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Rudyard Kipling : Quiquern

samedi 2 novembre 2013, par Denis Blaizot

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Cette édition de Quiquern, traduite par Louis Fabulet et Robert d’Humières, a été publiée en 1901 1901 dans les numéros 720 à 726 de la revue hebdomadaire La Science Illustrée La Science Illustrée La science illustrée est un journal hebdomadaire de vulgarisation scientifique créé en octobre 1875. Son premier numéro porte porte la date du 18 Octobre 1875. Les principaux rédacteurs sont Adolphe Bitard, Louis Figuier et Élysée Reclus pour la première année mais ils cèdent la place à de nouveaux noms dès le début de la seconde année. Cette première version a duré au moins jusqu’en 1877.

Le titre fût repris par Adolphe Bitard en décembre 1887 peu de temps avant sa mort et Louis Figuier prend sa relève dès le mois de mars 1888.

Largement illustré, il contient dès le premier numéro de janvier 1888 des nouvelles et romans à épisode. Les romans seront signés entre-autre par Louis Boussenard, Albert Robida et Jules Verne. On y retrouvera également les signatures de rédacteurs des revues La Nature et la Revue Scientifique.

À partir du n°340 ( premier numéro du second semestre 1894) la date disparaît de la première page du cahier hebdomadaire, mais reste inscrite sur la couverture.

La première page du fascicule n°901(4 mars 1905) porte en regard de la date les mentions S.I. N°901 et S.A.N. N°175. S.A.N. est l’abréviation de Sciences, Arts, Nature, créée en novembre 1901. Doit-on comprendre que ce fascicule était vendu sous deux titres ?

Je n’ai pour l’instant aucune information sur le devenir de cette publication au-delà de l’année 1905.
. Elle a été reprise, sans les illustrations, dans Le second livre de la Jungle traduit par le même duo et publié au mercure de France.

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— Il a ouvert les yeux. Regarde !
— Remets-le dans la peau. Ce sera un beau chien. A son quatrième mois nous lui donnerons un nom.
— Et pour qui ? demanda Amoraq.

Les yeux de Kadlu firent le tour de la hutte de neige tapissée de peaux, et vinrent s’arrêter sur Kotuko, âgé de quatorze ans, qui, assis sur le banc de repos, taillait un bouton dans une dent de morse.

— Pour moi, — dit Kotuko, avec un large sourire. — J’en aurai besoin un jour.

Kadlu répondit par un autre sourire qui fit disparaître ses yeux dans le gras de ses joues plates, et hocha la tête en regardant Amoraq, tandis que la mère du petit chien geignait farouchement à voir son bébé se démener hors d’atteinte et bien au chaud dans le petit sac de peau de phoque qui pendait au-dessus de la lampe à graisse. Kotuko continua à sculpter, et Kadlu, ayant jeté un paquet de harnais de chiens dans une chambre minuscule qui s’ouvrait sur un des côtés de la maison, se mit en devoir d’enlever son lourd costume de chasse en peau de renne, le plaça dans un filet de fanons de baleine pendu au-dessus d’une autre lampe, et tomba sur le banc de repos, où il resta à taquiner un morceau de viande de phoque gelée en attendant qu’Amoraq, sa femme, apportât le dîner habituel de viande bouillie et de soupe au sang. Il était allé, dès le matin, à l’aube, aux trous de phoques, à huit milles de là, et venait de rentrer avec trois gros animaux. A mi-chemin du couloir ou tunnel de neige, long et bas, qui conduisait à la porte intérieure de la maison, on pouvait entendre un concert de jappements et d’aboiements : c’étaient les chiens d’attelage de son traîneau qui après la besogne du jour, se disputaient les places chaudes. Lorsque les aboiements devinrent trop forts, Kotuko roula nonchalamment à bas du banc de repos, et il ramassa un fouet formé d’une souple poignée de baleines longues de dix-huit pouces et d’une courroie de vingt-cinq pieds lourdement tressée. Il plongea dans le couloir, où le vacarme devint tel qu’on eût dit que les chiens le dévoraient tout vivant ; mais ce n’était rien de plus que leur bénédicité coutumier avant les repas. Lorsqu’il sortit, en rampant, à l’autre extrémité, une demi-douzaine de têtes fourrées le suivirent des yeux tandis qu’il se dirigeait vers une sorte de potence faite d’une mâchoire de baleine, où la viande des chiens était accrochée. Il fendit la viande gelée en gros morceaux à l’aide d’un harpon muni d’un large fer, et attendit, le fouet d’une main et la viande de l’autre. Chaque animal était appelé par son nom, les plus faibles d’abord, et malheur au chien qui devançait son tour, car la mèche effilée projetait l’éclair de sa lanière, et faisait voler un pouce, ou peu s’en faut, de poil ou de peau. Chaque bête se contentait de grogner, happait, s’étranglait en avalant sa part, et s’en retournait à la hâte dans le couloir tandis que le jeune garçon, debout sur la neige dans l’incendie des Lueurs Boréales, distribuait sa justice. Le dernier à servir fut le gros conducteur noir de l’attelage qui maintenait l’ordre quand les chiens étaient sous le harnais, et Kotuko lui donna double ration de viande et un coup de fouet en surplus.

— Ah ! dit Kotuko en enroulant le fouet, — j’en ai, sur la lampe, un petit qui hurlera fort. Sarpok ! Allez coucher !

Il rentra en rampant par-dessus le pèle-mêle des chiens, secoua de ses fourrures la poussière de neige avec le martinet de baleine qu’Amoraq tenait pendu près de la porte, tapota la peau qui doublait le toit, pour en détacher les glaçons qui auraient pu tomber du dôme de neige, et se roula en boule sur le banc. Les chiens, dans le couloir, ronflaient et geignaient en dormant, le dernier né d’Amoraq jouait des pieds, toussait et gargouillait au fond de l’épais capuchon de fourrure maternel, et la mère du petit chien nouvellement baptisé reposait à côté de Katuko, les yeux fixés sur le sac de peau de phoque qui pendait au chaud et à l’abri sur la large flamme jaune de la lampe.

Et tout cela se passait loin, là-bas, dans le Nord, au-delà du Labrador, au delà du détroit d’Hudson, où les grandes marées crèvent la glace — au nord de la péninsule de Melville — au nord même des étroits passages de la Fury et de l’Hécla, sur le rivage septentrional de la Terre de Baffin où l’île de Bylot se dresse au-dessus des glaces du détroit de Lancastre comme un bol à pudding renversé. On ne connaît pas grand’chose plus haut que le détroit de . Lancastre, sauf-le Devon du Nord et la terre d’Ellesmere ; là même, cependant, vivent quelques habitants dispersés, porte à porte, pour ainsi dire, avec le pôle même.

Kadlu était un.Inuit, — ce que vous appelleriez un Esquimau — et sa tribu, composée en tout d’une trentaine de personnes, appartenait au Tununirmiut — « le pays qui s’étend là-bas, derrière quelque chose ». Sur les cartes, cette côte désolée s’appelle Navy Board Inlet, mais le nom Inuit est meilleur, parce que ce pays git envérité derrière tout au monde. Pendant neuf mois de l’année, ce ne sont que des glaces, neiges, coups de vent sur coups de vent, accompagnés d’un froid que ne peuvent imaginer ceux qui n’ont jamais vu le thermomètre descendre même à zéro(thermomètre Fahrenheit -32°C). Six mois sur ces neuf il fait nuit, et c’est pour cela que le pays est si horrible. Pendant les trois mois d’été, il ne gèle qu’un jour sur deux et chaque nuit ; à ce moment la neige commence à s’égoutter des pentes exposées au sud, quelques saules nains pointent leurs bourgeons laineux, une ou deux microscopiques joubarbes font mine de fleurir, des plages de gravier fin et de pierres arrondies descendent vers la mer libre, et des galets polis et des rochers veinés se lèvent au-dessus de la neige granulée. Mais tout cela passe en quelques semaines ; bientôt le sauvage hiver revient verrouiller la terre, tandis qu’en mer les glaces se ruent dans les courants contrariés du large, se bloquent, se choquent, se rognent, se cognent, se broient et s’échouent jusqu’à ce que tout gèle d’une pièce, sur dix pieds d’épaisseur, du rivage à l’eau profonde.

