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Camille Debans : Histoire d’un tremblement de terre

samedi 2 novembre 2013, par Denis Blaizot

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Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Cette nouvelle, publiée fin 1892 1892 dans les numéros 261 à 265 de la revue La Science Illustrée La Science Illustrée La science illustrée est un journal hebdomadaire de vulgarisation scientifique créé en octobre 1875. Son premier numéro porte porte la date du 18 Octobre 1875. Les principaux rédacteurs sont Adolphe Bitard, Louis Figuier et Élysée Reclus pour la première année mais ils cèdent la place à de nouveaux noms dès le début de la seconde année. Cette première version a duré au moins jusqu’en 1877.

Le titre fût repris par Adolphe Bitard en décembre 1887 peu de temps avant sa mort et Louis Figuier prend sa relève dès le mois de mars 1888.

Largement illustré, il contient dès le premier numéro de janvier 1888 des nouvelles et romans à épisode. Les romans seront signés entre-autre par Louis Boussenard, Albert Robida et Jules Verne. On y retrouvera également les signatures de rédacteurs des revues La Nature et la Revue Scientifique.

À partir du n°340 ( premier numéro du second semestre 1894) la date disparaît de la première page du cahier hebdomadaire, mais reste inscrite sur la couverture.

La première page du fascicule n°901(4 mars 1905) porte en regard de la date les mentions S.I. N°901 et S.A.N. N°175. S.A.N. est l’abréviation de Sciences, Arts, Nature, créée en novembre 1901. Doit-on comprendre que ce fascicule était vendu sous deux titres ?

Je n’ai pour l’instant aucune information sur le devenir de cette publication au-delà de l’année 1905.
(correspondant aux cinq premiers numéros du premier semestre 1893 1893 ), nous conte un tremblement de terre survenu sur les côtes pacifique de l’Amérique du sud. Les souvenirs que nous avons tous du tremblement de terre et du raz-de-marée de Banda-Aceh donnent énormément de crédit à ce petit texte.
Elle également été publiée dans le recueil Les drames à toute vapeur -A. Mame et fils (Tours)-1898 1898

