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L’affrontement

vendredi 22 août 2014, par Denis Blaizot

L’Écosse n’était pas le lieu que j’aurai ha­bituellement choisi pour des vacances au mois de novembre. Mais, pris d’une sou­daine envie de changer d’air, je m’étais en­volé pour Édimbourg, et, à peine arrivé, j’avais loué une voiture. Direction : le nord. J’avais roulé au hasard de nuit comme de jour, sous une pluie battante ou noyé dans un épais brouillard. Et au matin, entre deux nappes de brume, du sommet d’une colline surplombant la mer, j’avais aperçu ce vil­lage. Il était blotti, ou plutôt terré, au fond d’une petite baie. J’avais l’impression qu’il cherchait à reculer vers l’intérieur des terres, à s’éloigner de ce rocher sombre, planté là à quelques centaines de mètres de la côte, en face de l’entrée du port. Tel un gardien, il semblait surveiller ce petit groupe humain. Les ruines d’un château lui tenaient lieu de casque, mais un casque bosselé, percé de coups de lance  ; celui d’un guerrier ayant pris part à de nom­breuses batailles. J’avais tout à coup le sentiment d’avoir trouvé l’Adversaire ; celui que je cherchais depuis de nombreuses années. J’avais toujours eu l’impression que j’étais le protagoniste d’un grand combat, mais sans ennemi, sans champ de bataille. Les deux étaient là, sous mes yeux. C’est alors que je décidais de passer mes vacances dans cet endroit étrange, plein de surnaturel et de frayeur.
J’étais planté là, au bout du quai de ce petit port perdu. Il était impossible d’aller plus loin par des moyens terrestres. Je re­gardais vers le large sans rien voir d’autre que l’îlot tapis dans la brume oppressante de ce début novembre. Un grand gaillard, qu’on aurait pu croire sorti d’un roman de Walter Scott s’il n’avait été habillé d’un jeans, m’aborda alors que je scrutais l’hori­zon. Il avait visiblement envie de me parler de son village. Après quelques échanges, il devint clair qu’il me fallait lui offrir un verre si je voulais en savoir plus. Tout na­turellement, nous sommes entrés dans cet estaminet situé au bout de la jetée et, une fois nos verres servis, il a commencé son récit :
– Vous avez un compatriote ici. Il est ar­rivé par une froide et brumeuse matinée de novembre il y a plusieurs années et n’est jamais reparti. Comment un français a échoué ici restera sans doute un mystère. Son rituel est immuable : tous les matins depuis le premier jour, il entre dans cette salle, commande un whisky et va s’asseoir à la table située sous l’unique fenêtre. Il passe alors toute la journée à regarder la mer. Plus exactement, son regard va de l’entrée du port à l’îlot situé au large. Personne dans le village ne pourra vous expliquer ce qu’il fait là sauf, peut-être, le vieux Todd. Il était présent lors de son arrivée, fit-il en désignant l’autre bout du comptoir.
C’est alors qu’un vieil homme racorni par le soleil et les embruns, habillé d’un panta­lon et d’une vareuse de grosse toile élimés et blanchis par les années, vint nous re­joindre au bout du comptoir, son verre vide à la main. Le message était clair et avant qu’il ne prenne la parole, mon compagnon avait fait signe au patron. Nos verres furent de nouveau remplis.
– Eh, Mon vieux Todd ! Racontes nous l’histoire du français, dit-il avec un sourire narquois.
– Que veux-tu savoir encore ? Tu ne t’en lasseras donc jamais de cette histoire ? C’est vrai que c’est bien la seule chose qui vaille le coup d’être racontée dans notre village.
Au ton employé, il était évident qu’il y avait autre chose ; que l’histoire du village était plus riche que cela. Le français n’était qu’un pis-aller pour ne pas trop fouiller dans les souvenirs.