En hiver, Kadlu suivait les phoques jusqu’au bord de la banquise, et les harponnait lorsqu’ils montaient pour respirer à leurs. trous d’air. Le phoque a besoin d’eau libre pour y vivre et y prendre du poisson ; or, la glace s’avançait parfois sans une brèche à quatre-vingt milles de le terre la plus proche. Au printemps, ils abandonnaient, lui et.les siens, la glace fondante pour les rochers de la côte, où ils dressaient des tentes de peaux et prenaient des oiseaux de mer au piège, ou bien harponnaient les jeunes phoques qui se chauffaient sur les grèves. Plus tard, ils descendaient vers le Sud, dans la terre de Baffin, chasser le renne et faire leur provision annuelle de saumon aux centaines de cours d’eau et de lacs de l’intérieur ; et ils revenaient au Nord en septembre ou octobre pour la chasse du bœuf musqué et la pêche d’hiver. Ce voyage s’accomplissait en traîneaux à chiens, par traites de vingt et trente milles, ou, quelquefois, le long de la côte, dans les grands « bateaux de femmes », faits de peaux cousues, où les chiens et les bébés reposaient entre les pieds des rameurs, et où chantaient les femmes tandis qu’ils glissaient de cap en cap sur l’eau limpide et froide. Tout ce que les Tununirmiut connaissaient de raffinements venait du Sud : bois échoués pour patins de traîneaux, pointes de fer pour le bout des harpons, couteaux d’acier, chaudrons étamés dans lesquels on cuit la nourriture beaucoup mieux que dans les vieux ustensiles de marne savonneuse, pierres à fusil, briquet et jusqu’à des allumettes, rubans de couleur pour les cheveux des femmes, petits miroirs à bon marché, et drap rouge pour border les jaquettes de cérémonie en peau de renne.

Kadlu faisait le commerce du précieux ivoire de couleur crème que donne la corne en spirale du narval, et des dents de bœuf musqué (qui ont autant de valeur que les perles) avec les Inuit du Sud, et ceux-ci ; en trafiquaient à leur tour avec les baleiniers et les postes de missions des détroits d’Exeter et de Cumberland ; de sorte que, grâce à cette chaîne, il arrivait qu’un chaudron, pris par quelque cuisinier de navire au bazar de Bhendy, pouvait aller finir ses jours sur une lampe à graisse, quelque part du côté le plus frais du Cercle Arctique.

Kadlu, bon chasseur, était riche en harpons de fer, en couteaux à neige, en dards pour prendre les oiseaux, et en toutes sortes d’autres choses qui facilitent la vie là-haut dans le grand froid ; de plus il était chef de sa tribu, ou, comme ils disent, « l’homme qui la connaît dans les coins par la pratique ». Cela ne lui conférait aucune autorité, sinon que, de temps en temps, il pouvait conseiller à ses amis un changement de terrains de chasse ; mais Kotuko, lui, en profitait pour régenter un peu, à la façon nonchalante des gras Inuit, les autres jeunes garçons, quand ils sortaient la nuit pour jouer à la balle au clair de lune ou chanter la « Chanson de l’Enfant » à l’Aurore Boréale.

Mais, à quatorze ans, un Inuit se sent un homme, et Kotuko en avait assez de fabriquer des pièges pour les oies sauvages et les renards bleus, et trop d’aider les femmes à mâcher les peaux de phoques et de rennes (ce qui les assouplit mieux qu’aucun autre procédé) tout le long du jour, tandis que les hommes étaient dehors à la chasse. Il voulait aller dans le quaggi, la maison des chansons, où les chasseurs se réunissaient pour célébrer leurs mystères, où l’angékok, le sorcier, les faisait trembler des plus délicieuses terreurs une fois les lampes éteintes, alors qu’on entendait l’Esprit du Renne piaffer sur le toit, et qu’un harpon, plongé dans la nuit noire, revenait couvert de sang fumant. Il voulait pouvoir jeter ses grosses bottes dans le filet, en prenant l’air soucieux d’un chef de maison, et se mêler au jeu des chasseurs, lorsqu’ils entraient à l’occasion, le soir, pour s’accroupir autour d’une sorte de roulette de famille organisée au moyen d’un pot d’étain et d’un clou.

Il y avait des centaines de choses qu’il voulait faire, mais les grands se moquaient de lui, en disant :
— Attends d’être allé dans la boucle, Kotuko. Chasser n’est pas toujours prendre.

Maintenant que son père lui destinait un chien, les choses prenaient meilleure tournure. Un Inuit ne va pas à la légère faire cadeau à son fils d’un bon chien avant que le garçon s’y connaisse un peu dans l’art de conduire ; et Kotuko se sentait plus que sûr de ne rien ignorer.

Si le petit chien n’eût pas été doué d’une constitution de fer, il fût mort à force d’être bourré et tripoté. Kotuko lui fabriqua un tout petit harnais muni de traits, et le remorquait partout sur le sol de la maison, en criant :
— Aua ! Ja aua ! (Va-t’en à droite). Choiachoi, Ja choiachoi ! (Va-t’en à gauche) Ohaha ! (Arrête.)

Le petit chien n’aimait pas du tout cela ; mais, de menues tracasseries de cette sorte, c’était encore du bonheur à côté de ce qui l’attendait la première fois qu’on le mit au traîneau : il s’assit tout simplement sur la neige et se mit à jouer avec les traits en peau de phoque qui rattachaient son harnais au pitu, la grosse courroie de l’arc du traîneau ; puis l’attelage partant, le petit chien se trouva tout à coup bousculé par le lourd traîneau de dix pieds, traîné et roulé dans la neige, tandis que Kotuko riait aux larmes. Vinrent ensuite des jours interminables où le fouet barbare sifflait comme le vent sur la glace, où ses compagnons le mordaient tous parce qu’il ne connaissait pas l’ouvrage, où le harnais l’écorchait, et où, n’ayant plus la permission de coucher avec Kotuko, il devait au contraire se contenter de la place la plus froide dans le couloir. Ce fut une triste époque pour le petit chien.

