrainte de regarder aujourd’hui ta perte comme un bienfait. Que de maux t’eût fait éprouver une plus longue vie ! Ô mon père ! le sort de ta nombreuse famille est-il connu de toi dans le séjour du bonheur ? Sais-tu que tes enfants sont exilés de cette patrie que tu as servie pendant soixante ans avec tant de zèle et d’intégrité ? Sais-tu qu’i ! leur est défendu de visiter ta tombe ? — Mais la tyrannie n’a pu leur enlever la partie la plus précieuse de ton héritage : le souvenir de tes vertus et la force de tes exemples : au milieu du torrent criminel qui entraînait leur patrie et leur fortune dans le gouffre, ils sont demeurés inaltérablement unis sur la ligne que tu leur avais tracée ; et lorsqu’ils pourront encore se prosterner sur ta cendre vénérée, elle les reconnaîtra toujours.

CHAPITRE XXXIX.

J’ai promis un dialogue, je tiens parole. — C’était le matin à l’aube du jour : les rayons du soleil doraient à la fois le sommet du mont Viso et celui des montagnes les plus élevées de l’ile qui est à nos antipodes ; et déjà elle était éveillée, soit que son réveil prématuré fût l’effet des visions nocturnes qui la mettent souvent dans une agitation aussi fatigante qu’inutile, soit que le carnaval, qui tirait alors vers sa fin, fût la cause occulte de son réveil, ce temps de plaisir et de folie ayant une influence sur la machine humaine comme les phases de la lune et de la conjonction de certaines planètes. — Enfin, elle était éveillée et très-éveillée, lorsque mon âme se débarrassa elle-même des liens du sommeil.

Depuis longtemps celle-ci partageait confusément les sensations de l’autre ; mais elle était encore embarrassée dans les crêpes de la nuit et du sommeil ; et ces crêpes lui semblaient transformés en gazes, en linon, en toile des Indes. — Ma pauvre âme était donc comme empaquetée dans tout cet attirail ; et le dieu du sommeil, pour la retenir plus fortement dans son empire, ajoutait à ses liens des tresses de cheveux blonds en désordre, des nœuds de rubans, des colliers de perles : c’était une pitié pour qui l’aurait vue se débattre dans ces filets.

L’agitation de la plus noble partie de moi-même se communiquait à l’autre, et celle-ci à son tour agissait puissamment sur mon âme. — J’étais parvenu tout entier à un état difficile à décrire, lorsque enfin mon âme, soit par sagacité, soit par hasard, trouva la manière de se délivrer des gazes qui la suffoquaient. Je ne sais si elle rencontra une ouverture, ou si elle s’avisa tout simplement de les relever, ce qui est plus naturel ; le fait est qu’elle trouva l’issue du labyrinthe. Les tresses de cheveux en désordre étaient toujours là ; mais ce n’était plus un obstacle, c’était plutôt un moyen : mon âme le saisit, comme un homme qui se noie s’accroche aux herbes du rivage ; mais le collier de perles se rompit dans l’action, et les perles se défilant roulèrent sur le sofa et de là sur le parquet de madame de Hautcastel ; car mon âme, par une bizarrerie dont il serait difficile de rendre raison, s’imaginait être chez cette dame : un gros bouquet de violettes tomba par terre, et mon âme, s’éveillant alors, rentra chez elle, amenant à sa suite la raison et la réalité. Comme on l’imagine, elle désapprouva fortement tout ce qui s’était passé en son absence, et, c’est ici que commence le dialogue qui fait le sujet de ce chapitre.

Jamais mon âme n’avait été si mal reçue. Les reproches qu’elle s’avisa de faire dans ce moment critique achevèrent de brouiller le ménage : ce fut une révolte, une insurrection formelle.