Ce tournant vers moi, Todd commença son récit :
– Il est arrivé comme vous par la route de la côte. Il était perdu. Ou il cherchait quelque chose, on n’a jamais bien su. Les nuages étaient bas, très bas. L’air humide et froid. La lumière du jour tellement faible qu’on ne savait pas bien à quel moment de la journée on était. Il aurait pu choisir un des autres pubs, mais non, c’est dans celui-ci qu’il est entré. Il a commandé un whisky et s’est installé à cette table, là, sous la fenêtre. Il y est resté toute la journée à regarder dans la direction de l’entrée du port et de l’îlot. Le soir venu, il a demandé une chambre. La corne de brume a chanté toute la nuit à en faire frémir les noyés. On n’y voyait pas à cinq yards devant soi au point que le père Mac Neely est resté à dormir ici.
Le lendemain, le français a dit n’avoir rien entendu. Le temps s’était levé, alors il a loué les services d’un pêcheur pour se rendre sur l’îlot. Il voulait visiter les ruines qui s’y trouvent. Quelle idée ! C’est bien celle d’un touriste ! Ils ont passé la journée là-bas, et le soir, au moment de leur retour, un mauvais vent de terre les a drossés sur les rochers. Bien que les devinant perdus, nous les avons cherchés presque toute la nuit. Un peu avant l’aube, nous sommes rentrés ici, au site enchanteur, bien convaincus qu’ils étaient noyés l’un et l’autre. Ray, le patron, nous a offert un grog pour nous réchauffer avant d’aller nous reposer un peu. Imaginez un peu nos têtes quand nous l’avons vu descendre l’escalier, frais et dispos. Il ne se souvenait de rien : ni du naufrage, ni de son retour ici, dans sa chambre. Il n’a rien entendu de la nuit, alors que nous appelions à grand cris d’un bout à l’autre de la jetée juste sous sa fenêtre. Depuis, il passe toutes ses journées ici à regarder la mer, conclut-il avant de vider son verre.

Machinalement, mon regard se porta vers le large.
– Non, vous ne le verrez pas aujourd’hui. Il est reparti sur l’île. Comme tous les jours de brume. Je vous le présenterai demain. Tiens ! Le vent se lève. Espérons qu’il pourra rentrer.
Il n’est jamais rentré. Je suis allé avec les autres au bout de la jetée surveiller la mer. Les vagues étaient sournoises. Le ro­cher était le chef d’une troupe de soldats montant à l’assaut du petit port. La mer semblait le contourner avant de se jeter sur la digue pour malmener les barques de pêche, remontant à même la grève pour assaillir les premières maisons.
Le lendemain, sa barque a été retrouvée inoccupée, jetée dans les rochers à l’entrée du port. Nous avons parcouru la côte sur plusieurs kilomètres, fouillant chaque an­fractuosité de rocher, mais nous n’avons trouvé aucune trace du corps. J’ai proposé d’aller voir sur l’île, pour le cas où il y se­rait resté, mais le vent s’est à nouveau levé et personne n’a semblé entendre ma proposition. Seul Todd éprouvait un quel­conque intérêt. Je lui offris un whisky pour lui délier la langue :
– Nous lui avons tous dit ce que nous sa­vions de ces ruines. Elles sont là depuis des temps immémoriaux. Je ne me souviens pas qu’aucun des curieux à avoir voulu les voir de près n’en soit revenu. » Le regard perdu, Todd buvait son Whisky à petite gorgée. « Le français et moi avons cherché dans les archives municipales, paroissiales et les bibliothèques privées ; même les plus vieux manuscrits décrivent l’îlot mau­dit et ses ruines, mais nulle part il n’est question de sa construction ni de ses propriétaires ; pas une bribe d’information sur ses occupants et sur son abandon. Rien d’autre que les récits des visites d’un étranger qui, arrivé dans le village en No­vembre, voulait absolument se rendre sur l’îlot pour le visiter. Il y a eu de tout les genres : du chevalier en armure au natura­liste, en passant par l’ancien officier de marine. Mais il semble qu’aucun d’eux n’en soit sorti vivant, conclut-il en reposant son verre vide.