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Le 18 novembre 1834, à sept heures trente-cinq minutes du matin, les navires qui tenaient la mer dans l’océan Pacifique, par le travers du Chili, éprouvèrent un violent soubresaut. Quelque chose comme un terrible frisson parcourut leurs carènes d’un bout à l’autre, fit craquer leurs membrures et gémir les mâts ; puis, après cinq ou six secondes d’arrêt, ils reprirent leur marche sans qu’on pût savoir à quoi attribuer cet étrange phénomène.
On apprit plus tard que cette secousse était simplement le contre-coup du tremblement de terre de Talcahuana, contrecoup ressenti à plus de 300 lieues en mer.
Les marins qui relâchèrent dans la baie de Conception, à quelques jours de là, ne trouvèrent plus de ville, et apprirent que les navires à l’ancre dans la rade avaient presque tous péri.
La baie de Conception est un des plus vastes et des plus splendides ports de l’Amérique du Sud, sur le Pacifique. Elle a 5 lieues d’étendue du nord au sud, et plus de 15 kilomètres de l’est à l’ouest.
Vue du mouillage, elle paraît immense. A peine si à l’œil nu, par un beau temps, on peut distinguer les côtes de l’est et du nord, presque continuellement voilées par une légère brume qui prête un charme mystérieux à l’horizon.
Talcahuana est une petite ville aux maisons blanches, assise d’une façon assez désordonnée sur une presqu’île au sud-est de la baie.
Derrière Talcahuana, les mamelons des Cordillères se dressent immédiatement, recouverts d’une végétation luxuriante et peuplés de troupeaux innombrables. A l’ouest, la principale colline de la ville s’affaisse pour aller mourir dans une vaste plaine naguère occupée par la mer, et s’étendant entre deux montagnes assez avant dans l’intérieur, jusqu’à la ville de Conception, qui est le chef-lieu de la province.
Talcahuana ne compte plus les tremblements de terre. Depuis sa fondation, qui est due, par parenthèse, à des navigateurs français, cette pauvre petite ville a été détruite une quinzaine de fois au moins. Aussi ses maisons sont-elles construites en prévision des secousses fréquentes qu’elle subit.
Il y a bien quelques habitations en pierres ou en briques, mais, en général, ce sont des cases plus ou moins spacieuses, bâties en torchis et en bois souple. Pas de fondations ; le plancher repose sur d’énormes rouleaux en bois, et les maisons peuvent par conséquent se mouvoir en avant et en arrière sans être endommagées.
L’expérience a démontré que cette combinaison était la plus favorable en cas de commotions volcaniques. Mais au point de vue de la voirie et de l’alignement des rues, ce mode de construction offre des inconvénients dont le moindre est de faire enrager l’alcade. Chaque habitant possède, en effet, un jardin derrière sa maison. Lorsque les besoins de la culture lui font sentir la nécessité d’agrandir son jardin, le propriétaire se contente de pousser son logis, qui glisse sur les rouleaux et s’avance ainsi de 1, 2 ou 3 mètres vers le milieu de la rue. Son jardin s’agrandit donc de tout ce que sa façade dérobe à la voie publique.
Cette opération, renouvelée à diverses époques, et selon les besoins, par chaque propriétaire, finit par produire des rues d’une largeur microscopique et dont les contours biscornus feraient trouver rectilignes les plus tortueuses rues flamandes.
Seulement, lorsque le mal atteint des proportions telles que la rue court le danger d’être remplacée par un mur mitoyen, l’alcade intervient et fait savoir, à son de trompe, aux habitants, qu’il leur donne vingt-quatre heures pour remettre leurs domiciles à l’alignement... Et une paire de bœufs attelée à chaque maison suffit pour exécuter les ordres de l’alcade.
Les secousses terrestres ne sont pas choses rares au Pérou, ni surtout au Chili. Valparaiso subit une quinzaine de tremblements de terre par an. Mais si des faits inquiétants ne se sont pas préalablement produits dans les volcans des Cordillères, les habitants se contentent de sortir de chez eux afin de ne pas être écrasés par la chute des plafonds.