« Quoi donc ! dit mon âme, c’est ainsi que pendant mon absence, au lieu de réparer vos forces par un sommeil paisible, et vous rendre par là plus propre à exécuter mes ordres, vous vous avisez insolemment (le terme était un peu fort) de vous « livrer à des transports que ma volonté n’a pas »sanctionnés ? "

Peu accoutumée à ce ton de hauteur, l’autre lui repartit en colère :

« Il vous sied bien, MADAME (pour éloigner de la « discussion toute idée de familiarité), il vous sied bien de vous donner des airs de décence et de vertu ! « Eh ! n’est-ce pas aux écarts de votre imagination et à vos extravagantes idées que je dois tout ce qui vous déplaît en moi ? Pourquoi n’étiez-vous pas là ? — Pourquoi auriez-vous le droit de jouir sans moi, dans les fréquents voyages que vous faites toute seule ? — Ai-je jamais désapprouvé vos séances dans l’empyrée ou dans les champs Élysées, vos conversations avec les intelligences, vos spéculations profondes (un peu de raillerie, comme on a voit), vos châteaux en Espagne, vos systèmes sublimes ? et je n’aurais pas le droit, lorsque vous m’abandonnez ainsi, de jouir des bienfaits que m’accorde la nature et des plaisirs qu’elle me présente ! »

Mon âme, surprise de tant de vivacité et d’éloquence, ne savait que répondre. — Pour arranger l’affaire elle entreprit de couvrir du voile de la bienveillance les reproches qu’elle venait de se permettre ; et afin de ne pas avoir l’air de faire les premiers pas vers la réconciliation, elle imagina de prendre aussi le ton de cérémonie. « MADAME » dit-elle à son tour avec une cordialité affectée... — (Si le lecteur a trouvé cc mot déplacé lorsqu’il s’adressait à mon lime, que dira-t-il maintenant, pour peu qu’il veuille se rappeler le sujet de la dispute ? — Mon âme ne sentit point l’extrême ridicule de cette façon de parler, tant la passion obscurcit l’intelligence !) — « MADAME, dit-elle donc, je vous assure que rien ne nie ferait autant de plaisir que de vous voir jouir de tous les plaisirs dont votre nature est susceptible, quand même je ne les partagerais pas, si ces plaisirs n’étaient pas nuisibles et s’ils n’altéraient pas l’harmonie qui... » Ici mon âme fut interrompue vivement : — « Non, non, je ne suis point la dupe de votre bienveillance supposée : — le séjour forcé e que nous faisons ensemble dans cette chambre où "nous voyageons ; la blessure que j’ai reçue, qui a failli me détruire, et qui saigne encore ; tout cela n’est-il pas le fruit de votre orgueil extravagant et de vos préjugés barbares ? Mon bien-être et mon existence même sont comptés pour rien lorsque vos passions vous entraînent, — et vous prétendez vous intéresser à moi, et vos reproches viennent de votre amitié ! »

Mon âme vit bien qu’elle ne jouait pas le meilleur rôle dans cette occasion : — elle commençait d’ailleurs à s’apercevoir que la chaleur de la dispute en avait supprimé la cause, et profitant de la circonstance pour faire une diversion :Faites du café,dit-elle à Joannetti, qui entrait dans la chambre. — Le bruit des tasses attirant toute l’attention de l’insurgente, dans l’instant elle oublia tout le reste. C’est ainsi qu’en montrant un hochet aux enfants, on leur fait oublier les fruits malsains qu’ils demandent en trépignant.

Je m’assoupis insensiblement pendant que l’eau chauffait. — Je jouissais de ce plaisir charmant dont j’ai entretenu mes lecteurs, et qu’on éprouve lorsqu’on se sent dormir. Le bruit agréable que faisait Joannetti en frappant de la cafetière sur le chenet retentissait sur mon cerveau, et faisait vibrer toutes mes fibres sensitives, comme l’ébranlement d’une corde de harpe fait résonner les octaves — Enfin, je vis comme une ombre devant moi ; j’ouvris les yeux, c’était Joannetti. Ah ! quel parfum ! quelle agréable surprise ! du café ! de la crème ! une pyramide de pain grillé ! — Bon lecteur, déjeune avec moi.

