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Lucien de Samosate : De la manière d’écrire l’histoire

dimanche 5 mai 2019, par Denis Blaizot

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Il y a quelques temps déjà, je vous avais proposé de découvrir une œuvre de Lucien de Samosate : Histoire Véritable. Après un temps de latence relativement important, je vous propose aujourd’hui De la manière d’écrire l’Histoire. Rien de nouveau sous le soleil. Ce texte est facile à trouver sur internet ou dans une édition complète des œuvres de Lucien de Samosate. Il n’empêche. Ce pamphlet ne doit pas laisser indifférent, car il aborde un point important de la notion d’historicité. S’il est moins vrai maintenant, il fut un temps — à l’époque de Lucien — où il était tentant d’écrire pour faire plaisir à son mentor ou son protecteur. Lucien nous explique que ce n’est pas faire de l’Histoire. L’Histoire demande une bonne part d’impartialité, de neutralité de la part des auteurs.

J’ai lu la version disponible sur gallica et je n’en ai retenu que le texte en français hormis les notes.

De la manière d’écrire l’histoire

Traduction française

Par E. Talbot

Professeur au collège Rollin

Avec le texte grec et des notes

Paris

Librairie de L. Hachette et Cie

Boulevard saint-germain, n° 77

1866 1866

Imprimerie générale de Ch. Lahure

rue de Fleurus, 9, à paris

Argument analytique du traité de la manière d’écrire l’histoire.

I. Maladie étrange des habitants d’Abdère, sous le règne de Lysimaque : à la suite d’un violent accès de fièvre, ils étaient pris d’une manie furieuse de déclamation tragique.

II. Une maladie du même genre, mais plus grave, s’est emparée des contemporains chacun veut raconter la dernière guerre d’Arménie.

III. Diogène, voyant les Corinthiens rivaliser d’activité pour se préparer à repousser Philippe, se mit à rouler sa niche d’argile, afin de ne pas rester seul oisif parmi tant de gens occupés.

IV. Lucien, lui non plus, ne veut pas se taire quand tout le monde prend la parole. Il n’a pas la témérité de vouloir grossir le nombre des historiens il essayera seulement de leur donner quelques conseils.

V. Il sait que la plupart ne croient pas à l’utilité de pareilles leçons et ne se font pas une juste idée de l’art où a excellé Thucydide. Il s’attend à être mal reçu, de ceux surtout qui ont obtenu du succès. Il veut néanmoins les mettre à même, pour le cas où quelque nouvelle guerre viendrait à éclater, de suivre de meilleures règles.

VI. Avant d’expliquer les qualités de l’historien, il montrera quels défauts il doit éviter sous le triple rapport de la composition, du style et du goût.

VII. La première faute des mauvais historiens, c’est de confondre l’histoire avec le panégyrique, et de sacrifier la vérité à la flatterie.

VIII. Les règles de la poésie ne sont pas celles de l’histoire ; l’une jouit d’une liberté sans limite, que l’autre ne peut imiter.

IX. L’historien doit plus songer à être utile qu’à être agréable : la vérité, voilà le but essentiel qu’il doit se proposer.

X. L’histoire s’avilit en se parant d’inventions fabuleuses et en distribuant des éloges menteurs.

XI. Le mélange de la fable avec la vérité ne saurait produire qu’un composé monstrueux. Qui peut faire cas d’éloges grossièrement exagérés ?

XII. La flatterie est souvent repoussée par ceux mêmes qui en sont l’objet exemple d’Alexandre et d’Aristobule.

XIII. Les historiens complaisants sont plus nuisibles qu’utiles à ceux dont ils tracent de trop avantageuses peintures.

XIV. Quelques traits d’un historien emphatique, glorieux, et maladroitement flatteur.

XV. Un autre copie sottement Thucydide, et mêle à ces plagiats les termes militaires en usage chez les Romains.

XVI. Un autre décore d’un titre prétentieux un journal aride des faits de la guerre, et passe sans raison du dialecte ionien aux formes les plus communes du langage.

XVII. Un philosophe affecte à ses récits et à ses basses adulations les procédés syllogistiques.

XVIII. Un imitateur d’Hérodote.

XIX. Un écrivain trop riche en descriptions.

XX. L’incapacité de l’historien l’entraîne aux détails oiseux et aux contes absurdes.

XXI. Abus de l’atticisme. — Une bévue historique.

XXII. Alliance du langage poétique avec celui des carrefours.

XXIII. Des débuts disproportionnés et des débuts trop brusques.

XXIV. Il ne faut pas que l’historien change les villes de place.

XXV. Version particulière sur la mort de Sévérien.

XXVI. Un beau discours à l’instar de Thucydide ; une catastrophe renouvelée de Sophocle.

XXVII. Les grands objets sacrifiés aux petits.

XXVIII. Rencontre intéressante du Maure Mausacas et du Syrien Malchion.

XXIX. D’un voyage en Arménie accompli sans sortir de Corinthe. Les enseignes des Parthes prises pour des serpents ailés.

XXX. Une histoire trop courte, avec un titre trop long.

XXXI. L’histoire en prophéties.

XXXII. De plats ouvrages affectent des titres fastueux. — Les mauvais exemples peuvent tourner à bien pour qui sait en faire son profit.

XXXIII. Lucien a déblayé le terrain il lui reste à y élever un édifice.

XXXIV. Deux qualités sont avant tout nécessaires à l’historien : l’intelligence des affaires publiques, don purement naturel, et l’art de bien dire, qui est aussi un privilège, mais susceptible de perfectionnement.

XXXV. Les préceptes ne peuvent tenir lieu de dispositions naturelles, mais ils en dirigent l’usage.

XXXVI. Le génie le plus heureux ne dispense pas d’apprendre.

XXXVII. L’historien doit être initié aux choses civiles et militaires.

XXXVIII. Une indépendance absolue est la première vertu de l’historien il ne doit pas craindre de déplaire aux hommes puissants ni au peuple, si la vérité l’exige.

XXXIX. L’appréhension du châtiment et l’espoir de la récompense enchaînent également la sincérité ; l’historien véridique n’écoute ni ses amitiés ni ses haines il n’a devant les yeux que la postérité.

XL. Alexandre le Grand et Onésicrite.

XLI. Résumé des conditions morales auxquelles l’histoire doit satisfaire.

XLII. Sentiment de Thucydide sur les devoirs de l’historien.

XLIII. Le style historique n’est pas le style oratoire ; qu’il vise surtout à la clarté.

XLIV. Le grand point est d’être compris ; pour cela il faut être simple.

XLV. Un souffle poétique peut quelquefois animer l’histoire, mais son langage doit toujours être contenu et se défier des élans trop prompts de la pensée.

XLVI. Il y a pour la prose une harmonie distincte du nombre poétique.

XLVII. Il faut soumettre les faits à une enquête sévère, les vérifier, si on le peut, soi-même, et, dans le cas contraire, bien choisir les témoignages.

XLVIII. Après avoir réuni les matériaux de son œuvre, l’historien introduira dans cette masse informe l’ordre et la beauté du style.

XLIX. Il embrassera d’un coup d’ œil toutes les parties de son sujet ; dans une bataille il considérera moins les incidents que l’ensemble, et ne laissera dans l’ombre aucune face de l’action.

L. Qu’il sache passer rapidement d’un point à un autre, et soit, pour ainsi dire, présent partout.

LI. L’historien n’est pas responsable de ce qu’il raconte, mais seulement e la manière dont il le raconte ; son triomphe est de faire croire à ceux qui l’ont lu qu’ils ont été eux-mêmes spectateurs des événements.

LII. Un préambule n’est pas toujours nécessaire ; une exposition bien faite en peut tenir lieu.

LIII. L’historien, en tout cas, n’a pas, comme l’orateur, à solliciter la bienveillance qu’il se contente d’intéresser par un plan lucide et judicieux.

LIV. Préambules d’Hérodote et de Thucydide.

LV. La narration doit être égale, unie ; toutes les parties qui la composent doivent s’enchaîner naturellement.

LVI. La brièveté est d’autant plus utile que le sujet est plus abondant : elle consiste surtout dans le choix des faits.

LVII. C’est particulièrement dans les descriptions qu’il faut se montrer sobre exemples d’Homère et de Thucydide.

LVIII. Si l’on fait parler un personnage, qu’on lui prête le langage qui lui convient.

LIX. Que les éloges et les accusations soient fondés et pleins de mesure.

LX. L’historien livrera, sans se prononcer, les faits merveilleux au jugement du lecteur.

LXI. En résumé il bravera les jugements contemporains, ne recherchant que celui de l’avenir.

LXII. L’architecte Sostrate.

LXIII. Que l’historien prenne Sostrate pour modèle. Quant à Lucien, s’il n’est pas écouté, il a fait ce qu’il a pu pour l’être.

De la manière d’écrire l’histoire.