Le garçon apprenait de son côté aussi vite que l’animal, bien qu’un traîneau à chien soit la chose la plus désespérante à conduire. Chaque bête — les plus faibles près du conducteur — est attelée à son propre trait. Celui-ci se rattache, en passant sous la patte gauche antérieure, à la courroie principale où le fixent une sorte de bouton et de boucle qu’on peut faire glisser l’un dans l’autre d’un tour de main, en délivrant ainsi un chien à la fois. C’est là un point capital, car il arrive souvent à de jeunes chiens que le trait reste pris entre leurs jambes de derrière, où il peut les couper jusqu’à l’os. De plus, à tous sans exception, il leur faut se visiter entre amis pendant le trajet, et ils sautent de-ci, de-là parmi les traits. Puis ils se battent ; et il en résulte quelque chose de plus difficile à débrouiller le lendemain qu’une ligne de pêche mouillée. On peut s’éviter beaucoup de peine par l’emploi savant du fouet. Tout jeune Inuit se targue d’être un maître de la mèche ; mais s’il est facile de cingler un but marqué sur le sol, il l’est moins d’attraper, en se penchant en avant, le chien rétif juste derrière les épaules, quand le traîneau file à toute vitesse. Si on appelle un chien par son nom pour avoir « rendu une visite », et que le fouet en atteigne maladroitement un autre, les deux videront la querelle sur-le-champ, et arrêteront tout le reste. De même, si l’on voyage avec un compagnon et que l’on se mette à causer avec lui, ou bien tout seul et que l’on chante, les chiens feront halte, se retourneront, et s’assoiront pour écouter ce que vous avez à dire. Kotuko se fit emballer deux ou trois fois pour avoir oublié de caler le traîneau en arrêtant. Il brisa beaucoup de fouets et mit plusieurs courroies hors d’usage avant qu’on lui confiât un attelage complet de huit et le traîneau léger. Il se sentit alors un personnage d’importance, et, cœur hardi, coude agile faisaient voler le traîneau fumant sur le miroir sombre de la glace unie, au train d’une meute en pleine chasse. Il allait à dix milles, aux trous des phoques, et, en arrivant aux terrains de chasse, détachait d’un tour de main un des traits du pitu, délivrant le grand chef de file noir, le plus intelligent de l’attelage à cette époque. Aussitôt que l’animal avait éventé un trou d’air, Kotuko retournait le traîneau, et enfonçait solidement dans la neige une paire d’andouillers sciés au pied, qui se dressaient comme des poignées de voiture d’enfant, afin d’empêcher l’attelage de détaler. Puis il se mettait à ramper devant lui, pouce par pouce, et attendait jusqu’à ce que le phoque montât pour respirer. Alors, il plantait rapidement sa lance de haut en bas, la ligne suivait, et, un instant après, il hissait son phoque au bord du trou, tandis que le chien noir venait l’aider à traîner le cadavre sur la glace jusqu’au traineau C’était le moment où les chiens restés sous le harnais écumaient et hurlaient dans le feu de l’excitation, et Kotuko leur appliquait la longue mèche comme une barre de fer rouge en travers des museaux, jusqu’à ce que le froid eût raidi le cadavre. Le plus dur, c’était de rentrer à la maison : il fallait aider le traîneau chargé à travers la glace raboteuse, et les chiens s’asseyaient pour jeter des regards affamés sur le phoque au lieu de tirer ; ils finissaient cependant par atteindre la route nettement frayée par les traîneaux, qui aboutissait au village, cahin caha le long de la glace sonore, la tête basse et la queue dressée, tandis que Kotuko entonnait le « Angutivum tai-na tau-na-ne taina » (la Chanson de Retour du Chasseur), et que des voix le hélaient de maison en maison, sous le grand ciel terne et constellé.

Kotuko, le chien, une fois parvenu à sa pleine croissance, eut aussi ses plaisirs. Il fit patiemment son chemin parmi les rangs de l’attelage, bataille par bataille, jusqu’à ce que, un beau soir à l’heure du souper, il s’en prît au gros chef noir (Kotuko, le garçon, veillait au franc jeu) et le réduisît, comme ils disent, au rôle de second chien. De sorte que, promu à la longue courroie du chien de tête, il dut, désormais, courir à cinq pieds en avant de tous les autres, accepter le devoir strict de mettre le holà à toute bataille, sous les harnais comme ailleurs, et porter un collier de fils de cuivre très épais et très lourd. En certaines occasions on lui donnait de la nourriture cuite à l’intérieur de la maison, et parfois on lui permettait de coucher sur le banc avec Kotuko. C’était un bon chien de phoques, et capable de mettre aux abois un bœuf musqué rien qu’à courir alentour et à lui japper aux talons. Il osait même — ce qui, pour un chien de traîneau, est le dernier mot de la bravoure — il osait même tenir tête au loup décharné de l’Arctique, que tous les chiens du Nord, en règle générale, craignent entre tout ce qui court sur la neige. Lui et son maître — ils ne considéraient pas les chiens de l’équipage ordinaire comme une compagnie digne. d’eux — chassaient ensemble, jour sur jour, nuit sur nuit — le jeune garçon sous ses fourrures, et la bête jaune avec son œil étroit, ses crocs blancs, féroce, sous ses poils défaits.

La seule occupation d’un Inuit est de se procurer des vivres et des peaux pour lui et les siens, Les femmes transforment les peaux en vêtements, et, à l’occasion, aident à prendre au piège le petit gibier ; mais le soin d’assurer le gros de la nourriture — et ils mangent énormément — incombe aux hommes, Si la provision vient à manquer, il n’y a là-haut personne à qui acheter, mendier ou emprunter. Il ne reste qu’à mourir.

Mais un Inuit ne songe pas à de tels malheurs à moins d’y être forcé. Kadlu, Kootuko, Amoraq, et le petits gars qui jouait des pieds dans le capuchon de fourrure et mâchait des morceaux de graisse toute la journée, vivaient heureux ensemble comme aucune famille du monde. Ils appartenaient à une race très douce — un Inuit se met rarement en colère et presque jamais ne frappe un enfant — une race qui ne savait pas au juste ce que pouvait signifier le mot « mentir » et encore moins le mot « voler ». Ils se contentaient de harponner leur vie au cœur du froid cruel et sans espoir, d’échanger leurs bons sourires huileux, de raconter le soir d’étranges contes de fantômes et de fées, de manger à satiété, et de chanter l’interminable chanson des femmes : « Anina aya, aya amna, ah ! ah ! » le long des longues journées sous la lumière de la lampe, en raccommodant leurs équipements de chasse.

Or, un terrible hiver, tout les trahit. Les Tununirmiut, revenus de leur pêche annuelle du saumon, construisirent leurs maisons sur la glace nouvelle, au nord de l’île de Bellot, prêts à marcher au phoque dès que la mer gèlerait. Mais l’automne fut précoce et sauvage. Tout septembre durant, des bourrasques continuelles soulevèrent la glace unie, que les phoques préfèrent, aux endroits où elle ne mesurait que quatre ou cinq pieds d’épaisseur, et la rejetèrent vers l’intérieur, amoncelant ainsi, sur vingt milles de large environ, une grande barrière de blocs déchiquetés en aiguilles, sur laquelle il était impossible de faire courir les traîneaux. Le bord de la banquise d’où les phoques avaient coutume de pêcher en hiver se trouvait à peut-être vingt milles au delà de cette barrière et hors d’atteinte pour les Tununirmiut. Malgré cela, ils auraient pu s’arranger pour passer péniblement l’hiver avec leur provision de saumon gelé, leur conserve de graisse et le produit de la chasse au piège ; mais, en décembre, un de leurs chasseurs tomba sur un tupick, une tente de peaux, sous lequel il trouva, près d’une jeune fille presque morte, trois femmes dont les hommes étaient descendus avec elles de très loin dans le Nord et avaient été broyés dans leurs petits kayaks de chasse pendant une expédition à la recherche du narval à longue corne. Kadlu, naturellement, ne pouvait que répartir les femmes parmi les huttes du village d’hiver, car aucun Inuit n’oserait refuser un repas à un étranger. Il ne sait jamais si son tour ne viendra pas de mendier lui-même. Amoraq prit la jeune fille, qui avait environ quatorze ans, comme une sorte de servante en sa maison. A la coupe de son capuchon pointu et à la forme en as de carreau de ses guêtres blanches en peau de renne, ils supposèrent qu’elle venait de la Terre d’Ellesmere. Elle n’avait jamais. vu auparavant de casseroles en étain ni de traîneaux à patins de bois ; mais elle ne semblait pas déplaire à Kotuko, le garçon, ni à Kotuko, le chien.