CHAPITRE XL

Quel riche trésor de jouissances la bonne nature a livré aux hommes dont le cœur sait jouir ! et quelle variété dans ces jouissances ! Qui pourra compter leurs nuances innombrables dans les divers individus et dans les différents âges de la vie ? le souvenir confus de celles de mon enfance me fait encore tressaillir. Essayerai-je de peindre celle qu’éprouve le jeune homme dont le cœur commence à brûler de tous les feux du sentiment ? Dans cet âge heureux où l’on ignore encore jusqu’au nom de l’intérêt, de l’ambition, de la haine et de toutes les passions honteuses qui dégradent et tourmentent l’humanité ; durant cet âge, hélas ! trop court, le soleil brille d’un éclat qu’on ne lui retrouve plus dans le reste de la vie. L’air est plus pur ; — les fontaines sont plus limpides et plus fraîches ; la nature a des aspects, les bocages ont des sentiers qu’on ne retrouve plus dans l’âge mûr. Dieu ! quels parfums envoient ces fleurs ! que ces fruits sont délicieux ! de quelles couleurs se pare l’aurore ! — Toutes les femmes sont aimables et fidèles ; tous les hommes sont bons, généreux et sensibles : partout on rencontre la cordialité, la franchise et le désintéressement ; il n’existe dans la nature que des Heurs, des vertus et des plaisirs.

Le trouble de l’amour, l’espoir du bonheur n’inondent-ils pas notre cœur de sensations aussi vives que variées ?

Le spectacle de la nature et sa contemplation dans l’ensemble et les détails ouvrent devant la raison une immense carrière de jouissances. Bientôt l’imagination, planant sur cet océan de plaisirs, en augmente le nombre et l’intensité ; les sensations diverses s’unissent et se combinent pour en former de nouvelles ; les raves de la gloire se mêlent aux palpitations de l’amour ; la bienfaisance marche à côté de l’amour-propre qui lui tend la main ; la mélancolie vient de temps en temps jeter sur nous son crêpe solennel, et changer nos larmes en plaisir.— Enfin, les perceptions de l’esprit, les sensations du cœur, les souvenirs mêmes des sens, sont pour l’homme des sources inépuisables de plaisir et de bonheur. — Qu’on ne s’étonne donc point que le bruit que faisait Joannetti en frappant de la cafetière sur le chenet, et l’aspect imprévu d’une tasse de crème, aient fait sur moi une impression si vive et si agréable.

CHAPITRE XLI.

Je mis aussitôt mon habit de voyage, après l’avoir examiné avec un œil de complaisance ; et ce fut alors que je résolus de faire un chapitre ad hoc, pour le faire connaître au lecteur. La forme et l’utilité de ces habits étant assez généralement connues, je traiterai plus particulièrement de leur influence sur l’esprit des voyageurs. — Mon habit de voyage pour l’hiver est fait de l’étoffe la plus chaude et la plus moelleuse qu’il m’ait été possible de trouver ; il m’enveloppe entièrement de la tète aux pieds ; et lorsque je suis dans mon fauteuil, les mains dans mes poches et la tête enfoncée dans le collet de l’habit, je ressemble à la statue de Visnou sans pieds et sans mains, qu’on voit dans les pagodes des Indes.

On taxera, si l’on veut, de préjugé l’influence que j’attribue aux habits de voyage sur les voyageurs ; ce que je puis dire de certain à cet égard, c’est qu’il me paraitrait aussi ridicule d’avancer d’un seul pas mon voyage autour de ma chambre, revêtu de mon uniforme et l’épée au côté, que de sortir et d’aller dans le monde en robe de chambre. — Lorsque je me vois ainsi habillé suivant toutes les rigueurs de la pragmatique, non-seulement je ne serais pas à même de continuer mon voyage, mais je crois que je ne serais pas même en état de lire ce que j’en ai écrit jusqu’à présent, et moins encore de le comprendre.