I. Les Abdéritains, sous le règne de Lysimaque, furent, dit-on, atteints, mon cher Philon, d’une singulière maladie. C’était une fièvre dont l’invasion fut générale, et qui se manifestait dès le début avec une grande force d’intensité et de continuité ; puis, au septième jour, il survenait chez les uns un fort saignement de nez, chez les autres une sueur abondante, et les malades étaient guéris. Seulement, tant que la fièvre durait, elle jetait leur esprit dans une plaisante manie : ils faisaient tous des gestes tragiques, déclamaient des ïambes, criaient de toute leur force, débitant à eux seuls d’un ton lamentable l’Andromède d’Euripide, ou récitant à part la tirade de Persée. La ville était remplie de gens pâles et maigres, de tragédiens d’une semaine, qui s’en allaient criant :

Amour, toi, le tyran des hommes et des dieux !

et autres exclamations lancées à pleine rix, et qui n’en finissaient plus, jusqu’à ce que l’hiver, amenant un grand froid, vint faire cesser tout ce délire. Il avait été causé, selon moi, par Archélaüs, tragédien estimé, qui, au milieu de l’été, pendant la plus forte chaleur, leur avait joué Andromède de telle sorte, qu’au sortir du théâtre la plupart avaient été saisis de la fièvre ; à leur lever, la tragédie s’était de nouveau emparée d’eux, Andromède s’étant agréablement installée dans leur mémoire, et Persée, avec Méduse, voltigeant dans leur imagination.

II. Si une chose, comme on dit, peut se comparer à une autre, cette manie des Abdéritains a gagné la plupart de nos beaux esprits elle ne les pousse pas, il est vrai, à jouer la tragédie ; ce serait pour eux une folie légère que d’être tout remplis d’ïambes composés par d’autres, et ne manquant pas de mérite. Mais depuis qu’il s’est produit quelques événements récents, je veux dire la guerre contre les barbares, et l’échec éprouvé en Arménie, et la série de nos succès, il n’est plus personne qui ne se mêle d’écrire l’histoire. Que dis-je ? tous nos gens sont devenus des Thucydides, des Hérodotes, des Xénophons ; ce qui confirme cette parole : « La guerre est la mère de toutes choses », puisque d’un seul coup elle a produit tant d’historiens.

III. Je n’ai pu, mon doux ami, les voir, ni les entendre, sans songer au philosophe de Sinope. Au moment où l’on disait que déjà Philippe était en campagne, tous les Corinthiens, saisis d’effroi, s’étaient mis à l’œuvre l’un préparait des armes, un autre apportait des pierres, celui-ci reconstruisait la muraille, celui-là consolidait la palissade, chacun s’empressait de son mieux à faire ce qu’il croyait le plus utile. Diogène, au milieu de tout cela, voyant qu’il n’avait rien à faire, parce que personne ne voulait l’employer à rien, relève son manteau jusqu’à la ceinture, et se met à rouler le tonneau qui lui servait de maison, du haut en bas du Cranium. « Que fais-tu là, Diogène ? lui dit un de ses amis. – Je roule mon tonneau, dit-il, afin de ne pas rester seul oisif au milieu de tant de gens occupés. »

IV. De même, mon cher Philon, pour ne pas rester seul muet en un temps où tout le monde parle, et ne pas ressembler à un figurant de comédie, qui ne dit rien la bouche ouverte, j’ai pensé que je ferais bien de rouler aussi mon tonneau, mais non pour écrire l’histoire et pour faire des récits ; je ne suis point assez téméraire, et tu n’as pas à craindre cela de ma part. Je connais le danger auquel s’exposent ceux qui roulent sur des pierres un objet qui n’est pas plus gros que mon tonneau, tout frêle, et fait d’une argile légère ; je me verrais bientôt réduit, au moindre caillou que je rencontrerais, à en ramasser les débris. Que me suis-je donc proposé, et comment vais-je prendre part à la guerre, sans courir de danger, et en restant hors de la portée du trait ? c’est ce que je vais te dire.

…La fumée et les flots,

et les soucis inséparables d,e la composition historique, je m’en débarrasse et je fais bien. Mais j’ai dessein de donner quelques avis, quelques préceptes à ceux qui écrivent l’histoire, afin de partager avec eux les travaux de construction, sans prétendre voir mon nom inscrit sur l’édifice, puisque je n’aurai touché le mortier que du bout du doigt.

V. Cependant la plupart de nos gens croient n’avoir pas plus besoin de conseils pour leur entreprise qu’il ne faut d’industrie pour marcher, voir ou manger : ils s’imaginent qu’écrire l’histoire est une chose fort aisée, à la portée de tous ceux qui peuvent exprimer clairement ce qui leur vient à l’esprit. Pour toi, mon cher, tu sais par ta propre expérience que ce travail n’est pas de ceux qui se font à la hâte et sans peine. Il y a besoin là, plus qu’en toute autre espèce d’ouvrage, d’une réflexion profonde, quand on veut, comme dit Thucydide, élever un monument éternel. Je suis donc convaincu que j’en détournerai un bien petit nombre, et que, d’un autre côté, je me rendrai odieux à quelques-uns, surtout à ceux qui ont déjà terminé leur histoire et l’ont présentée au public. En effet, s’ils ont été applaudis par leurs auditeurs, c’est folie d’espérer qu’ils changeront ou voudront corriger ce qui a été une fois approuvé et déposé pour ainsi dire dans les palais des rois. Malgré cela, je ne ferai pas mal de m’adresser à eux, afin que, s’il s’élève parfois une autre guerre, entre les Celtes et les Gètes, ou bien entre les Indiens et les Bactriens (car je ne pense pas qu’on ose nous la déclarer, maintenant que tout est soumis à notre empire), ces écrivains composent avec plus de goût, lorsqu’ils pourront appliquer à leurs ouvrages la règle que je leur trace, si toutefois ils la trouvent juste. Autrement, qu’ils continuent à les mesurer à l’aune dont ils usent maintenant : le médecin ne sera pas beaucoup attristé, en voyant que tous les Abdéritains veulent absolument jouer la tragédie d’Andromède.

VI. Notre ouvrage a deux objets : il enseigne à rechercher certaines qualités, et à fuir certains défauts. Parlons d’abord de ce que doit éditer l’historien, de ce dont il faut qu’il ait grand soin de s’abstenir ensuite nous dirons ce qu’il a à faire pour ne jamais s’écarter de la ligne droite et suivre toujours le vrai chemin ; de quelle manière il doit commencer, à quel ordre il doit s’astreindre dans son ouvrage, quelle est la mesure de chaque partie, ce qu’il faut taire, sur quoi il faut insister, ce qu’il vaut mieux esquisser d’un trait rapide, avec quel soin tout doit être exprimé et enchaîné : tous ces préceptes, et autres semblables, viendront en second lieu. Dès à présent, nous allons dire quels sont les défauts ordinaires des mauvais historiens. Ceux qui sont communs à tous les genres de style, et qui tiennent à l’arrangement des mots, aux pensées, toutes les maladresses enfin de cette nature seraient trop longues à exposer ici, et en dehors de mon sujet : les fautes, en effet, qui se commettent contre la langue et le style sont communes à tous les genres.

VII. Mais les fautes qui se commettent dans l’histoire paraîtront, si l’on y fait réflexion, celles-là mêmes que j’ai souvent observées, lorsque j’ai entendu quelque lecture historique, et frapperont encore davantage, ceux qui se mettront à écouter tous nos historiens du jour. Il ne sera pas hors de propos de rappeler ici, comme exemptes, quelques-unes de ces sortes de compositions. Examinons, en premier lieu, quel en est le défaut le plus choquant. La plupart de ces historiens, négligeant de raconter les faits, se répandent en éloges sur les princes et les généraux, élevant jusqu’aux nues ceux de leur nation, et ravalant indécemment les ennemis. Ils ignorent que ce n’est pas un isthme étroit, un faible intervalle qui sépare l’histoire de l’éloge, mais une épaisse muraille et que, pour nous servir d’une expression de musique, il y a entre eux la distance de deux octaves. Le faiseur d’éloges n’a qu’une préoccupation, c’est de louer, de charmer l’objet de sa louange, et s’il y réussit par le mensonge, il s’en inquiète fort peu ; mais l’histoire n’admet pas plus un mensonge, même le plus léger, que le conduit nommé trachée-artère par les enfants des médecins ne peut recevoir la boisson qui s’y engage.