Puis tous les renards s’en allèrent vers le Sud, et le glouton lui-même, ce petit voleur grognon et camard des neiges, ne se donna même plus la peine de suivre la ligne de pièges vides que Kotuko tendait. La tribu perdit deux de ses meilleurs chasseurs, cruellement estropiés dans une lutte avec un bœuf musqué, et il en résulta un surcroît de travail pour les autres. Kotuko sortait, un jour après l’autre, avec un léger traîneau de chasse et six ou sept de ses chiens les plus vigoureux, fouillant l’espace du regard à s’en faire mal aux yeux, en quête d’une surface de glace unie où un phoque pouvait peut-être avoir creusé un trou d’évent. Kotuko, le chien, quêtait de tous côtés, et, dans le calme de mort des champs de glace, Kotuko, le garçon, pouvait entendre son jappement à demi étranglé d’impatience au bord d’un trou de phoque, à trois milles de là, aussi distinctement qu’à ses côtés. Lorsque le chien avait découvert un trou, le jeune garçon se construisait un petit mur bas de neige, afin d’arrêter le plus fort de l’âpre bise, et là, il attendait dix, douze, vingt heures, que le phoque montât pour respirer, les yeux rivés à l’imperceptible marque qu’il avait faite au-dessus du trou pour guider son coup de harpon, un petit tapis en peau de phoque sous les pieds, et les jambes liées ensemble dans le tutareang, cette boucle dont les vieux chasseurs avaient parlé. Cela aide l’homme à tenir ses jambes immobiles pendant qu’il attend... attend... et attend encore que le phoque à l’oreille si fine se dresse. Bien que cet exercice ne comporte aucune dépense de force, on n’aura pas de peine à croire que l’attente immobile dans la boucle, lorsque le thermomètre marque quarante degrés peut-être au-dessous de zéro, soit la plus dure besogne que connaisse un Inuit. Quand un phoque était pris, Kotuko, le chien, bondissait en avant, sa courroie traînant derrière lui, et il aidait à tirer le corps jusqu’au traîneau près duquel les chiens, las et affamés, reposaient maussadement à l’abri de la glace brisée.

Un phoque, cela n’allait pas très loin, car chaque bouche, dans le village, avait droit à sa part ; on n’en gaspillait ni os, ni peau, ni tendon. Les morceaux réservés d’ordinaire aux chiens passèrent à l’usage des hommes ; Arnoraq nourrissait l’attelage avec les lambeaux de peau des vieilles tentes d’été, qu’elle tirait de dessous le banc de repos, et les bêtes hurlaient et hurlaient encore, et se réveillaient pour hurler de faim. On pouvait, aux lampes des huttes, s’apercevoir que la famine. n’était pas loin. Lors des bonnes saisons, quand la graisse abonde, la flamme, dans les vases en forme de bateau, monte à deux pieds de haut, joyeuse, grasse et jaune. Maintenant elle avait six pouces à peine. Amoraq rabattait avec soin, du bout de son épingle, le fumeron de la mèche, quand une lueur inattendue brillait pour un moment, et les yeux de toute la famille suivaient sa main. L’horreur de la famine, là-haut dans le grand froid, est moindre que l’effroi de mourir dans les ténèbres. Tous les Inuits redoutent la nuit qui s’appesantit sur eux sans intervalle pendant six mois chaque année ; et, quand les lampes sont basses dans les maisons, les cerveaux des gens commencent à s’emplir d’inquiétude et de trouble.

Mais on allait voir pire encore.

Les chiens, mal nourris, jappaient et grondaient dans les couloirs, leurs yeux flambant vers les froides étoiles, humant nuit sur nuit le vent âpre. Quand ils s’arrêtaient de hurler, le silence retombait massif et lourd comme un amas de neige contre une porte, et les hommes pouvaient entendre leur sang battre dans les étroits conduits de leurs oreilles, et les chocs sourds de leurs propres cœurs sonnant aussi haut que des tambours magiques battus sur la face des neiges. Une nuit, Kotuko, le chien, qui s’était montré particulièrement maussade sous le harnais, se leva d’un saut, et poussa sa tête contre le genou de Kotuko. Le garçon le caressa, mais le chien continuait à pousser, d’un effort aveugle, tout en rampant. Alors Kadlu s’éveilla, empoigna la lourde tête de loup, et plongea son regard au fond des yeux vitreux. Le chien geignit, comme s’il avait peur, et se mit à grelotter contre les genoux de Kadlu. Les poils se hérissèrent sur son cou, et il commença à gronder comme si un étranger était à la porte ; puis il aboya joyeusement, et se roula par terre en mordillant, à la manière d’un petit chien, la botte de Kotuko.

— Qu’est-ce que c’est ? — demanda Kotuko, qui commençait à avoir peur.
— Le mal, répondit Kadlu. C’est le mal des chiens. Kotuko, le chien, leva le nez et se mit à hurler de plus belle.
— Je n’avais jamais vu cela. Que va-t-il faire ? demanda Kotuko.

Kaldu haussa les épaules et traversa la hutte pour aller chercher son harpon-poignard le plus court. Le gros chien le regarda, hurla encore et plongea dans le couloir, tandis que les autres chiens s’écartaient de droite et de gauche pour lui faire large place. Dehors, sur la neige, il aboya furieusement, comme sur la trace d’un bœuf musqué, et tout en aboyant, sautant et gambadant, fut bientôt hors de vue. Son mal n’avait rien de l’hydrophobie, et n’était que simple démence. Le froid et la faim, et, par-dessus tout, l’obscurité, lui avaient tourné la tête. Et, une fois que le terrible mal des chiens s’est manifesté dans un attelage, il s’étend comme une traînée de poudre. Le jour de chasse suivant, un autre chien tomba malade et fut tué sur place par Kotuko, pendant qu’il mordait et se débattait parmi les traits. Puis le second chien noir, qui avait été jadis le conducteur, donna tout à coup de la voix sur une trace de renne imaginaire, et, en un tour de main, délivré du pitu, sauta aussitôt à la gorge... d’un bloc de glace, et disparut au galop, comme avait fait son chef, le harnais sur le dos. Après cela, personne ne voulut plus sortir les chiens. On en avait besoin pour autre chose, désormais, et ils savaient pourquoi ; et, bien qu’à l’attache et nourris à la main, leurs yeux étaient remplis de désespoir et de crainte. Pour tout empirer, les vieilles femmes commencèrent à raconter des histoires de revenants, et à dire qu’elles avaient rencontré les âmes des chasseurs morts, ceux qu’on avait perdus à l’automne, qui prophétisaient toutes sortes d’horribles choses.