Mais cela vous étonne-t-il ? Ne voit-on pas tous les jours des personnes qui se croient malades parce qu’elles ont la barbe longue, ou parce que quelqu’un s’avise de leur trouver l’air malade et de le dire ? Les vêtements ont tant d’influence sur l’esprit des hommes, qu’il est des valétudinaires qui se trouvent beaucoup mieux lorsqu’ils se voient en habit neuf et en perruque poudrée : on en voit qui trompent ainsi le public et eux-mêmes par une parure soutenue ; — ils meurent un beau matin tout coiffés, et leur mort frappe tout le monde.

On oubliait quelquefois de faire avertir plusieurs jours d’avance le comte de... qu’il devait monter la garde : — un caporal allait l’éveiller de grand matin le jour même où il devait la monter, et lui annoncer cette triste nouvelle ; mais l’idée de se lever tout de suite, de mettre ses guêtres, et de sortir ainsi sans y avoir pensé la veille, le troublait tellement, qu’il aimait mieux faire dire qu’il était malade, et ne pas sortir de chez lui. Il mettait donc sa robe de chambre et renvoyait le perruquier ; cela lui donnait un air pâle, malade, qui alarmait sa femme et toute la famille. — Il se trouvait réellement lui-même un peu défait ce jour-là

Il le disait à tout le monde, un peu pour soutenir la gageure, un peu aussi parce qu’il croyait l’être tout de bon. — Insensiblement l’influence de la robe de chambre opérait : les bouillons qu’il avait pris, bon gré mal gré, lui causaient des nausées ; bientôt les parents et les amis envoyaient demander des nouvelles ; il n’en fallait pas tant pour le mettre décidément au lit.

Le soir, le docteur Ranson ( Médecin fort connu à Turin lorsque ce chapitre fut écrit. ) lui trouvait le pouls concentré, et ordonnait la saignée pour le lendemain. Si le service avait duré un mois de plus, c’en était fait du malade.

Qui pourrait douter de l’influence des habits de voyage sur les voyageurs, lorsqu’on réfléchira que le pauvre comte, pensa plus d’une fois faire le voyage de l’autre monde pour avoir mis mal à propos sa robe de chambre dans celui-ci ?

CHAPITRE XLII.

J’étais assis près de mon feu, après dîner, plié dans mon habit de voyage, et livré volontairement à toute son influence, en attendant l’heure du départ, lorsque les vapeurs de la digestion, se portant à mon cerveau, obstruèrent tellement les passages par lesquels les idées s’y rendaient en venant des sens, que toute communication se trouva interceptée ; et de même que mes sens ne transmettaient plus aucune idée à mon cerveau, celui-ci, à son tour, ne pouvait plus envoyer le fluide électrique qui les anime et avec lequel l’ingénieux docteur Valli ressuscite des grenouilles mortes.

On concevra facilement, après avoir lu ce préambule, pourquoi ma tête tomba sur ma poitrine, et comment les muscles du pouce et de l’index de la main droite, n’étant plus irrités par ce fluide, se relâchèrent au point qu’un volume des œuvres du marquis Caraccioli, que je tenais serré entre ces deux doigts, m’échappa sans que je m’en aperçusse, et tomba sur le foyer.

Je venais de recevoir des visites, et ma conversation avec les personnes qui étaient sorties avait roulé sur le mort du fameux médecin Cigna, qui venait de mourir, et qui était universellement regretté ! il était savant, laborieux, bon physicien et fameux botaniste.— Le mérite de cette homme habile occupait ma pensée ; et cependant, me disais-je, s’il m’était permis d’évoquer les âmes de tous ceux qu’il peut avoir fait passer dans l’autre monde, qui sait si sa réputation ne souffrirait pas quelque échec ?