VIII. Nos auteurs semblent ignorer encore que la poésie et les poèmes ont d’autres règles, d’autres lois que celles de l’histoire. Là règne une liberté absolue : l’unique loi, c’est le caprice du poète ; il est dans l’enthousiasme ; les Muses le possèdent tout entier ; et, soit qu’il attelle des chevaux ailés à un char, soit qu’il en fasse voler d’autres à la surface des eaux ou sur la tête des épis, personne ne lui en veut. Quand leur Jupiter enlève la terre et la mer, suspendues à une seule chaîne, on ne craint pas qu’elle ne se brise et que l’univers ne soit écrasé par cette chute. Quand ils veulent louer Agamemnon, personne ne s’opposer ce qu’ils lui donnent la tête et les yeux de Jupiter, la poitrine du frère du souverain des dieux, Neptune, et la ceinture de Mars. Il faut absolument que le fils d’Atrée et d’Aéropé soit un composé de tous ces dieux, puisque ni Jupiter, ni Neptune, ni Mars ne peut répondre isolément à l’idée qu’on a de sa beauté. Mais si l’histoire admettait pareille flatterie, que serait-elle, sinon une poésie en prose, dépouillée de la magnificence de son style, et laissant apercevoir toutes les fictions dont le mètre poétique ne cache plus la nudité ? C’est donc un grand, un énorme défaut, que de ne pas savoir séparer l’histoire de la poésie, et de donner à l’une les ornements qui ne conviennent qu’à l’autre, tels que la fable, la louange, et ce qu’il y a d’exagéré en elles. C’est comme si l’on revêtait d’habits de pourpre un de ces robustes athlètes, aussi durs qu’un chêne, et qu’on lui mit sur le corps toute une parure de courtisan, avec de la céruse et du vermillon au visage. Par Hercule ! combien on le rendrait risible, combien on l’enlaidirait par cette parure même !

IX. Je ne prétends pas pourtant interdire complètement l’éloge à l’histoire : mais il faut qu’il y soit amené à propos, qu’il y soit fait avec mesure, et de manière à ne pas choquer ceux qui le liront un jour ; en un mot, il faut se régler sur certains principes, que nous développerons plus loin. Quant à ceux qui croient bien faire lorsqu’ils divisent l’histoire en deux parties, l’une d’agrément et l’autre d’utilité, et qui, par suite, y introduisent l’éloge, comme étant de soi-même agréable et propre à égayer le lecteur, vois combien ils s’écartent de la vérité ! Et d’abord leur distinction est vicieuse : l’unique objet, le seul but de l’histoire, c’est l’utilité, et c’est de la vérité seule que l’utilité peut naître ; en second lieu, l’agrément est avantageux, sans doute, mais seulement lorsqu’il accompagne l’utile, comme la beauté relève la vigueur d’un athlète. Ainsi rien n’empêche d’admettre dans la famille d’Hercule le fils d’Isidotus, Nicostrate, vigoureux lutteur qui l’emporta sur tous ses antagonistes, quoiqu’il fût fort laid, et qu’il ait eu pour concurrent le bel Alcée de Milet. L’histoire donc, parée d’agréments qui rehaussent son utilité, doit attirer un grand nombre d’amateurs ; mais n’eût-elle que la beauté qui lui est propre, je veux dire la manifestation de la vérité, elle s’inquiète peu d’être belle.

X. Ajoutons que ce n’est point un agrément dans l’histoire, que d’y rencontrer des récits fabuleux, des éloges outrés : les uns et les autres répugnent aux auditeurs, si l’on n’entend pas par ce mot le rebut et la lie du peuple, mais les hommes qui écoutent comme des juges et même comme des accusateurs ; qui ne laissent rien échapper ; dont les yeux sont plus perçants que ceux d’Argus, et répandus aussi par tout le corps ; qui semblent examiner chaque parole avec une pierre de touche, afin de rejeter aussitôt celles qui sont de mauvais aloi, et de n’admettre que celles qui sont justes, légales, et marquées au bon coin : voilà les gens qu’il faut avoir en vue quand on écrit l’histoire ; pour les autres, il ne faut point s’en soucier, quand ils se tueraient à vous combler d’éloges. Si donc, sans respect pour ces juges, tu assaisonnes l’histoire de fables, d’éloges, et autres douceurs outrées, tu la feras bientôt ressembler à Hercule en Lydie. Tu as vu sans doute dans quelque tableau ce héros peint en esclave d’Omphale, chargé d’ornements qui ne sont nullement faits pour lui, et cette princesse revêtue de la peau de lion et tenant d’une main la massue, comme si elle était Hercule, tandis que le héros, couvert d’une robe de pourpre, file de la laine, et se laisse donner des coups de pantoufle par Omphale. C’est le plus honteux des spectacles de voir un vêtement si mal approprié au personnage, qui lui sied si peu, et qui ravale indignement jusqu’à la femme la virilité du demi-dieu.

XI. Peut-être la foule applaudira-t-elle à ce genre d’écrits ; mais ce petit nombre d’hommes que tu dédaignes rira de bon cœur et jusqu’aux larmes, à la vue de ton œuvre absurde, incohérente et mal agencée. En effet, c’est ce qui convient à chaque chose qui en fait la beauté ; et, si l’on transporte à l’une ce qui n’est propre qu’à l’autre, cet abus produit la laideur. Je n’ai pas besoin de dire que les louanges, agréables peut-être à un seul, c’est-à-dire à celui auquel elles s’adressent, sont insupportables aux autres, surtout si elles sont excessives, et telles qu’en donnent ces écrivains vulgaires, qui pourchassent la bienveillance de ceux qu’ils encensent, et qui ne les quittent que quand leur adulation éclate aux yeux de tous. Ils ignorent, en effet, l’art de louer et de voiler leur flatterie ils se ruent en accumulant les choses les plus incroyables, et en les présentant toutes nues aux regards.

XII. Aussi n’obtiennent-ils pas ce qu’ils souhaitent le plus vivement ; ceux qui sont loués par cette sorte d’écrivains les prennent en haine et se détournent d’eux comme de vils flatteurs et ils ont raison, surtout quand leur âme est bien située. C’est ainsi qu’Aristobule, ayant décrit le combat singulier d’Alexandre et de Porus, et lisant spécialement au roi ce morceau de son ouvrage, dans l’espoir qu’il lui concilierait surtout la faveur du prince, en raison des mensonges qu’il avait inventés pour rehausser la gloire d’Alexandre, et de l’exagération qu’il avait donnée à ses exploits réels, le roi prit le livre et le jeta dans l’Hydaspe, sur lequel ils se trouvaient naviguer, ajoutant : « Je devrais, Aristobule, t’y jeter aussi la tête la première, pour t’apprendre à me faire soutenir de pareils combats et tuer des éléphants d’un seul coup de javelot. » Alexandre devait, en effet, se sentir transporté de colère, lui qui n’avait pu souffrir l’audace d’un architecte qui lui avait proposé de tailler sa statue dans le mont Athos, et de transformer cette montagne en sa ressemblance. Le roi avait reconnu sur-le-champ que cet homme n’était qu’un flatteur, et il ne voulut plus l’employer désormais.

XIII. Que peut-on, je le demande, trouver d’agréable à de pareils éloges, à moins d’être assez fou pour aimer des louanges qu’il est si facile de convaincre de fausseté ? C’est ressembler à ces hommes laids, ou plutôt à ces femmes qui recommandent aux peintres de les faire les plus belles possible : elles s’imaginent qu’elles n’en seront que plus jolies, si l’artiste fleurit l’incarnat de leur teint et mêle du blanc à ses couleurs. Ainsi font la plupart de nos historiens, qui se rendent esclaves du moment actuel, de leur intérêt, de l’utilité qu’ils espèrent retirer de l’histoire : il est juste de les haïr, comme étant dès à présent des flatteurs de profession, des ignorants ; et, pour l’avenir, des témoins dont le langage hyperbolique rend suspect le fond même du récit. Si cependant on croit qu’il est tout à fait indispensable de répandre quelque agrément sur l’histoire, on y pourra joindre ces ornements, compatibles avec la vérité, qu’on emploie dans les autres genres de composition, tandis que nos historiens inhabiles les négligent pour y introduire des embellissements étrangers.

XIV. Je veux, du reste, te faire part de quelques-uns de ces traits que je me rappelle avoir entendu dernièrement débiter en Ionie, et tout récemment encore en Achaïe, par des historiens de la guerre actuelle. Au nom des Grâces, ne va pas douter que mes paroles ne soient vraies ! J’en ferais le serment, s’il était décent de jurer dans un écrit. L’un débute par une invocation aux Muses, et prie ces déesses de mettre la main avec lui à son ouvrage. Voyez le bel exorde ; comme il va bien à l’histoire ! comme il est fait tout exprès pour ce genre d’écrire ! Peu après il compare notre général à Achille, et le roi des Perses à Thersite. Il ignore apparemment qu’Achille est plus illustre par sa victoire sur Hector que s’il eût tué Thersite, et que, lorsqu’un vaillant guerrier prend la fuite,

Celui qui le poursuit est plus vaillant encore.