Kotuko s’affligeait plus de la perte de son chien que de tout le reste, car, bien qu’un Inuit mange énormément, il sait jeûner aussi. Mais la faim, l’obscurité, le froid, les intempéries affrontées agirent sur sa force de résistance, et il commença à entendre des voix à l’intérieur de sa tête, et à voir du coin de l’œil des gens .qui n’étaient pas là. Une nuit, — il s’était débouclé après dix heures d’attente à l’orifice d’un trou « aveugle », et se traînait en chancelant vers le village, malade de faiblesse et de vertige, il fit halte pour s’adosser contre une grosse pierre roulée, posée à la façon des roches branlantes sur la saillie d’une pointe de glace. Son poids rompit l’équilibre de la pierre qui chavira lourdement, et, comme Kotuko faisait un saut de côté pour l’éviter, elle glissa derrière lui, grinçante et sifflante, sur la glace en talus. C’en fut assez pour Kotuko. Il avait été élevé à croire que chaque rocher et chaque galet renfermait un habitant (son inua). — C’était généralement une sorte de chose féminine à un œil, appelée une tornaque. — et que, lorsqu’une tornaque voulait venir en aide à un homme, elle se mettait à rouler derrière lui dans sa maison de pierre, et lui demandait s’il désirait la prendre comme bon génie. Aux dégels, en été, rochers et galets, étayés par les glaces, ne font que rouler et glisser sur toute l’étendue de la plaine, d’où — vous pouvez l’imaginer sans peine — cette croyance aux pierres vivantes. Kotuko entendait le sang bourdonner dans ses oreilles, comme il l’avait entendu tout le jour, mais il pensa que c’était la tornaque de la pierre qui lui parlait. Avant d’avoir atteint la maison, il avait tenu avec l’esprit, il en était tout à fait certain, une longue conversation, et, comme tous les siens croyaient la chose très possible, il ne trouva personne pour le contredire.

— Elle m’a dit :« Je saute, je descends de ma place sur la neige », — criait Kotuko, et ses yeux creux brillaient, comme il se penchait en avant dans la demi-obscurité de la hutte. — Elle a dit : « Je vous servirai de guide... » Elle dit : « Je vous mènerai aux bons trous de phoques... » Demain je vais sortir, et la tornaque me conduira.

Alors l’angekok, le sorcier du village, entra dans la hutte, et Kotuko raconta l’histoire une seconde fois. Elle n’y perdit rien.

— Suis les tornaits (les esprits des pierres) et ils nous apporteront à manger de nouveau, dit l’angekok.

Jusqu’à ce moment, la jeune fille qui était venue des pays du Nord, avait passé ses journées près de la lampe, mangeant fort peu et parlant moins ; mais, comme le matin suivant, Amoraq et Kadlu chargeaient et ficelaient un petit traîneau à main pour Kotuko, après avoir emballé son attirail de chasse avec autant de graisse et de viande de phoque gelée qu’ils en pouvaient épargner, elle s’empara de la corde pour le tirer, et vint se placer hardiment aux côtés du jeune garçon.

— Ta maison est ma maison, — dit-elle, tandis que sur ses patins d’os le petit traîneau grinçait et cahotait derrière eux à travers la sombre nuit arctique.
— Ma maison est ta maison, dit Kotuko, mais je pense que c’est chez Sedna que nous allons ensemble.

Or, Sedna est la maîtresse du monde inférieur, et les Inuits croient que tous ceux qui meurent, doivent passer une année dans son horrible empire avant d’aller au Quadliparmiut, le Séjour Bienheureux, où il ne gèle jamais et où les rennes gras accourent à votre appel.

Dans tout le village les gens se criaient :

— Les tornaits ont parlé à Kotuko. Ils vont lui montrer la glace libre. Il nous ramènera le phoque.

Les voix se perdirent bientôt, englouties par les mornes et froides ténèbres, et Kotuko avec la jeune fille s’épaulèrent, tantôt raidissant la corde, tantôt laissant le traîneau glisser à travers la g-lace dans la direction de la mer Polaire. Kotuko affirmait avec insistance que la tornaque de la pierre lui avait dit d’aller au Nord ; aussi est-ce vers le Nord qu’ils allaient, sous les étoiles de Tuktuqdjung le Renne — que nous appelons la Grande-Ourse.

Jamais Européen n’eût été capable de faire cinq milles par jour sur les glaçons hachés et par-dessus les tas de neige aux arêtes coupantes ; mais ces deux-là savaient mieux que personne quel mouvement de poignet convient pour inviter un traîneau à tourner un hummock, quelle secousse l’arrachera d’une crevasse, et la force exacte que réclament les deux ou trois coups de lance, tranquillement mesurés, qui ouvriront une issue possible lorsque tout parait désespéré.

La jeune fille ne disait rien, mais baissait la tête, et la longue frange en fourrure de glouton qui bordait son capuchon d’hermine volait autour de sa face brune aux larges pommettes. Le ciel, au-dessus d’eux, était d’un noir intense et velouté, qui s’éclairait au bord de l’horizon en longues bandes de rouge indien où les grandes étoiles brûlaient comme des réverbères le long d’une rue. De temps en temps, l’ondulation verdâtre d’une Aurore Boréale roulait à travers— le vide du haut firmament, claquait comme un pavillon, et disparaissait ; ou bien un météore, plongeant de ténèbres à ténèbres, crépitait au passage, en traînant une pluie d’étincelles. Alors ils pouvaient voir chaque ride, chaque saillie de la banquise toute peinte et brochée d’étranges couleurs, rouge, cuivre, bleuâtre ; mais, à la clarté coutumière des étoiles, tout redevenait gris, uniforme, mordu de gelée.

La banquise, comme vous vous en souvenez, avait été battue et tourmentée par les gros temps de l’automne au point de ne former plus’ qu’une sorte de tremblement de terre figé. Ce n’étaient que goulets et ravins, trous pareils à des sablonnières creusées dans la glace, blocs de glaçons épars ne formant plus qu’un avec la surface primitive de la banquise, pustules de vieilles glaces noires qu’une tempête avait refoulées sous la banquise et qui émergeaient de nouveau, galets de glace arrondis, saillies de glace taillées en scie par la neige qui vole devant la bise, et gouffres au fond desquels gisaient trente ou quarante acres d’étendue, à cinq ou six pieds plus bas que le niveau du reste du champ. A courte distance, on eût pu prendre les blocs pour des phoques ou des morses, des traîneaux renversés ou des hommes en expédition de chasse, ou même pour le Grand Ours Blanc-Fantôme à Dix Pieds en personne ; mais, en dépit de ces formes fantastiques, toutes sur le point de partir en vie, on n’entendait pas un bruit, ni même le plus faible écho d’un bruit. Et, à travers ce silence et cette désolation, où flottaient et s’évanouissaient de soudaines lumières, le traîneau et les deux jeunes gens qui le tiraient rampaient comme des choses de cauchemar — un cauchemar de fin du monde à la fin du monde.

Lorsqu’ils se sentaient las, Kotuko bâtissait ce que les chasseurs appellent une « demi-maison », une hutte de neige très petite, dans laquelle ils se serraient avec la lampe de voyage, et ils tentaient de dégeler un peu de viande de phoque. Lorsqu’ils avaient dormi, ils reprenaient leur marche — trente milles par jour — pour n’avancer que de cinq milles au Nord. Là jeune fille se taisait presque toujours, mais Kotuko se fredonnait ou entonnait tout à coup des chansons qu’il avait apprises dans la Maison des Chanteurs — chansons de l’été, chanson du renne et du saumon — toutes cruellement déplacées en pareille saison. Il déclarait entendre la tornaque gronder sur ses talons, et parfois, comme un insensé, escaladait un hummock en agitant les bras et en criant des menaces.

A dire vrai, Kotuko fut à très peu près fou pendant ces jours-là ; mais la jeune fille tenait pour certain .qu’il était guidé par son bon génie, et que tout arriverait à bonne fin. Aussi ne fut-elle pas surprise lorsque, à la fin de la quatrième marche, Kotuko, dont les yeux flambaient comme des globes de feu dans leurs orbites, lui dit que sa tornaque les suivait à travers les neiges sous la forme d’un chien à deux têtes. La jeune fille regarda dans la direction que Kotuko montrait du doigt, et une chose, en effet, sembla glisser dans un ravin. Cela n’avait certainement rien d’humain, mais tout le monde sait que la tornaque se plaît à apparaître sous la forme d’un ours, d’un phoque ou de n’importe quoi d’approchant.