Je m’acheminais insensiblement à une dissertation sur la médecine et sur les progrès qu’elle a faits depuis Hippocrate. — Je me demandais si les personnages fameux de l’antiquité qui sont morts dans leur lit, comme Périclès, Platon, la célèbre Aspasie et Hippocrate lui-même, étaient morts comme des gens ordinaires, d’une fièvre putride, inflammatoire ou vermineuse ; si on les avait saignés et bourrés de remèdes.

Dire pourquoi je songeai à ces quatre personnages plutôt qu’à d’autres, c’est ce qui ne me serait pas possible. — Qui peut rendre raison d’un songe ? Tout ce que je puis dire, c’est que ce fut mon âme qui évoqua le docteur de Cos, celui de Turin et le fameux homme d’État qui fit de si belles choses et de si grandes fautes.

Mais pour son élégante amie, j’avoue humblement que ce fut l’autre qui lui fit signe.— Cependant, quand j’y pense, je serais tenté d’éprouver un petit mouvement d’orgueil ; car il est clair que dans ce songe la balance en faveur de la raison était de quatre contre un. — C’est beaucoup pour un militaire de mon âge.

Quoi qu’il en soit, pendant que je me livrais à ces réflexions, mes yeux achevèrent de se fermer, et je m’endormis profondément ; mais, en fermant les yeux, l’image des personnages auxquels j’avais pensé demeura peinte sur cette toile fine qu’on appelle mémoire, et ces images se mêlant dans mon cerveau avec l’idée de l’évocation des morts, je vis bientôt arriver à la file Hippocrate, Platon, Périclès, Aspasie et le docteur Cigna avec sa perruque.

Je les vis tous s’asseoir sur les sièges encore rangés autour du feu ; Périclès seul resta debout pour lire les gazettes.

Si les découvertes dont vous me parlez étaient vraies, disait Hippocrate au docteur, et si elles avaient été aussi utiles à la médecine que vous le prétendez, j’aurais vu diminuer le nombre des hommes qui descendent chaque jour dans le royaume sombre, et dont la liste commune,d’après les registres de Minos, que j’ai vérifiés moi-même, est constamment la même qu’autre fois. »

Le docteur Cigna se tourna vers moi : « Vous avez sans doute oui parler de ces découvertes ? me dit-il ; vous connaissez celle d’Harvey sur lacirculation du sang ; celle de l’immortel Spallane zani sur la digestion, dont nous connaissons ruina tenant tout le mécanisme ?— Et il fit un long détail de toutes les découvertes qui ont trait à la médecine, et de la foule de remèdes qu’on doit à la chimie ; il fit enfin un discours académique en faveur de la médecine moderne.

« Croirai-je, lui répondis-je alors, que ces grands hommes ignorent tout ce que vous venez de leur "dire, et que leur âme, dégagée des entraves de la matière, trouve quelque chose d’obscur dans toute la nature ? — Ah ! quelle est votre erreur ! s’écria le proto-médecin du Péloponèse ; les mystères de la nature sont cachés aux morts comme aux vivants ; Celui qui a créé et qui dirige tout sait lui seul le grand secret auquel les hommes s’efforcent en vain d’atteindre : voilà ce que nous apprenons de certain sur les bords du Styx ; et, croyez-moi,ajouta-t-il en adressant la parole au docteur, dépouillez-vous de ce reste d’esprit de corps que vous avez apporté du séjour des mortels ; et puisque les travaux de mille générations et toutes les découvertes des hommes n’ont pu allonger d’un seul instant leur existence ; puisque Caron passe chaque jour dans sa barque une égale quantité d’ombres, ne nous fatiguons plus à défendre un art qui, chez les morts où nous sommes, ne serait pas même utile aux médecins. — Ainsi parla le fameux Hippocrate, à mon grand étonnement.