Ensuite il se donne à lui-même des louanges comme étant bien digne de raconter de si brillants événements. Plus bas, il fait l’éloge de Milet, sa patrie, ajoutant qu’il agit beaucoup mieux qu’Homère, qui nulle part n’a parlé de la sienne. À la fin de son exorde, il promet expressément et en termes clairs d’exalter de son mieux nos actions et de faire de toutes ses forces la guerre aux barbares. Voici, en effet, le commencement de son histoire et l’exposé des causes qui ont amené la lutte « L’abominable Vologèse, digne de périr de la mort la plus infâme, a commencé la guerre pour ce motif. »

XV. C’est ainsi qu’il s’exprime. Un autre, grand imitateur de Thucydide, voulant faire voir qu’il s’est formé sur cet excellent modèle, commence, comme lui, par se nommer en tête de son ouvrage, exorde délicieux et tout parfumé de thym attique. Écoute : « Crépéreius Calpurnianus, de Pompéia, a écrit la guerre des Parthes et des Romains, telle qu’elle a eu lieu dans tous ses détails et en commençant dès les premières hostilités. » Après un pareil début, ai-je besoin de te parler du reste, et de te dire que, lorsqu’il fait prononcer une harangue en Arménie, il nous reproduit l’orateur des Corcyréens ; qu’envoyant une peste aux Nisibéniens pour n’avoir pas suivi le parti des Romains, il copie mot à mot Thucydide, excepté le Pélasgique et les Longs-Murs, où habitaient ceux qui étaient atteints du fléau ? Du reste, il dit à propos de sa peste « Elle commença par l’Éthiopie, descendit en Égypte, et gagna la plus grande partie de la domination du grand roi ; » et puis il s’arrête là, et il a raison. Pour moi, je le laissai enterrer les malheureux Athéniens à Nisibe, et je me retirai, sachant d’avance tout ce qu’il allait dire après mon départ. Rien, d’ailleurs, n’est plus commun de nos jours que de voir des auteurs qui croient imiter Thucydide, lorsqu’ils emploient avec quelques légers changements les expressions mêmes et les petites phrases de cet historien. Par exemple « Vous conviendrez vous-mêmes » ou bien « Ce n’est pas pour cette raison, par Jupiter ! » ou enfin « J’étais sur le point d’omettre ceci. » L’historien dont je parlais tout à l’heure adopte pour les armes et pour les machines de guerre les mêmes noms que les Romains ; il dit, comme eux, un fossé, un pont, et antres mots de ce genre. Figure-toi jusqu’à quel point il est digne de l’histoire et convenable au style de Thucydide d’intercaler ainsi des mots italiens au milieu d’expressions attiques, comme si c’était une parure de pourpre propre à l’embellir, à lui prêter des grâces, et qui s’y ajuste sans peine.

XVI. Un autre écrit le récit tout nu des événements, sommaire prosaïque, rampant comme le journal d’un soldat, d’un ouvrier ou d’un vivandier à la suite de l’armée ce plat écrivain est cependant plus excusable qu’un autre il se fait sur-le-champ connaître pour ce qu’il est ; il a travaillé pour un autre plus habile, qui sera assez fort pour entreprendre une histoire. La seule chose que je lui reproche, c’est d’avoir donné à son livre un titre pompeux comme une tragédie, et trop au-dessus de ce genre de composition « Histoire parthique de Callimorphe, médecin de la sixième légion des Kontophores ». Chaque livre porte son nombre ; et il débute, ma foi, par une préface d’un ridicule achevé, où il conclut en ces termes : « Il est tout naturel qu’un médecin écrive l’histoire, puisque Esculape est fils d’Apollon, et qu’Apollon est le conducteur des Muses et le maître de toutes les sciences. » Il commence par écrire dans le dialecte ionien, et puis il se sert, je ne sais pourquoi, de la langue commune, il dit irtreihn (médecine), peirhn (épreuve), dcosa (tout ce qui) vnousoi (maladies), et ailleurs il emploie les mots les plus populaires, les expressions les plus triviales.

XVII. J’ai maintenant à parler d’un certain philosophe, dont je tairai le nom, mais dont je ne puis entendu lire dernièrement à Corinthe : passer sous silence le dessein et les écrits que j’ai ils sont au-dessus de toute espérance. Dès le début, à la première phrase de son exorde, il jette une question à la tête de ses lecteurs, et s’efforce de leur prouver par un raisonnement vigoureux qu’il ne convient qu’au sage d’écrire l’histoire. Vient ensuite un autre syllogisme, puis un autre encore et enfin tout son préambule est bâti d’arguments de même nature ; le tout pour louer jusqu’à la bassesse ; éloges outrés et sentant la dérision, du reste ayant tous la forme syllogistique, et rédigés en manière d’arguments qui se suivent et s’enchaînent. Mais le plus choquant et le plus indigne d’un philosophe qui porte au menton une large barbe grise, c’est d’aller dire dans la pré face que notre empereur aura le privilège unique de voir les philosophes écrire son histoire. Si une pareille réflexion est juste, il Valait mieux nous la laisser faire que de l’écrire.

XVIII. Je ne veux pas, non plus, oublier le début de cet autre, qui commence en ces mots : « Je viens vous parler des Romains et des Perses » et un peu plus loin : « Il fallait bien qu’il arrivât malheur aux Perses » et puis enfin : « C’était Osroès, que les Grecs nomment Oxyroès ; » et autres phrases analogues. Tu vois que celui-ci ressemble assez à l’un de ceux que nous avons cités : si ce n’est que l’un copie Thucydide, et que l’autre transcrit Hérodote.

XIX. Un autre, qui se distingue par la beauté d’un style comparable à celui de Thucydide, si même il ne le surpasse, après avoir décrit avec beaucoup de clarté et de vivacité, à ce qu’il croit, toutes les villes, toutes les montagnes, les plaines et les fleuves (qu’un dieu vengeur fasse retomber, tout cela sur la tête de nos ennemis, tant la froideur en dépasse celle de la neige caspienne ou de la glace celtique !), a besoin de tout un livre pour décrire le bouclier de l’empereur, « au centre duquel on voit une Gorgone, dont les yeux sont peints de bleu, de blanc et de noir, son baudrier a les couleurs de l’arc-en-ciel ; ses dragons s’enroulent et se crispent comme des cheveux bouclés. » Et le haut-de-chausse de Vologèse, et le frein de son cheval, par Hercule quels milliers de mots il lui faut pour les décrire ! Et la chevelure d’Osroès, passant le Tigre à la nage, et l’antre dans lequel il s’est enfui, avec les lierres, les myrtes, les lauriers s’enlaçant par une étreinte naturelle, et formant un ravissant berceau ! Comme tout cela va bien à l’histoire, et comme, sans ces ornements, nous ne comprendrions rien à la suite des faits !

XX. C’est par faiblesse d’esprit, ou par ignorance de ce qu’il importe de dire, que ces historiens ont recours à des descriptions d’antres et de pays. Et lorsqu’ils ont à raconter des faits considérables, ils ressemblent à un esclave nouvellement enrichi par la succession de son maître : il ne sait ni porter une robe ni se conduire convenablement dans un festin ; tandis qu’on sert des poulardes, des ventres de truies et des lièvres, il se jette sur une purée de légumes ou sur des viandes salées, dont il se gorge jusqu’à étouffer. Notre historien invente aussi des blessures impossibles et des morts étranges un soldat blessé à l’orteil meurt sur-le-champ au seul cri du général Priscus, vingt-sept ennemis expirent. Mais c’est sur tout dans l’énumération des morts que ses mensonges contredisent les rapports mêmes des généraux. Il dit qu’auprès d’Europus, il périt soixante-dix-mille-deux-cent-trente-six ennemis, tandis qu’il n’y a eu du côté des Romains que deux morts et neuf blessés. Le moyen d’en rien croire, à moins d’être fou ?

XXI. Voici encore qui n’est point à dédaigner. Son goût excessif pour l’atticisme et son affectation de parler le plus pur langage lui font souvent changer les noms romains pour les écrire en grec : il écrit Kronion (fils de saturne) au lieu de Saturninus, Fronton au lieu de fronton, Titanion au lieu de Titianus, et autres transformations plus risibles encore. C’est encore lui qui, à propos de la mort de Sévérianus, écrit : « Tous ceux-là se sont trompés, qui croient que Sévérianus a péri d’un coup d’épée : il s’est laissé mourir de faim, genre de mort qui lui a paru moins douloureux. » Il ignorait sans doute que Sévérianus n’avait enduré la faim que pendant trois jours, et qu’on a vu plusieurs personnes supporter sept jours entiers d’abstinence, à moins qu’on ne pense qu’Osroès est resté à attendre que Sévérianus mourût de faim, et que celui-ci, par conséquent, n’a pas vécu au delà de sept jours.