Ce pouvait être l’Ours Blanc Fantôme à Dix Pieds lui-même, ou toute autre chose, car les privations avaient tellement affaibli Kotuko et la jeune fille qu’ils ne pouvaient guère se fier à leurs yeux. Ils n’avaient rien attrapé, pas même aperçu trace de gibier depuis leur départ du village, leur provision ne pourrait durer une autre semaine, et une tempête menaçait. Or, une tempête polaire peut souffler pendant dix jours sans interruption, et, tout ce temps, c’est la mort certaine de se trouver dehors. Kotuko éleva une maison de neige assez grande pour y remiser le traîneau à main (il n’est jamais sage de se séparer de ses vivres), et, pendant qu’il façonnait le dernier bloc de glace qui forme la clef de voûte du toit, il vit une chose qui l’observait du haut d’une petite falaise de glace, à un demi-mille de là. L’atmosphère était brumeuse, et la chose semblait avoir quarante pieds de long et dix pieds de haut, avec vingt pieds de queue et une silhouette aux contours tremblotants. La jeune fille la vit aussi ; mais, au lieu de pousser des cris de frayeur, elle dit avec calme :

— C’est Quiquern. Que va-t-il arriver ?
— Il va me parler, répondit Kotuko.

Mais le couteau à neige tremblait dans sa main, car, pour grande que soit l’amitié qu’un homme se flatte d’entretenir avec des esprits étranges ou hideux, il aime rarement à être pris tout à fait au mot. Quiquern, par-dessus le marché, n’est autre que le spectre d’un gigantesque chien édenté, sans poil sur le corps, qui habite, dit-on, l’extrême Nord, et qu’on voit errer dans le pays avant qu’il arrive des choses. Ces événements peuvent être bons ou mauvais, mais les sorciers eux-mêmes ne se soucient guère de parler de Quiquern. Il rend les chiens fous. Comme l’Ours Fantôme, il a plusieurs paires de pattes d’extra — six ou huit — et la chose qu’ils voyaient sauter de haut en bas dans la brume avait plus de jambes que nul chien de chair et d’os n’en a besoin.

Kotuko et la jeune fille se blottirent en hâte dans leur hutte. Sans doute, si Quiquern en eût voulu à leurs personnes, il eût pu la mettre en miettes sur leurs têtes. Mais l’idée seule d’un pied de neige entre eux et l’obscurité inquiétante leur était d’un grand réconfort. La tempête éclata dans un cri strident du vent, pareil au sifflet d’un train, et elle tint bon trois jours et trois nuits, sans varier d’un point de compas, sans mollir une minute. Ils alimentèrent la lampe de pierre entre leurs genoux, grignotèrent la chair de phoque tiédie, et regardèrent la suie noire s’amasser au plafond, pendant soixante-douze interminables heures. La jeune fille fit le compte des vivres dans le traîneau : il n’en restait plus que pour la consommation de deux jours, et Kotuko examina les pointes de fer et les attaches en nerf de renne de son harpon, de sa lance à phoques et de son javelot pour les oiseaux. Il n’y avait pas autre chose à faire.

— Nous irons bientôt chez Sedna ... très tôt, murmura la jeune fille. Dans trois jours, nous nous coucherons et nous serons partis. Ta tornaque ne fera-t-elle rien pour nous ? Chante-lui une chanson d’Angekok pour la faire venir.

Il se mit à chanter, attaquant très haut sur le ton de hurlement des chansons magiques. Et l’ouragan tomba lentement. Au milieu de la chanson, la jeune fille tressaillit, puis posa sa main enveloppée d’une mitaine, et ensuite la tête, sur le sol de glace de la hutte. Kotuko suivit son exemple, et tous deux restèrent agenouillés, les yeux dans les yeux, chaque nerf tendu à se rompre, écoutant. Il détacha une tranche mince du lacet en fanon de baleine qui fermait un piège à oiseaux posé sur le traîneau, et, après l’avoir redressé, le fixa tout droit dans un petit trou à même la glace, en l’appuyant du bout de sa mitaine. C’était presque aussi délicatement ajusté que l’aiguille d’une boussole, et maintenant, au lieu d’écouter, ils regardaient. La fine tige trembla un instant — le plus léger frémissement du monde — -puis vibra sans interruption pendant quelques secondes, reprit son immobilité, et se mit à vibrer de nouveau en s’inclinant cette fois vers un autre point du compas.

— Trop tôt ! dit Kotuko. Quelque grosse banquise se sera disloquée très loin d’ici.

La jeune fille montra du doigt la baguette, et secoua la tête.

— C’est la grande débâcle, dit-elle. Écoute la glace au-dessous, elle cogne.

En s’agenouillant, cette fois-ci, ils purent entendre les grognements sourds les plus bizarres et des coups qui semblaient frapper sous leurs pieds. Parfois on eût dit qu’un petit chien nouveau-né piaulait au-dessus de la lampe ; parfois, qu’on aiguisait une pierre sur de la glace dure ; puis, reprenaient comme des roulements de tambours voilés. Mais tout cela étiré, diminué, sons affaiblis qui auraient parcouru à travers une petite corne une distance longue et exténuante.

— Ce n’est pas couchés que nous irons à Sedna, dit Kotuko. C’est la débâcle... La tornaque nous a trompés... Nous allons mourir.

Si étrange que cela puisse paraître, tous deux se trouvaient aux prises avec le plus réel danger. Les trois jours de tempête avaient refoulé vers le sud les eaux profondes de la baie de Baffin, et les tassaient contre le bord de l’immense champ de glaces qui s’étend de l’île de Bylot vers l’ouest. En outre, le fort courant qui prend naissance dans l’est, au large du détroit de Lancastre, charriait avec lui, sur une longueur de plusieurs milles, ce qu’on appelle de la glace en paquet, glace rugueuse qui n’a pas gelé en champs ; et ces paquets étaient en train de bombarder la banquise en même temps que l’ébranlaient et la minaient la houle et le flux d’une mer soulevée parla tempête. Les bruits auxquels Kotuko et la jeune fille avaient prêté l’oreille étaient les échos affaiblis de cette lutte à trente ou quarante milles de là, et c’était au choc de cette lutte que tremblait la petite tige indiscrète.

Or, comme le disent les Inuits, lorsqu’une fois la glace se réveille après son long sommeil d’hiver, personne ne sait ce qui peut arriver, car la massive banquise change de forme presque aussi vite qu’un nuage. La tempête était évidemment une tempête de printemps, lâchée hors de saison, et tout devenait possible.

Cependant, les deux jeunes gens se sentaient, en leur for intérieur, moins malheureux qu’auparavant. Si la banquise cédait, il n’y aurait plus ni attente ni souffrance. Les esprits, les lutins et le monde des sorciers erraient sur la glace convulsée, et tous deux allaient pénétrer peut-être dans le domaine de Sedna, côte à côte, avec toutes sortes de choses sauvages, encore dans l’éclat de leur exaltation.

Quand ils quittèrent la hutte après la tempête, le bruit grandissait à l’horizon d’une façon continue, et la glace compacte gémissait et bourdonnait autour d’eux.

— C’est encore là, dit Kotuko...

Au sommet d’un hummock se tenait, couchée ou tapie, la chose à huit jambes qu’ils avaient vue trois jours auparavant, et elle hurlait horriblement.

— Suivons, dit la jeune fille. Peut-être connaît-il quelque route qui ne mène pas à Sedna.