Après cette conversation, je suis aller revoir la barque, sans comprendre ce qui m’y attirait. J’y ai découvert, coincé entre deux planches, un petit carnet relié de cuir craquelé, plusieurs fois détrempé par la pluie, ou la mer, usé par les années, peut­-être même les siècles. Il est noirci d’une petite écriture fine… Mon écriture. Com­ment était-ce possible ? Il me fallait en sa­voir plus sur cet homme. Il faut que je le retrouve. Je veux comprendre.
Maintenant, je sais ce que je suis venu faire ici. Demain, je vais acheter ce qu’il faut pour réparer la barque et retourner sur l’île chercher ce que mon compatriote pouvait bien vouloir y trouver lui-même. En attendant, je vais prendre un whisky et m’installer à la table, sous la fenêtre, pour entreprendre la lecture de ce carnet bien que j’ai une bonne idée de ce que je vais y découvrir.
Cela fait maintenant deux mois que je suis installé dans ce village. J’ai soldé mes affaires en France, vendu mon appartement et ma voiture, fait suivre mon courrier. La réparation de la barque a été laborieuse : je ne suis vraiment pas un bon bricoleur mais elle est enfin en état de naviguer.
J’ai fait un constat en lisant mon jour­nal : mes prédécesseurs ont fait la traver­sée avec l’idée de rentrer avant la nuit et tous ont fini par mourir ou disparaître au retour. Alors j’ai décidé d’y aller avec pro­visions, couvertures, trousse de secours… En un mot ce qui me parut utile pour pou­voir y rester en cas de mauvais temps. Bien m’en a pris car je suis bloqué ici de­puis trois jours.
Les abords de l’îlot sont escarpés hormis une petite plage de galets coincée entre de grands rochers noirâtres et coupants. Au-dessus de la lisse de haute-mer, le sol est recouvert d’une herbe courte et fine. Une vague piste serpente entre les ar­bustes épineux poussant dans les plus grosses anfractuosités et des rochers éparpillés autour du chemin. Ils semblent jetés là par la main d’un géant voulant écraser ses ennemis. Au sommet, se dresse un ensemble dont il est difficile de dire s’il s’agit d’une construction artificielle ou le résultat de l’action des forces naturelles.
La traversée s’était pourtant bien pas­sée… ce fut aussi le cas pour ceux qui ont écrit dans le journal avant moi. La mer était d’huile. Mais, dès que je me prépare à repartir, le vent se lève et la mer se creuse.
Mes provisions ne vont plus durer long­temps. Les alternatives sont peu nom­breuses : 1° Je trouve ce qu’il se passe ici et je rentre tranquillement. 2° J’essaye de rentrer et je meurs noyé comme ceux qui m’ont précédé. 3° Je meurs de faim ici. Bien que difficilement réalisable, je préfère la première option.
Je repars donc en exploration. Je doute que cette construction soit d’origine hu­maine. Ou alors, ses bâtisseurs avaient une culture totalement différente de la nôtre. Ces ruines sont constituées d’énormes blocs mal ajustés ne laissant que de rares accès pour pénétrer dans cette étrange bâtisse. Les premières salles sont sombres car très peu d’ouvertures donnent sur l’extérieur. On accède par des escaliers mal commodes et de longs couloirs à des pièces plus intéressantes, et plus vastes, situées dans les profondeurs de l’île. Certains passages m’ont échappé et c’est sans doute dans l’un d’entre eux que je trouverais la solution à cette énigme. Le décompte des marches me permet d’évaluer ma position. Je suis à dix ou quinze mètres en dessous du niveau de la mer. Les escaliers deviennent de plus en plus monumentaux, comme si le rocher n’était que la partie immergée d’un immense palais. L’exploration me prendra des jours. Il faut que j’aille chercher mon matériel.
La lumière de ma lampe vacille. J’entends un bruit métallique. Je me retourne…