XXII. Où puis-je mieux parler qu’en cet en droit, mon cher Philon, des historiens qui usent d’expressions poétiques, qui disent : La machine a retenti en roulant : le mur, en s’écroulant, a fait un horrible fracas. Et dans la seconde partie de cette sublime histoire Édessa résonne au loin du bruit des armes ; tous les lieux n’étaient que bruit et que tumulte. Et ce qui suit Le chef roule en son âme les moyens de s’approcher des murs. Au milieu de tout cela s’introduisent des expressions basses et triviales, empruntées à la langue des mendiants. Exemples Le maître des troupes a détaché une lettre au monarque. Les soldats achetaient les affaires qu’il leur fallait. Après s’être lavés ils venaient autour deux, et le reste. C’est un auteur tragique qui a un pied chaussé d’un cothurne, et l’autre d’une sandale.

XXIII. On en voit d’autres, qui composent des prologues brillants, tragiques, et dont l’excessive ; longueur fait espérer que ce qui va suivre sera admirable et digne d’être écouté mais le corps même de leur histoire est si chétif, si mesquin qu’il semble voir un enfant, comme Cupidon qui se joue, se couvrir la tête du masque d’Hercule ou de celui d’un Titan. Les auditeurs s’écrient aussitôt : La montagne accouche. Rien, selon moi, ne doit être ainsi ; mais il faut que toutes les parties se ressemblent, qu’elles aient, pour ainsi dire, la même couleur, que le corps y soit proportionné à la tête, de manière qu’il n’y ait pas un casque d’or avec une cuirasse ridiculement faite de haillons ou de cuirs pourris, cousus ensemble, un bouclier d’osier et des cuissards en peau de truie. On voit, en effet, une foule d’historiens qui posent aujourd’hui la tête du colosse de Rhodes sur le corps d’un nain. D’autres, au contraire, produisant des corps sans tête, se jettent, sans préambule, au milieu des faits. Ils croient, par là, imiter Xénophon qui commence ainsi : Darius et Parysatis avaient deux fils ; ou bien d’autres auteurs anciens. Ils ignorent qu’il y a certains prologues imperceptibles, qui n’en sont pas moins des prologues, comme nous le dirons plus loin.

XXIV. Cependant tous ces défauts, qui pèchent contre l’expression ou contre l’ordonnance, sont encore supportables. Mais mentir sur la situation des lieux, et non-seulement surfaire de quelques parasanges, mais de plusieurs étapes, à quoi cela ressemble-t-il ? L’un de ces faiseurs d’histoire a composé la sienne avec tant de négligence, que, sans avoir jamais causé avec un Syrien, sans même avoir en tendu parler de la Syrie dans la boutique des barbiers, comme dit le proverbe, il écrit à propos d’Europus. Europus est située en Mésopotamie, à deux journées de l’Euphrate elle a été fondée par les Édesséens. Et cela ne lui suffit pas ce brave raconteur, dans le même ouvrage, enlève de sa place Samosate, ma patrie, avec la citadelle et les fortifications, et transporte le tout en Mésopotamie, pour l’enfermer entre les deux fleuves qui coulent de chaque côté de son enceinte, et viennent presque baigner ses murs. Ne serait-il pas plaisant, mon cher Philon, que je vinsse aujourd’hui me défendre auprès de toi d’être Parthe ou Mésopotamien, peuples chez lesquels cet admirable écrivain m’a transféré en colonie ?

XXV. Par Jupiter ! on ne peut plus douter de ce que dit ce même auteur au sujet de Sévérianus, puisqu’il affirme avec serment le tenir de la bouche d’un de ceux qui s’enfuirent du combat. Sévérianus ne s’est point donné un coup d’épée, il n’a point avalé de poison, il ne s’est pas pendu, il a inventé un genre de mort beaucoup plus tragique et d’une audace saisissante. Il avait de magnifiques coupes de cristal : résolu de mourir, il a brisé le plus grand de ces vases, et s’est tué avec l’un des éclats, dont il s’est coupé la gorge. Ainsi ce guerrier n’a trouvé ni poignard, ni javelot pour se donner une mort noble et héroïque.

XXVI. Ensuite, comme Thucydide a prononcé une sorte d’oraison funèbre pour ceux qui étaient morts la première année de la guerre du Péloponnèse, notre auteur s’est imaginé qu’il fallait aussi faire celle de Sévérianus. Tous ces historiens, en effet, entrent en lice avec Thucydide, qui ne peut mais des événements arrivés en Arménie. Le voilà donc faisant à Sévérianus de belles funérailles ; puis un centurion, nommé Aphranius Silo, monte sur la tombe, et ce rival de Périclès déclame tant et de si belles choses, que je ne puis m’empêcher, au nom des Grâces,, de fondre en larmes à force de rire ; surtout lorsque l’orateur Aphranius, joignant, vers la fin de son dis cours, les pleurs aux sanglots, rappelle d’un ton pathétique et les fameux soupers, et les réunions où l’on buvait si bien. Il couronne ensuite sa harangue par un trépas digne d’Ajax. Il tire bravement son épée, comme on devait l’attendre d’un Aphranius, et se tue sur le tombeau à la vue de tout le monde ; il méritait bien, j’en jure par le dieu Mars, de mourir plus tôt, pour avoir fait un si beau discours ! « Alors, dit l’historien, tous les assistants furent saisis d’admiration et exaltèrent la conduite d’Aphranius. » Pour moi, je ne pus lui pardonner d’avoir parlé presque tout le temps de plats et de ragoûts, et de s’être lamenté au souvenir des gâteaux. Mais je lui reprochai surtout de n’avoir pas étranglé, avant de mourir, l’historien, auteur de cette farce.

XXVII. Je pourrais encore, mon cher ami, te faire l’énumération d’un grand nombre d’historiens de la même espèce, mais je n’en cite plus que quelques-uns, et je passe ensuite au second objet de mon traité, je veux dire les préceptes suivant lesquels on peut écrire l’histoire avec succès. Il y en a qui omettent ou ne font qu’effleurer les faits importants et dignes de mémoire, et qui, par ignorance, faute de goût, ou pour ne pas savoir ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire, insistent sur des minuties, les racontent avec la plus grande exactitude, et s’y appesantissent longuement. On dirait un homme qui, ne remarquant rien de la beauté si frappante du Jupiter olympien, ne sait ni la louer, ni la faire comprendre à ceux qui ne l’ont point vue, tandis qu’il admire la forme régulière et le beau poli du piédestal, la juste proportion de la base, et qu’il emploie tous ses soins à les décrire.

XXVIII. J’en ai donc entendu un qui racontait lestement, en moins de sept lignes, la bataille qui se donna près d’Europus, et qui dépensait ensuite plus de vingt mesures d’eau à faire une digression froide et déplacée sur l’aventure d’un cavalier maure, nommé Mausacas. Pressé par la soif, égaré dans les montagnes, ce cavalier rencontre quelques paysans syriens qui se préparaient à prendre leur repas. D’abord, ils ont peur de lui ; mais, bientôt après, reconnaissant qu’il est de leurs amis, ils lui donnent l’hospitalité et lui offrent à dîner. Ils lui disent qu’un de leurs camarades a voyagé dans le pays des Maures, où son frère était soldat. De là d’interminables discours, des narrations sans fin ; comme quoi il a chassé dans la Mauritanie, où il a vu paître, dans le même endroit, de nombreux troupeaux d’éléphants ; com ment il a failli être dévoré par un lion, et quels superbes poissons il a achetés à Césarée. Cet admirable historien, sans s’inquiéter des massacres qui ont eu lieu auprès d’Europus, des rencontres, des armistices, forcés, des gardes et des contre-gardes, s’absente jusqu’au soir pour aller voir à Césarée le Syrien Malchion achetant à bon marché des scares magnifiques ; et, si la nuit ne l’eût surpris, il y serait sans doute demeuré à souper avec lui, les scares étant déjà préparés. n faut avouer que, si l’auteur ne se fut donné la peine d’insérer ces détails dans son histoire, nous aurions ignoré des faits aussi importants, et c’eût été un grand dommage pour les Romains que le Maure Mausacas, pressé de la soif, n’eût pas trouvé de quoi boire, et fût revenu au camp sans dîner. Combien de choses beaucoup plus nécessaires encore je passe exprès sous silence ! comme quoi une joueuse de flûte vint les trouver du village voisin ; comment ils se firent des présents réciproques le Maure ayant donné sa lance à Malchion, et Malchion une agrafe à Mausacas. Il y a encore bien des détails du même genre sur la bataille d’Europus, mais ce sont là les plus saillants. En vérité, l’on pourrait dire de ces historiens qu’ils ne voient pas la rose, mais qu’ils considèrent attentivement les épines placées près de la queue.