A Copiapo, petite ville du nord, célèbre par ses mines de cuivre et d’argent, et particulièrement par la mine d’argent de la famille Gallos, au fond de laquelle on descend par un escalier taillé dans l’argent massif, à Copiapo, dis-je, la terre tremble toujours. Les oscillations ne sont pas très sensibles, mais il suffit de s’appuyer contre la muraille d’une case pour sentir immédiatement la trépidation perpétuelle du sol.
Donc il existe au Chili des gens qui ont été secoués par cent, cent cinquante et jusqu’à deux cents tremblements de terre.
Pour ceux-là, il est des signes non équivoques auxquels on doit d’avance reconnaître l’intensité du terrible événement : atmosphère d’une lourdeur écrasante, ciel voilé par des vapeurs chaudes, inquiétudes nerveuses qui se graduent en progression ascendante, de l’homme à la femme, de la femme aux animaux, et chez ceux-ci d’espèce en espèce jusqu’aux chiens, aux mules et aux chevaux, qui sont les plus sensibles à la perturbation. Ainsi, on a peu d’exemples d’une mule ou d’un cheval ayant continué à marcher pendant les cinq ou six secondes qui précèdent le bruit souterrain et la trépidation de la terre.
Eh bien, malgré les prodromes, malgré l’habitude, malgré tout, il n’est pas de Chilien qui n’ait une terreur indicible du tremblement de terre.
Et, chose étrange, plus on vieillit, c’est-à-dire plus on ressent de secousses volcaniques, plus on en a peur. Je ne cherche pas à expliquer cela, je le constate. Épouvante légitime d’ailleurs et salutaire, puisque c’est à ce qui-vive perpétuel que souvent les habitants d’une ville doivent d’être avertis, par quelques vieillards expérimentés, du danger prochain qui les menace.
Or, vers la fin du mois d’octobre 1834, deux volcans situés sur le territoire d’Araucanie, et qu’on croyait éteints depuis un demi-siècle, vomirent de la flamme et une certaine quantité de lave. D’autre part, on avait appris qu’a San Carlos de Chiloë, dans l’archipel de ce nom, trois ou quatre oscillations ayant un caractère particulier avaient été ressenties.
On s’attendait donc d’heure en heure à quelque catastrophe. Chaque jour on entendait dans la montagne de sourdes détonations suivies de longs roulements, comme si le tonnerre eût grondé. Et le lendemain on apprenait par des vaqueros, ou par des habitants de Conception, que des blocs de granit se détachaient des sommets pour rouler avec fracas dans les précipices.
Les vieillards qui avaient échappé à deux ou trois destructions de leur ville se sentaient pris de peur et ne dormaient plus que d’un œil, prêts à réveiller leurs familles et à emporter leurs dieux lares sur leurs épaules.
Cependant la terreur, qui avait été en augmentant depuis le commencement du mois, tendit à se calmer dès le 12 novembre. Les nouvelles alarmantes se faisaient rares, et le plus grand nombre pensa que cette fois encore on en serait quitte pour une alerte.
Talcahuana est une ville essentiellement joyeuse. On pourrait y élever un temple au plaisir. Il n’est peut-être pas de pays au monde, sans oublier l’Italie et l’Espagne, où il se fasse une plus grande dépense de folies, de festins, de danses effrénées, d’airs de guitare, de punchs aux œufs. Il semble que ces pauvres Chiliens et que ces aimables Chiliennes veuillent se hâter de savourer le fruit de la vie, et que le lendemain soit pour eux la date improbable d’un avenir inespéré.
Empédocle, je crois, reprochait aux habitants d’Agrigente de galoper la vie comme s’ils devaient mourir le lendemain, et de bâtir leurs maisons comme s’ils devaient vivre toujours.
On aurait pu faire le même reproche aux Chiliens de Talcahuana, sauf cependant pour la construction des maisons, car demeures et habitants avaient l’air d’attendre la fin du monde avec une philosophie beaucoup plus sereine et surtout plus joyeuse que toutes les réflexions du vaniteux rhéteur sicilien.
A compter de l’instant où les habitants de Talcahuana crurent que tout danger s’était évanoui, les joies, les parties de plaisir et les fêtes se hâtèrent de reconquérir leur empire sur cette ville légère.