Mais elle chancela de faiblesse en prenant la corde pour tirer le traîneau. La chose s’éloignait lentement et pesamment le long des crêtes, en se dirigeant toujours vers l’Ouest et la terre, et ils suivaient, tandis que le grondement de tonnerre, sur le bord de la banquise, roulait de plus en plus près. La lèvre de la banquise se fendait et se crevassait dans toutes les directions sur trois ou quatre milles de profondeur, et de grandes mottes de glace, de dix pieds d’épaisseur et de quelques mètres à vingt acres carrés, cahotaient, plongeaient, écumaient l’une contre l’autre et contre la banquise encore intacte, tandis que la lourde houle entrait, poussait et fusait dans leurs intervalles. Ces béliers de glaçons formaient, pour ainsi dire, la première armée que la mer lançait à l’attaque de la banquise. Le fracas et les chocs incessants de ces gâteaux de glace couvraient presque les grincements des feuillets de glace brute glissés tout d’une pièce sous la banquise, comme des cartes poussées brusquement sous un tapis de table. En eau peu profonde, ces feuillets s’empilaient l’un par-dessus l’autre jusqu’à ce que celui du fond touchât la vase à cinquante pieds de profondeur ; et les lames décolorées assaillaient la glace bourbeuse jusqu’à ce que la pression croissante finît par entraîner de nouveau tout en avant. En plus de la banquise et de la glace en paquets, la tempête et les courants amenaient de véritables icebergs, des montagnes de glace flottantes, arrachées aux côtes groenlandaises ou au rivage septentrional de la baie de Melville. Elles avançaient solennellement, broyant tout sur leur passage, parmi l’écume blanchissante, et arrivaient sur la banquise comme une flotte d’autrefois, toutes voiles dehors. Mais un iceberg, prêt, en apparence, à balayer le monde devant lui, échouait piteusement, chavirait, soudain pataugeant dans une mousse d’écume boueuse et dans un enveloppement d’embruns glacés, tandis qu’un autre, beaucoup plus petit et moins élevé, fendait et chevauchait la banquise plate, rejetant de part et d’autre des tonnes de déblais, et ouvrant une entaille d’un mille avant de s’arrêter. Quelques-uns tombaient comme des sabres, en taillant des canaux aux berges coupantes, d’autres éclataient en une grêle de blocs pesant chacun des vingtaines de tonnes, qui tournoyaient et patinaient parmi les hummocks. D’autres encore, en touchant, se dressaient d’un élan hors de l’eau, se tordaient comme de douleur, et retombaient sur le flanc, d’une masse, tandis que la mer poudroyait par-dessus leurs épaules. Ce travail de la glace, foulée, tassée, fléchie, bouclée, arcboutée, sous toutes les formes possibles, continuait à perte de vue le long de la ligne nord de la banquise.

Du point où se trouvaient Kotuko et la jeune fille, ce chaos ne formait en apparence qu’une ondulation incertaine et rampante au ras de l’horizon, mais elle se rapprochait à chaque instant, et ils pouvaient entendre très loin, du côté de la terre, un lourd grondement, pareil à celui d’une artillerie au fond d’un brouillard. Cela signifiait que la banquise refoulée s’écrasait contre les falaises d’acier de l’île de Bylot, la terre là-bas, au sud, derrière eux.

— Pareille chose ne s’est jamais produite, — dit Kotuko, en ouvrant les yeux de stupeur. — Ce n’est pas l’époque. Comment la banquise peut-elle céder maintenant ?
— Suis cela ! cria la jeune fille, en désignant de la main la chose qui, moitié boitant, moitié courant, fuyait, affolée devant eux.

Ils suivirent en halant le traîneau à main, tandis que de proche en proche gagnait l’assaut des glaces mugissantes. A la fin, les champs qui les entouraient se mirent à craquer et s’étoiler dans tous les sens, et les crevasses s’ouvraient et se refermaient comme des mâchoires de loups. Mais à l’endroit où la chose se tenait, sur une éminence formée de vieux blocs de glace épars, et haute d’une cinquantaine de pieds, il ne se produisait aucun mouvement. Kotuko bondit impétueusement de l’avant, tirant la jeune fille derrière lui, et rampa jusqu’au pied du tertre. La glace cassait de plus en plus haut autour d’eux, mais le tertre tenait bon ; et, comme la jeune fille levait les yeux vers son compagnon, celui-ci dressa son coude droit et le projeta en avant, faisant ainsi le geste par lequel un Inuit désigne la terre sous la forme d’une île. Et c’était la terre en effet où la chose boiteuse à huit pattes les avait conduits, — quelque îlot du large à pointe de granit et à grèves de sable, ferré, gainé et masqué de glace au point que nul homme n’aurait pu le distinguer de la banquise ; mais là-dessous, c’était la terre ferme et non plus la glace mouvante. Le bris et le rebondissement des glaçons, lorsqu’ils touchaient terre et volaient en éclats, en marquaient le contour, et un banc de sable ami s’avançait vers le Nord, et faisait dévier l’élan des glaces les plus lourdes, exactement comme un soc de charrue retourne la glèbe. Il y avait à craindre, sans doute, qu’un champ de glace fortement pressé remontât la grève d’un élan subit, vint raser la racine de l’Ilot, et l’emportât d’un coup, mais cela ne troublait ni Kotuko ni la jeune fille tandis qu’ils construisaient leur maison de neige et se mettaient à manger parmi le tumulte des glaces qui dansaient le long du rivage martelé. La chose avait disparu, et Kotuko, accroupi autour de la lampe, parlait avec exaltation de son pouvoir sur les esprits, quand, au milieu de ses paroles égarées, la jeune fille se mit à rire et à se balancer d’arrière en avant.

Derrière son épaule, deux têtes, l’une jaune et l’autre noire, s’introduisaient en rampant tout bas dans la hutte, les têtes des deux chiens les plus penauds, les plus honteux qu’on ait jamais vus. L’une appartenait à Kotuko, le chien, et l’autre au conducteur noir. Tous deux étaient gras à présent, bien portants, et tout à fait revenus à leur état normal, mais accouplés l’un à l’autre de la plus étrange façon. Lorsque le conducteur noir s’enfuit, il avait encore, vous vous en souvenez, son harnais sur le dos. Il devait, après avoir rencontré Kotuko le chien, s’être amusé ou battu avec lui, car son nœud coulant d’épaule s’était pris dans le fil de cuivre tressé du collier de Kotuko, et s’était serré à fond de telle sorte qu’aucun d’eux ne pouvant atteindre le trait pour le ronger, chacun restait attaché, flanc contre flanc, au cou de son voisin. Cela, joint à la liberté de chasser pour leur propre compte, devait avoir contribué à les guérir de leur folie. Ils semblaient, en effet, on ne peut plus raisonnables.

La jeune fille poussa du côté de Kotuko les deux animaux qui faisaient honteuse mine, et, avec des sanglots de rire, s’écria :

— Voilà Quiquern, celui qui nous a conduits à la terre. Regarde ses huit jambes et sa double tête !

Kotuko, à l’aide de son couteau, leur rendit la liberté, et ils se jetèrent dans ses bras, le jaune et le noir ensemble, en essayant d’expliquer comment ils avaient recouvré la raison. Kotuko passa la main le long de leurs côtes arrondies et bien en chair :

— Ils ont trouvé à manger, dit-il avec un sourire, Je ne crois pas que nous allions si tôt à Sedna. C’est ma tornaque qui me les a envoyés. Ils sont guéris de leur mal.

A peine eurent-ils salué Kotuko de leurs caresses, que ces deux animaux, qui avaient été forcés de dormir, de manger et de chasser ensemble pendant les dernières semaines écoulées, sautèrent à la gorge l’un de l’autre ; et la maison de neige fut témoin d’une belle bataille.