XXIX. Un autre historien, mon cher Philon, personnage tout aussi ridicule, n’ayant jamais mis le pied hors de Corinthe et n’ayant pas été jusqu’à Cenchrées, loin d’avoir vu la Syrie et l’Arménie, commence de la sorte, si j’ai bonne mémoire : « Les yeux sont de plus sûrs témoins que les oreilles ; j’écris donc ce que j’ai vu, et non point ce que j’ai entendu dire. » Et il a si bien vu ce qu’il raconte, qu’à l’occasion des dragons des Parthes, étendards qui, chez eux, guident les corps de troupes, chaque dragon, je crois, servant de guide à mille hommes, il dit que ces dragons sont des serpents vivants d’une grosseur monstrueuse, qui naissent en Perse, un peu au-dessus de l’Ibérie. Quand on se met en marche, on les tient attachés à de grandes piques et élevés en l’air, afin d’effrayer de loin les ennemis ; mais dans la mêlée même, quand on s’aborde, on les détache et on les lance sur eux. C’est ainsi que beaucoup de Romains ont été dévorés, d’autres étouffés, broyés sous les nœuds de ces dragons. Il a vu tout cela de près, quoique en sûreté, du haut d’un arbre où il s’était placé en observation. Il a bien fait de ne pas attaquer de front de pareilles bêtes ; nous serions privés aujourd’hui d’un historien si admirable, qui lui-même a fait durant cette guerre plusieurs exploits brillants et héroïques. Il a, en effet, couru beaucoup de dangers, et il a été blessé auprès de Sur, probablement dans un voyage de Cranium à Lerne. Et cependant il a lu tout cela aux Corinthiens, qui savaient fort bien qu’il n’avait jamais vu de guerre, même en peinture ; aussi ne connait-il ni les armes, ni les machines, ni les évolutions d’armées, ni les ordres de bataille : il appelle oblique la phalange droite ; et dit marcher contre l’aile, au lieu de marcher contre le front.

XXX. Un autre, vraiment digne de renom, raconte en cinq cents lignes tout ce qui s’est fait depuis le commencement jusqu’à la fin de cette guerre, soit en Arménie, soit en Syrie, soit en Mésopotamie, sur le Tigre et en Médie, et, après cela, il se vante d’avoir écrit une histoire. Cependant il met en tête de son livre un titre presque aussi long que l’ouvrage lui-même : Récit des exploits faits de nos jours par les Romains en Arménie, en Mésopotamie et en Médie, par Antiochianus, vainqueur aux jeux sacrés d’Apollon. Il avait, je crois, dans sa jeunesse, remporté le prix de la course.

XXXI. J’en ai entendu un autre qui avait écrit une histoire en forme de prédiction. Il annonce la captivité de Vologèse et la mort d’Osroès, qui sera exposé aux lions, et par-dessus tout, ce triomphe tant désiré. C’est ainsi qu’entraîné par son enthousiasme prophétique, il arrive aussitôt à la fin de son œuvre. Mais ce n’est pas sans avoir fondé en Mésopotamie une ville, grande de toute grandeur et belle de toute beauté, et sans s’être demandé comment il l’appellera, : Nicée, Homonée ou Irénée la question reste indécise, et elle n’a pas encore de nom, cette belle ville, pleine d’ailleurs de niaiserie et de stupidité historique. Il nous promet déjà de nous écrire tout ce qui doit se passer dans les Indes et durant notre périple sur la mer Extérieure : il ne s’en tient pas à la promesse ; l’exorde de son Indique est déjà com posé, et la troisième légion, les Celtes, et une petite l’Indus : partie des Maures, avec Cassius, ont déjà traversé ce qu’ils feront par la suite, comment ils soutiendront le choc des éléphants, c’est ce que ce fameux historien nous écrira bientôt de Musyris ou de chez les Oxydraques.

XXXII. Voilà les inepties que l’ignorance fait dé biter aux historiens qui ne voient pas ce qui doit fixer leurs regards ; et d’ailleurs, le verraient-ils, ils n’auraient pas le talent nécessaire pour l’exprimer ; leur imagination leur fait inventer et arranger tout ce que se permet, suivant le proverbe, une langue déréglée. Ils cherchent à se donner du relief par le nombre et surtout par le titre dé leurs livres, et ces : : titres mêmes sont des chefs-d’œuvre de ridicule. L’un prend celui-ci Les victoires parthiques, tant de livres ; et ensuite la Parthide, livre premier, livre second., probablement comme celui qui a écrit l’Athide. Un autre est encore plus ingénieux : son ouvrage, que j’ai lu, a pour titre : Les Parthoniciques de Déniétrius de Sagalasse. Ce que j’ai dit est moins pour tourner en ridicule et pour bafouer ces belles histoires, que dans l’intention d’être utile : car quiconque saura éviter ces sortes de défauts aura déjà acquis une bonne part du talent nécessaire pour être bon historien, ou plutôt il lui manquera bien peu, si ce principe de dialectique est vrai Lorsque entre deux choses il n’y a pas de milieu, le rejet de l’une entraîne nécessairement l’admission de l’autre.

XXXIII. Or, la place, peut-on dire, est parfaitement nette ; toutes les épines, toutes les ronces qui la couvraient sont coupées ; les décombres en ont disparu ; ce qu’il y avait de raboteux dans le terrain est maintenant uni ; il ne reste donc plus qu’à y bâtir un édifice, qui nous prouve que votre talent d’architecte ne consiste pas seulement à démolir les constructions des autres, mais à en élever vous-même une si parfaite, que personne, y compris Momus, n’y voie rien à reprendre.

XXXIV. Eh bien ! je dis qu’un bon historien doit réunir en soi deux qualités essentielles, une grande intelligence des affaires, une netteté parfaite d’expression. L’une ne peut s’apprendre, c’est un don de la nature ; l’autre peut s’acquérir par un exercice constant, un travail suivi, un vif désir d’égaler les anciens. Aucun art ne peut suppléer à ces deux qualités, et mes conseils n’y sauraient ajouter rien. Ceux, en effet, que la nature n’a pas créés intelligents et sagaces, mon livre ne promet pas de les rendre tels. Autrement, ce serait un grand, un inappréciable secret, que de pouvoir changer et transformer les objets au point de convertir le plomb en or et l’étain en argent, de faire un Titormus d’un Conon, un Milon d’un Léotrophide.

XXXV. Mais où est donc l’utilité de cet art et de vos conseils ? Leur objet n’est pas de créer ce qui doit être, mais d’apprendre à s’en servir comme il convient. C’est comme si Iccus, Hérodicus, Théon, ou tout autre maître de palestre, prenait avec lui Perdiccas, et s’il ne voulait pas s’engager à faire de lui un vainqueur olympique, un rival de Théogène de Thrace ou de Polydamas de Scotussa, mais seulement à fortifier un sujet qui, de sa nature, serait capable des exercices de la gymnastique et de l’améliorer au moyen de leur art. Loin de nous donc toute promesse prétentieuse, lorsque nous disons que nous avons trouvé un art qui peut s’appliquer à un objet si grand, si difficile : car nous ne nous vantons pas historien : de prendre n’importe quel homme et d’en faire un nous voulons montrer à un auteur, naturellement intelligent et exercé à bien écrire, quelques routes droites, qui, s’offrant à lui, le conduiront, s’il y entre, plus vite et plus facilement au but qu’il s’est proposé.

XXXVI. On ne saurait dire, toutefois, qu’un homme intelligent n’ait besoin ni d’art, ni de leçons pour les choses qu’il ignore ; autrement il jouerait de la cithare ou de la flûte sans l’avoir jamais appris, et il saurait tout. Or, sans apprendre, il est impossible de rien faire, tandis qu’avec le secours d’un maître, on peut tout apprendre aisément et s’y perfectionner.

XXXVII. Qu’on me donne donc un élève tel que je le demande, prompt à concevoir et habile à s’exprimer, d’une vue pénétrante, capable de diriger les affaires, si on les lui confie, ayant l’esprit militaire, mais avec la science civile, et sachant par expérience ce que c’est que conduire une armée ; je veux, par Jupiter ! qu’il ait été dans les camps, qu’il ait vu les évolutions et les mouvements des troupes, qu’il connaisse les armes et les machines de guerre, ce que c’est qu’une aile, un front, des bataillons, des escadrons, comment ils se forment, ce qu’on entend par charge, par volte en un mot, je ne veux pas d’un homme qui ne soit jamais sorti de chez lui et qui s’en rapporte au témoignage des autres.