Le docteur Cigna sourit ; et, comme les esprits ne sauraient se refuser à l’évidence ni taire la vérité, non-seulement il fut de l’avis d’Hippocrate, mais il avoua même, en rougissant à la manière des intelligences, qu’il s’en était toujours douté.

Périclès, qui s’était approché de la fenêtre, fit un gros soupir, dont je devinai la cause. Il lisait un numéro du Moniteur qui annonçait la décadence des arts et des sciences ; il voyait des savants illustres quitter leurs sublimes spéculations pour inventer de nouveaux crimes ; et il frémissait d’entendre une horde de cannibales se comparer aux héros de la généreuse Grèce, en faisant périr sur l’échafaud, sans honte et sans remords, des vieillards vénérables, des femmes, des enfants, et commettant de sang-froid les crimes les plus atroces et les plus inutiles.

Platon, qui avait écouté sans rien dire notre conversation, la voyant tout à coup terminée d’une manière inattendue, prit la parole à son tour. — Je conçois, mous dit-il, comment les découvertes qu’ont faites vos grands hommes dans toutes les branches de la physique, sont inutiles à la médecine, qui ne pourra jamais changer le cours de la nature qu’aux dépens de la vie des hommes ; mais il n’en sera pas de même, sans doute, des recherches qu’on a faites sur la politique. Les découvertes de Locke sur la nature de l’esprit humain,l’invention de l’imprimerie, les observations accumulées tirées de l’histoire, tant de livres profonds qui ont répandu la science jusque parmi le peuple ; — tant de merveilles enfin auront sans doute contribué à rendre les hommes meilleurs, et cette république heureuse et sage que j’avais imaginée,et que le siècle dans lequel je vivais m’avait fait regarder comme un songe impraticable, existe sans doute aujourd’hui dans le monde — À cette demande, l’honnête docteur baissa les yeux et ne répondit que par des larmes ; puis, comme il les essuyait avec son mouchoir, il fit involontairement tourner sa perruque, de manière qu’une partie de son visage en fut cachée. — Dieux immortels,dit Aspasie en poussant un cri perçant, quelle étrange figure ! est-ce donc une découverte de vos grands hommes, qui vous a fait imaginer de vous coiffer ainsi avec le crâne d’un autre ? »

Aspasie, que les dissertations des philosophes faisaient bâiller, s’était emparée d’un journal des modes qui était sur la cheminée, et qu’elle feuilletait depuis quelque temps, lorsque la perruque du médecin lui fit faire cette exclamation ; et comme le siège étroit et chancelant sur lequel elle était assise était fort incommode pour elle, elle avait placé sans façon ses deux jambes nues, ornées de bandelettes, sur la chaise de paille qui se trouvait entre elle et moi, et s’appuyait du coude sur une des larges épaules de Platon.

« Ce n’est point un crâne, lui répondit le docteur en prenant sa perruque et la jetant au feu ; c’est une perruque, mademoiselle, et je ne sais pourquoi je n’ai pas jeté cet ornement ridicule dans les flammes du Tartare lorsque j’arrivai parmi vous : mais les ridicules et les préjugés sont si fort inhérents à notre misérable nature, qu’ils nous suivent encore quelque temps au delà du tombeau.— Je prenais un plaisir singulier à voir le docteur abjurer ainsi tout à la fois sa médecine et sa perruque.

"Je vous assure, lui dit Aspasie, que la plupart des coiffures qui sont représentées dans le cahier que je feuillette mériteraient le même sort que la vôtre, tant elles sont extravagantes !— La belle Athénienne s’amusait extrêmement à parcourir ces estampes, et s’étonnait avec raison de la variété et de la bizarrerie des ajustements modernes. Une figure entre autres la frappa : c’était celle d’une jeune dame représentée avec une coiffure des plus élégantes, et qu’Aspasie trouva seulement un peu trop haute ; mais la pièce de gaze qui couvrait la gorge était d’une ampleur si extraordinaire qu’à peine apercevait-on la moitié du visage. Aspasie, ne sachant pas que ces formes prodigieuses n’étaient que l’ouvrage de l’amidon, ne put s’empêcher de témoigner un étonnement qui aurait redoublé en sens inverse si la gaze eût été transparente.