— Des chiens à jeun ne se battent pas, dit Kotuko, Ils ont trouvé du phoque. Dormons. Nous trouverons à manger.

A leur réveil, la mer libre battait la grève nord de l’île, et toute la glace désagrégée avait été entraînée vers la terre. Le bruit du premier ressac est l’un des plus délicieux pour l’oreille d’un Inuit, car il signifie que le printemps est en route. Kotuko et la jeune fille se prirent par les mains et sourirent : le clair et plein rugissement du ressac parmi les glaçons leur rappelait le temps du saumon et du renne, et le parfum des saules nains en fleur. Pourtant, au moment même qu’ils regardaient, la surface de la mer commençait, tant le froid était intense, à se prendre dans l’intervalle des blocs flottants ; mais on voyait sur l’horizon un vaste reflet rouge, la lumière du soleil englouti. C’était plutôt l’entendre bâiller dans son sommeil que le voir se lever en vérité, et la lueur ne dura que peu de minutes ; n’importe, elle marquait le tournant de l’année. Et rien, ils le sentaient, ne pouvait changer cela.

Kotuko trouva les chiens en train de se battre dehors, sur le cadavre encore chaud d’un phoque venu à la suite du poisson qu’une tempête met toujours en mouvement. Ce fut le premier des quelques vingt ou trente phoques qui atterrirent dans l’île au cours de la journée ; et, jusqu’à ce que la mer gelât pour de bon, il y eut des centaines de vives têtes noires qui flottaient, réjouis, sur l’eau libre et peu profonde, çà et là parmi les glaçons.

C’était bon de se remettre à manger du foie de phoque, de verser, sans y regarder, la graisse dans les lampes, et de voir la flamme briller à trois pieds de haut ; mais, aussitôt la nouvelle glace en état de les porter, Kotuko et la jeune fille chargèrent le traîneau à main, et firent tirer les deux chiens comme jamais ils n’avaient tiré de leur vie, car il fallait redouter ce qui avait pu se passer dans le village. Le temps était toujours aussi impitoyable ; mais on tire plus facilement un traîneau chargé de vivres qu’on ne chasse volontiers à jeun.

Ils laissèrent vingt-cinq cadavres de phoques ensevelis dans la glace du rivage, tout prêts au besoin, et se hâtèrent vers les leurs. Les chiens leur montrèrent la route, dès que Kotuko leur eut dit ce qu’on attendait d’eux, et, bien que rien n’indiquât la terre, en deux jours ils donnaient de la voix aux portes du village de Kadlu. Trois chiens seulement leur répondirent ; les autres avaient été mangés, et les maisons étaient presque plongées dans l’obscurité. Mais Kotuko cria : « Ojo ! » (viande bouillie), et des voix faibles lui répondirent ; et, quand il fit l’appel du village, nom par nom, à voix très distincte, il n’y avait pas de manquants.

Une heure plus tard, les lampes flambaient dans la maison de Kadlu, la neige fondue tiédissait sur le feu, les pots commençaient à mijoter doucement, et la neige dégouttait du toit, pendant qu’Amoraq préparait un repas pour tout le village, que le dernier-né mâchait une tranche de fine graisse à goût de noisette, que les chasseurs, avec lenteur et méthode, s’emplissaient de viande de phoque jusqu’au gosier. Kotuko et la jeune fille racontèrent leur histoire. Les deux chiens étaient assis entre eux, et, chaque fois que revenaient leurs noms, ils dressaient chacun une oreille et paraissaient aussi honteux que possible. Une fois qu’un chien .a été fou et qu’il a recouvré la raison, il est pour toujours à l’abri de nouvelles attaques.

— Ainsi, la tornaque ne nous a pas oubliés, dit Kotuko. La tempête a soufflé, la glace s’est rompue, et le phoque est venu derrière le poisson qu’effrayait la tempête. Maintenant, les nouveaux trous de phoques ne sont pas à deux jours d’ici. Que les bons chasseurs sortent demain, et rapportent les phoques que j’ai tué vingt-cinq phoques ensevelis dans la glace. Lorsque nous les aurons mangés, nous irons tous à la suite du phoque sur la banquise.

— Et vous, que faites-vous ? — demanda le sorcier du village sur le ton particulier qu’il employait pour s’adresser à Kadlu, le plus riche des Tununirmiut.

Kadlu regarda la jeune fille des pays du Nord, et répondit avec calme :

— Nous autres, nous construisons une maison.

Il désigna le côté nord-ouest de sa maison, qui est celui qu’habitent toujours le fils ou la fille mariés.

La jeune fille ouvrit les mains, la paume en dessus, avec un petit hochement de tête désespéré : c’était une étrangère, on l’avait ramassée mourante de faim, et elle ne pouvait rien apporter dans le ménage.

Amoraq sauta en bas du banc où elle était assise, et se mit à empiler toutes sortes de choses sur les genoux de la jeune fille : lampes de pierre, racloirs à peaux, chaudrons d’étain, peaux de rennes brodées de dents de bœuf musqué, et de vraies aiguilles à voiles, telles qu’en emploient les marins — la plus belle dot qu’on eût jamais donnée aux confins extrêmes du Cercle Arctique. Et la jeune fille des pays du Nord pencha la tête jusqu’à toucher le sol.

— Eux aussi ! — dit Kotuko, en riant et en faisant signe aux chiens qui poussèrent leurs museaux froids dans le visage de la jeune fille.

— Ah ! dit l’angekok avec une toux importante, comme s’il avait tout. prévu dès longtemps. — A peine Kotuko eut-il quitté le village, je me rendis à la maison des Chanteurs, et là, je chantai les paroles magiques. Je chantai durant toutes les longues nuits, j’invoquai l’Ombre du Renne. Ce sont mes chants qui firent souffler la tempête grâce à laquelle s’est disloquée la glace, et qui menèrent les deux chiens vers Kotuko, dans le moment où la glace allait lui broyer les os. C’est ma chanson qui attira le phoque derrière la glace rompue. Mon corps reposait tranquille dans le quaggi, mais mon esprit courait partout sur la glace pour guider Kotuko et les chiens dans tout ce qu’ils faisaient. C’est moi qui ai tout fait.

Tout le monde était repu et tombait de sommeil, aussi, personne ne le contredit ; et l’angekok se servit encore un nouveau morceau de viande bouillie, et se coucha pour dormir auprès des autres, dans la maison chaude, bien éclairée, qui sentait l’huile.

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Or, Kotuko, qui dessinait fort bien dans le style Inuit, grava des images de toutes ces aventures sur une longue lame d’ivoire plate percée d’un trou au bout. Lorsque la jeune fille et lui remontèrent au nord, vers la terre d’Ellesmere, l’année du Grand Hiver Libre, il laissa l’histoire en images à Kadlu, qui la perdit sur la plage le jour où son traîneau à chiens se brisa, un été, au bord du lac Netilling, à Nikosiring ; c’est là que, le printemps suivant, la trouva un Inuit du lac ; celui-ci la céda à un homme d’Imigen, qui était interprète sur un baleinier du détroit de Cumberland ; et ce dernier la vendit à Hans Olsen, depuis quartier-maître à bord d’un grand steamer qui emmenait des touristes au cap Nord, en Norvège. La saison des touristes passée, le steamer fit le voyage de Londres en Australie, en relâchant à Ceylan ; et là, Olsen vendit l’ivoire à un bijoutier cingalais pour deux saphirs en imitation. Je l’ai trouvé sous des vieilleries, dans une maison à Colombo, et l’ai traduit d’un bout à l’autre.