XXXVIII. Mais il faut, avant tout, que l’historien soit libre dans ses opinions, qu’il ne craigne personne, qu’il n’espère rien. Autrement, il ressemblerait à ces juges corrompus qui, pour un salaire, prononcent des arrêts dictés par la faveur ou la haine. Qu’il ne s’embarrasse pas de ce que Philippe a eu l’œil crevé par Aster, archer d’Amphipolis, sous les murs d’Olynthe, mais qu’il nous le montre borgne comme il était. Il ne doit pas s’attendrir s’il représente au vif Alexandre tuant cruellement Clitus à l’issue d’un festin. Il n’aura pas peur de dire que Cléon, ce souverain des assemblées, ce maître absolu de la tribune, était un homme dangereux et forcené. Il ne redoutera pas la république entière d’Athènes, s’il raconte les désastres de Sicile, la captivité de Démosthène, la mort de Nicias, comment les soldats eurent soif, comment ils se mirent à boire, comment, en buvant, une foule d’entre eux furent taillés en pièces. En effet, il doit croire, ce qui est juste, que nul homme sensé ne lui reprochera de raconter, telle qu’elle a eu lieu, une entreprise malheureuse ou mal concertée. L’historien n’est pas poète ; il est narrateur, et, lorsque les Athéniens sont vaincus dans un combat naval, ce n’est pas lui qui coule les vaisseaux ; s’ils prennent la fuite, ce n’est pas lui qui les poursuit. Tout au plus lui reprocherait-on de n’avoir pas fait de vœux, l’occasion s’en étant offerte. Cependant, s’il était permis à l’historien de taire les événements malheureux ou de les corriger à son gré, il eût été facile à Thucydide de renverser d’un trait de plume la fortification des Épipoles, de couler la galère d’Hermocrate, et de transpercer l’infâme Gylippe au moment où il interceptait les passages et coupait les communications ; enfin, il pouvait jeter les Syracusains dans les carrières et faire voyager les Athéniens autour de la Sicile et de l’Italie, pour réaliser les espérances d’Alcibiade. Mais je ne crois pas que Clotho puisse dévider de nouveau le passé, ni qu’Atropos en reprenne le fil.

XXXIX. L’unique devoir de l’historien, c’est de dire ce qui s’est fait. Mais il ne le pourra pas, s’il a peur d’Artaxercès, dont il est le médecin ; s’il attend une robe de pourpre, un collier d’or, un cheval de Nisée pour le salaire des éloges prodigués dans son histoire. Ce n’est point ainsi qu’agira Xénophon, l’historien impartial, ni Thucydide ; mais s’il a des inimitiés particulières, il les oubliera pour ne songer qu’à la république ; il mettra l’intérêt de la vérité au-dessus de la haine, et il ne pardonnera pas une faute même à l’amitié. Tel est, je le répète, l’unique devoir de l’historien ne sacrifier qu’à la vérité, quand on se mêle d’écrire l’histoire, et négliger tout le reste ; en un mot, la seule règle, l’exacte mesure, c’est de n’avoir pas égard seulement à ceux qui l’entendent, mais à ceux qui, plus tard, liront ses écrits.

XL. Si, au contraire, il fait la cour au présent, on aura raison de le mettre au rang de ces flatteurs pour lesquels l’histoire a depuis longtemps autant d’aversion que la gymnastique pour les parures. On cite cette parole d’Alexandre : « J’aurais du plaisir, Onésicrite. à revivre quelque temps après ma mort, pour entendre ce que les hommes d’alors diront en lisant nos exploits. S’ils les louent et les exaltent en ce moment, n’en sois pas surpris chacun d’eux espère s’attirer mon amitié avec le bel appât des louanges. » Quoique Homère ait raconté bien des fables au sujet d’Achille, bien des gens sont disposés à le croire, convaincus de la véracité du poète par cette preuve évidente, c’est qu’il n’a pas chanté un personnage vivant. Ils ne voient pas, en effet, quel intérêt il avait à mentir.

XLI. Ainsi l’historien doit être exempt de crainte, incorruptible, indépendant,ami de la franchise et de la vérité, appelant, comme dit le Comique, figue une figue, barque une barque ; ne donnant rien à la haine, ni à l’amitié, n’épargnant personne par pitié, par honte ou par respect, juge impartial, bienveillant pour tous, n’accordant à personne que ce qui lui est dû, étranger dans ses ouvrages, sans pays, sans lois, sans prince, ne s’inquiétant pas de ce que dira tel ou tel, mais racontant ce qui s’est fait.

XLII. Thucydide eut donc raison d’ériger ce précepte en loi, et de distinguer une bonne et une mauvaise manière d’écrire l’histoire, lorsqu’il vit l’admiration pour Hérodote aller au point de donner le nom d’une muse à chacun de ses livres. Il dit, en effet, que son ouvrage est un monument éternel, et non pas une pièce écrite pour le moment qu’il ne recherche rien qui soit fabuleux, mais qu’il veut laisser à la postérité le récit d’événements véritables. De là il conclut que l’utilité doit être le but que se propose tout homme sensé en écrivant l’histoire, afin que si, par la suite, il arrive des événements semblables, on voie, en jetant les yeux sur ce qui a été écrit, ce qu’il est utile de faire.

XLIII. L’historien qui a cette manière de voir est mon homme. Quant au style, à la force de l’expression, on n’y doit trouver ni véhémence, ni rudesse, ni continuité de périodes, ni série captieuse d’arguments, ni aucun de ces artifices de rhétorique dont la séduction ne convient pas à l’histoire ; il faut l’écrire d’un style rassis et paisible. Le sens doit être serré, plein de choses la diction nette, appropriée aux affaires, éclairant parfaitement les faits.

XLIV. Car, ainsi que nous avons établi que les qualités d’esprit de l’historien sont la franchise et la véracité, de même le premier, le seul but de son style, doit être d’exposer clairement les faits, de les présenter sous leur jour le plus lumineux, sans réticences, sans mots hors d’usage, sans aucune de ces expressions qui sentent la place publique et la taverne, mais en termes qui soient compris du vulgaire et loués par les habiles. Je permets l’ornement des figures, mais sans enflure ni recherche ; autrement, son style ressemblerait à des mets trop relevés d’assaisonnements.

XLV. Que la pensée de l’historien participe quelquefois de la poésie, qu’elle se rapproche de ce que celle-ci a de magnifique et d’élevé, surtout lorsqu’il se trouve engagé dans les descriptions d’armées rangées en bataille, de combats sur terre ou sur mer. Il faut alors qu’un souffle poétique enfle les voiles de son navire, et le fasse glisser à la surface des flots : seulement, son style ne doit pas quitter la terre ; il peut s’élever à la beauté et à la grandeur du sujet, et l’égaler autant qu’il est permis, mais sans sortir de son caractère, sans se jeter dans un enthousiasme hors de saison ; il courrait alors grand risque de perdre la raison et d’être emporté jusqu’à la fureur poétique des Corybantes. Pour éviter ce danger, il faut obéir au frein, il faut savoir être sobre, et se rappeler que la fougue est aussi bien la maladie du style que celle des chevaux. Il vaudra donc mieux que l’expression suive à pied la pensée à cheval et se tienne à la selle, que d’être laissée en arrière dans la rapidité de la course.

XLVI. Il faut encore, dans l’arrangement des mots, user de tempérament et garder un juste milieu ; ils ne doivent être ni trop éloignés, ni trop séparés les uns des autres cela est rude, et cependant il ne les faut pas lier ensemble sans harmonie, comme fait le vulgaire l’un est un défaut, l’autre est désagréable à l’auditoire.

XLVII. Les faits ne doivent pas, non plus, être cousus au hasard, mais soumis à un examen laborieux et souvent pénible, à une critique sévère l’auteur les aura vus, il en aura été le témoin sinon, il ne se fiera qu’à des gens qui racontent avec une fidélité incorruptible, et que l’on ne saurait soupçonner d’ajouter ou de retrancher rien aux événements, par faveur ou par haine. Pour cela, l’auteur doit avoir un discernement juste, et n’admettre dans son récit que les faits les plus probables.

XLVIII. Quand il les aura tous rassemblés, ou du moins en grande partie, qu’il en fasse premièrement un mémoire, qu’il en compose un corps d’abord informe et sans proportions, puis qu’il y mette de l’ordre, de la beauté, avec le coloris du style, l’éclat des figures, l’harmonie du langage.

XLIX. En un mot, il doit ressembler au Jupiter homérique, qui tantôt jette les yeux sur le pays des Thraces aux rapides coursiers, tantôt sur celui des Mysiens. De même, l’historien doit considérer à part soi la marche des Romains, qu’il nous exposera telle qu’il la voit du point élevé où il s’est placé ; tantôt celle des Perses, et ensuite les mouvements des deux peuples, s’ils en viennent aux mains. Il ne doit pas, dans une armée rangée en bataille, fixer ses regards sur une seule partie, sur un seul cavalier, sur un seul fantassin, a moins que ce ne soit un Brasidas qui s’élance sur le rivage, un Démosthène qui repousse une descente des ennemis : en effet, il doit voir, avant tout, les généraux. Dès qu’ils donnent un ordre, il doit l’entendre, et savoir comment, dans quelle intention, pour quelle raison ils l’ont donné. Quand la mêlée s’engage, il faut que la vue soit toute d’ensemble, et que l’historien, tenant la balance, pèse les événements, poursuive avec les vainqueurs et fuie avec les vaincus.