« Mais apprenez-nous, dit-elle, pourquoi les femmes d’aujourd’hui semblent plutôt avoir des habillements pour se cacher que pour se vêtir : À peine laissent-elles apercevoir leur visage, auquel seul on peut reconnaître leur sexe, tant les formes de leur corps sont défigurées par les plis bizarres des étoffes ! De toutes les figures qui sont représentées dans ces feuilles, aucune ne laisse à découvert la gorge, les bras et les jambes : comment vos jeunes guerriers n’ont-il pas tenté de détruire un semblable costume ? Apparemment, ajouta-ta elle, la vertu des femmes d’aujourd’hui, qui se montre dans tous leurs habillements, surpasse de beaucoup celles de mes contemporaines ? » — En finissant ces mots, Aspasie me regardait et semblait me demander une réponse. — Je feignis de ne pas m’en apercevoir ; et pour me donner un air de distinction, je poussai sur la braise, avec les pincettes, les restes de la perruque du docteur qui avaient échappé à l’incendie.— M’apercevant ensuite qu’une des bandelettes qui serraient le brodequin d’Aspasie était dénouée : "Permettez, lui dis-je,charmante personne ; et, en parlant ainsi, je me baissai vivement, portant les mains vers la chaise où je croyais voir ces deux jambes qui firent jadis extravaguer de grands philosophes.

Je suis persuadé que dans ce moment je touchais au véritable somnambulisme, car le mouvement dont je parle fut très-réel ; mais Rosine, qui reposait en effet sur la chaise, prit ce mouvement pour elle, et sautant légèrement dans mes bras, elle replongea dans les enfers les ombres fameuses évoquées par mon habit de voyage.

Charmant pays de l’imagination, toi que l’Être bienfaisant par excellence a livré aux hommes pour les consoler de la réalité, il faut que je te quitte. — C’est aujourd’hui que certaines personnes dont je dépens prétendent me rendre ma liberté. Comme s’ils me l’avaient enlevée ! comme s’il était en leur pouvoir de me la ravir un seul instant, et de m’empêcher de parcourir à mon gré le vaste espace toujours ouvert devant moi ! — Ils m’ont défendu de parcourir une ville, un point ; mais ils m’ont laissé l’univers entier : l’immensité et l’éternité sont à mes ordres.

C’est aujourd’hui donc que je suis libre, ou plutôt que je vais rentrer dans les fers ! Le joug des affaires va de nouveau peser sur moi ; je ne ferai plus un pas qui ne soit mesuré par la bienséance et le devoir. — Heureux encore si quelque déesse capricieuse ne me fait pus oublier l’un et l’autre, et si j’échappe à cette nouvelle et dangereuse captivité !

Eh ! que ne me laissait-on achever mon voyage ! était-ce donc pour me punir qu’on m’avait relégué dans ma chambre, — dans cette contrée délicieuse qui renferme tous les biens et toutes les richesses du monde ? Autant vaudrait exiler une souris dans un grenier.

Cependant jamais je ne me suis aperçu plus clairement que je suis double.— Pendant que je regrette mes jouissances imaginaires, je me sens consolé par force : une puissance secrète m’entraîne ; — elle me dit que j’ai besoin de l’air du ciel, et que la solitude ressemble à la mort. — Me voilà paré ; — ma porte s’ouvre : — j’erre sous les spacieux portiques de la rue du Pô ; — mille fantômes agréables voltigent devant mes yeux. — Oui, voilà bien cet hôtel, — cette porte, cet escalier ; je tressaille d’avance. C’est ainsi qu’on éprouve un avant-goût acide lorsqu’on coupe un citron pour le manger.

O ma bête, ma pauvre bête, prends garde à toi !