L. Tout cela cependant doit être fait avec mesure : qu’il évite la satiété, la maladresse, tout ce qui sent le jeune homme ; qu’il se tire lestement de son récit, qu’il passe à d’autres qui pressent ; et, quand il a fixé les faits à un point convenable, puis, une fois délivré de ceux-ci, qu’il revienne aux premiers, dès qu’ils le rappellent ; enfin, qu’il fasse marcher tout temps ; avec rapidité, qu’il s’avance du même pas que le qu’il vole d’Arménie en Médie, et que d’un seul mouvement d’aile il se porte en Ibérie, en Italie, pour ne laisser aucun fait le gagner de vitesse.

LI. Mais surtout qu’il rende son jugement semblable à un miroir, brillant, sans tache, et d’un centre parfait. Qu’il reproduise la forme des faits, tels qu’il les a réfléchis, sans les renverser, sans leur prêter des couleurs ou des figures étrangères. L’historien, en effet, ne compose pas comme un rhéteur ; il a devant lui le fond de son discours et il n’a qu’à l’exprimer, puisque ce sont des faits accomplis ; son devoir est de les mettre en ordre et de les raconter par conséquent, il n’a point à chercher ce qu’il doit dire, mais comment il doit l’énoncer. En somme, il faut croire qu’un historien ressemble à Phidias, à Praxitèle, à Alcamène, ou à quelque autre de ces artistes. Aucun d’eux n’a fabriqué l’or, l’argent, l’ivoire ou les autres matières dont ils se sont servis ; ils les avaient sous la main ; elles leur venaient d’Élée, d’Athènes ou d’Argos ; ils ne leur ont donné que la forme ils ont scié l’ivoire, l’ont poli, collé, ajusté et rehaussé d’or. Ce fut un effet de leur art de disposer la matière comme il convenait ; c’est aussi le travail de l’historien de donner aux faits une belle ordonnance, et de les produire sous leur jour le plus brillant. Alors, quand celui qui les entend s’imagine les avoir vus, et fait ensuite l’éloge de l’ouvrage, on peut dire qu’il est de main de maître, et qu’il mérite la louange accordée au Phidias de l’histoire.

LII. Quand tous les matériaux ont été recueillis, l’historien peut commencer sur-le-champ sa narration, sans la faire précéder d’un exorde, surtout si la nature des faits n’exige pas les éclaircissements d’un préambule. Alors la force même du récit tiendra lieu de préliminaire, en éclairant tout d’abord ce qui doit être dit.

LIII. Cependant, si l’on débute par un exorde, on ne le fera porter que sur deux points, et non pas sur trois comme les rhéteurs. On laissera de côté ce qui a rapport à la bienveillance, et l’on se conciliera seulement l’attention et la docilité de l’auditoire. Or, les auditeurs seront attentifs, s’ils s’aperçoivent qu’on leur parle de faits importants, nécessaires, intéressants, utiles. Le moyen de rendre ce qui doit suivre clair et facile à concevoir, c’est de commencer par exposer les causes et une vue sommaire des événements.

LIV. Tels sont les exordes qu’ont employés les meilleurs historiens. Hérodote dit qu’il ne veut pas que l’oubli anéantisse des événements aussi grands, aussi admirables, c’est-à-dire les victoires des Grecs et les défaites des Perses. Thucydide pense que cette guerre du Péloponèse sera plus grande, plus digne de mémoire et plus importante que celles qui l’ont précédée. Elle a été signalée, en effet, par de terribles désastres.

LV. Après un exorde, long ou bref, proportionné aux événements, il faut que la transition qui passe aux faits mêmes soit ménagée et conduite avec art ; et tout le reste du corps historique n’étant plus qu’un long récit, il doit être orné de toutes les qualités propres à la narration, marcher d’un pas régulier, par tout uniforme et semblable à lui-même, sans saillies et sans cavités. Qu’on voie s’épanouir dans la diction une clarté produite, ainsi que je l’ai dit, par l’étroite union des faits. Cette liaison rendra tout le reste parfait, achevé un passage bien tourné en amènera un astre qui s’y joindra, comme l’anneau à la chaîne, de manière à n’en être plus séparé. Cette cohérence empêchera qu’il n’y ait plusieurs récits juxtaposés : le premier se rattachera au second, non-seulement par le voisinage, mais par la continuité et le mélange complet de leurs points de rapport.

LVI. La brièveté est utile partout, et notamment quand on a beaucoup à dire ; mais elle doit moins consister dans les mots et dans les expressions que dans les faits. Je dis toutefois que, s’il faut simplement effleurer les faits qui manquent d’intérêt et de valeur, on doit insister sur ceux qui ont de l’importance ; néanmoins, il y en a beaucoup qu’on peut omettre. En effet, si pour traiter vos amis, vous avez fait préparer un festin, vous n’irez pas, au milieu des gâteaux, des volailles, des plats choisis, des sangliers, des lièvres, des ventres de truies, servir une sardine, un plat de purée ou tout autre ragoût ; vous négligerez cette nourriture commune.

LVII. Il faut encore être d’une grande sobriété dans les descriptions de montagnes, de fortifications et de fleuves, de peur de paraître se plaire un vain étalage de mots, et faire ses propres affaires sans songer à l’histoire mais il faut toucher légèrement ces détails, pour l’utilité ou la clarté du récit, puis passer vite pour échapper à cette glu et à ces amorces. Ainsi fait le grand Homère : tout poète qu’il est, il glisse sur Tantale, Ixion, Tityus et les autres ; mais si Parthénius, Euphorion ou Callimaque avaient traité ce sujet, combien crois-tu qu’il eût fallu de vers pour amener l’eau jusqu’aux lèvres de Tantale combien pour mettre en mouvement la roue d’Ixion Thucydide, avec bien plus de goût, emploie rarement le genre descriptif vois comme il va droit au but, soit qu’il donne l’explication d’une machine, soit qu’il entre dans les détails, utiles et nécessaires, de la disposition d’un siège, soit qu’il décrive la forme des Épipoles ou le port de Syracuse. Sa description de la peste parait longue mais, si tu songes aux faits, tu verras qu’il ne cesse pas d’aller vite, et que sa course est à peine retardée par les circonstances nombreuses qui la retiennent.

LVIII. Si quelquefois on est obligé de faire parler des personnages, il faut qu’ils tiennent des discours appropriés à leur caractère et aux événements, et que d’ailleurs ils s’expriment avec la plus grande clarté du reste, il vous est permis, en ce cas, de montrer votre talent dans l’art de bien dire, et de déployer votre éloquence.

LIX. Les éloges et les blâmes doivent être modérés, circonspects, exempts de calomnie et de flatterie, courts et placés à propos. Autrement ils seraient injustes, et vous mériteriez le reproche fait à Théopompe, qui, par un penchant particulier à la haine, fait le procès à presque tous ceux dont il parle : à cet égard même il passe tellement les bornes, qu’il semble plutôt un accusateur qu’un historien.

LX. Si dans le cours du récit il s’offrait quelque trait fabuleux, on peut le rapporter, mais sans y croire on doit l’abandonner au jugement du lecteur, qui pourra décider à son gré. Pour toi, tu n’as rien à craindre, et tu n’es forcé à te prononcer ni dans un sens ni dans l’autre.

LXI. En résumé n’oublie pas, et je me plais à Le répéter, que tu ne dois point écrire en vue du moment présent, pour être loué, honoré de tes contemporains ; fixe, au contraire, tes regards sur les siècles à venir ; écris pour la postérité ; demande-lui le prix de tes travaux, et fais-la dire de toi : « C’était un homme indépendant, plein de franchise, ennemi de la flatterie, de la servilité ; la vérité chez lui brille de toutes parts. » Quiconque a des sentiments élevés doit placer ces suffrages au-dessus des espérances si passagères du temps présent.

LXII. Vois ce qu’a fait un certain architecte de Cnide ! Il avait construit la tour de Pharos, ce rare et merveilleux édifice, du haut duquel un feu éclairait au loin les navigateurs, pour les empêcher d’aller se jeter sur les brisants de la côte difficile et impraticable de Parétonium. Après avoir achevé son ouvrage, il y grava son nom fort avant dans la pierre, et le recouvrit d’un enduit de plâtre, sur lequel il écrivit le nom du roi qui régnait alors. Il avait prévu ce qui devait arriver. Au bout de quelques années le plâtre tombait avec les lettres qu’il portait, et l’on découvrit cette inscription : « Sostrate de Cnide, fils de Dexiphane, aux dieux sauveurs, pour ceux qui sont battus » des flots. Ainsi cet architecte n’a pas eu en vue le moment présent, le court instant de la vie, mais l’heure actuelle et les années à venir, tant que la tour serait debout et que subsisterait l’œuvre de son talent.

LXIII. Voilà comment il faut écrire l’histoire. Il vaut mieux, prenant la vérité pour guide, attendre sa récompense de la postérité que nous livrer à la flatterie pour plaire à nos contemporains. Telle est la règle, tel est le fil à plomb d’une histoire bien écrite ; si l’on s’y conforme, rien de mieux, et je n’aurai point travaillé en vain s’il en est autrement, j’aurai roulé mon tonneau dans le Cranium.