Quelques tertullias — c’est le nom des sauteries données dans ce pays-là par des gens d’une certaine importance — quelques tertullias eurent lieu dans la soirée du 12. Et comme aucune mauvaise nouvelle ne vint attiédir la ville dans la journée du lendemain, il y eut une grande fête chez un des principaux fournisseurs de la marine.
Naturellement, presque tous les capitaines et les officiers des navires en relâche à Talcahuana furent invités.
Cela fit une assez aimable olla-podrida de nationalités, quelque chose comme une réduction de la tour de Babel dans les salons du négociant. Ce qui n’empêcha point les jeunes Chiliennes d’être fort provocantes, les marins de tous les pays d’être fort galants, et tout le monde d’être enchanté.
Les capitaines de la plupart des navires se concertèrent alors pour offrir à leur tour une fête aussi brillante que possible à leurs divers amphitryons, et la date de cette tertullia maritime fut fixée au 17 novembre.
Un magnifique et spacieux baleinier américain, mâté en goélette, fut choisi d’un commun accord par les marins comme le moins huileux et le plus élégant salon qu’on pût présenter à la haute société de Talcahuana.
Tous les matelots furent de corvée à tour de rôle pour astiquer proprement le pont, qui devait servir de salle de danse, et l’entrepont, où furent aménagés des salons de jeu, des boudoirs et ce que tout marin appelle une cambuse soignée.
Des fleurs furent embarquées pour entourer et adorner les bas mâts. La plus délicate oreille de la rade fut choisie et expédiée en reconnaissance à Conception pour en ramener les meilleurs gratteurs de guitare de la ville. On découvrit même un piano qui fut hissé à bord et copieusement désaccordé par la même occasion.
Enfin, les préparatifs une fois terminés, c’était si beau que les marins n’osaient plus se promener dans leurs salons.
Le grand jour arriva. Les chaloupes et baleinières de tous les navires, gracieusement pavoisées, se rangèrent presque à la même heure devant ce qu’on appelle le môle de Talcahuana. Les invités s’embarquèrent successivement et se rendirent à bord de l’Ocean-Queen, où la fête commença incontinent.
Ah ! le beau bal ! la magnifique et pittoresque tertullia ! Parmi les marins, pas d’habits noirs, mais de ces longues redingotes que les matelots appellent des grand’voiles. Tous des gants, par exemple, mais dans leurs poches ou serrés dans la main gauche pour faire voir qu’on savait son monde.
Du côté des Chiliens, grande tenue européenne. Quant aux dames, c’était u débordement de soie, de marabouts ; de velours, de plumes d’autruche et de crêpes de Chine. On dansa ; on dansa même longtemps et de tout : la gigue anglaise, le boléro, la tarentèle, la valse, la polka, le menuet, le quadrille lui-même, sans oublier surtout la zamajuiqua chilienne et la refaloza péruvienne.
Vers minuit, on descendit dans l’entrepont pour souper. Quelques enfants qui s’endormaient furent couchés dans les cabines des officiers, et la fête recommença plus folle et plus bruyante que jamais.
Les matelots, qui écarquillaient leurs yeux et qui ne s’étaient jamais trouvés à pareil branle-bas, exécutèrent sur le pont, pendant cet entr’acte, toutes les danses de leur connaissance, avec d’autant plus d’entrain que pendant le souper de la société on avait mis un baril de rhum en perce à l’avant de l’Ocean-Queen.
Ah ! le souper des invités fut une vraie fête. Les œillades et les déclarations devenaient plus brûlantes après chaque verre de champagne. Les hommes chargés du service à table avaient beaucoup de peine à satisfaire au désir des senoritas qui les priaient d’aller porter à tel ou tel heureux officier le verre pétillant dans lequel elles avaient préalablement trempé leurs lèvres rouges : coutume gracieuse de ce pays aux libres allures.
Bref, vers trois heures du matin, la cambuse étant épuisée, et les groupes éprouvant le besoin d’aller livrer aux caresses du grand air leurs fronts moites, on quitta la table pour recommencer les danses. Mais, en arrivant sur le pont, on s’aperçut que la mer était devenue houleuse. Le navire roulait un peu, et, chose étrange, peu ou pas de vent.
Il était donc très difficile de danser. Et cependant quelqu’un qui eût proposé de finir la fête en ce moment se fût fait un mauvais parti. Qu’imaginer alors ? Les pieds des jeunes filles frémissaient d’impatience.
Un négociant offrit d’aller à terre continuer la soirée chez lui et de mettre sa cave à sec. Un hourra d’enthousiasme accueillit sa motion.
On s’embarqua en double, et vingt minutes après l’Ocean-Queen était redevenu le plus silencieux des baleiniers. Il n’y restait plus que des matelots qui soupaient, deux ou trois officiers fatigués que les splendeurs du monde ne séduisaient plus, et dans les couchettes de la chambre trois ou quatre enfants dont les mères, affamées de danses, n’avaient pas voulu s’embarrasser. Elles les avaient confiés à la garde du capitaine en second, au moment où celui-ci prenait le quart de quatre heures.
Dans presque toutes les villes de l’Amérique du Sud, et particulièrement sur la côte du Pacifique, il existe encore des gardes de nuit dont les fonctions, outre la police nocturne, consistent, toutes les trente minutes, à crier l’heure qu’il est et le temps qu’il fait.
Pour les Européens, cette coutume a quelque chose de primitif qui amène le sourire aux lèvres ; mais dans un pays où, malgré le luxe et les fêtes, la plupart des indigènes suent la misère, cette façon de remplacer l’horlogerie par des chrétiens témoigne d’une certaine sollicitude originale pour les besoins des habitants.
Donc, presque à chaque instant, ces gardes, qu’on appelle des serenos, et qui font leur service à cheval, glapissent en même temps :
« Son las tres, ou cuatro ! son las cuatro y media ! » et ils ajoutent lluvia, pluie, ou sereno, beau temps, ou tout autre mot, suivant les circonstances. Enfin, lorsque sonnent cinq heures, ils l’annoncent et chantent ensuite une prière qui commence ainsi : « Ave, Maria, purissima, castissima, inviolatissima, etc., » ce qui veut dire que leur besogne de nuit est terminée, et qu’ils vont aller se coucher après avoir été relevés de leur service par des gardes de jour nommés vigilantes.
Or ce matin-là, et déjà bien avant que les invités de la tertullia maritime décidassent qu’ils iraient finir la fête à terre, les serenos de Talcahuana échangeaient, en se croisant dans les rues, des paroles inquiètes. L’atmosphère était d’une pesanteur étouffante, et l’on entendait la mer mugir d’une façon lugubre, malgré l’absence de brise.
Dans la montagne, et par cinq ou six fois, les chiens avaient poussé ce hurlement plaintif qui fait froid dans les os. Un de ces écroulements de roche dont j’ai parlé avait lancé sa détonation aux échos des précipices ; en un mot, pour les gens expérimentés, on pouvait craindre une catastrophe prochaine, et le mieux était de se mettre prudemment à l’abri.
Un vieux sereno, qui entendit sonner cinq heures au moment où il passait devant la maison dans laquelle le bal avait repris de plus belle, jeta son cri, marmotta sa prière, et ne craignit pas d’ajouter ensuite, pour caractériser le temps qu’il faisait, le terrible mot : Temblor, tremblement de terre.
Les autres serenos le répétèrent. Pas un des fous qui dansaient à deux pas n’entendit cette menace, mais les autres habitants se levèrent en sursaut, comme si ce mot fatal eût été poussé au-dessus de la ville par la poitrine d’airain d’un géant plus haut que la montagne.
A six heures, tous les habitants de Talcahuana étaient dans les rues, au milieu des places, délibérant sur le parti qu’il y avait à prendre. Une légère secousse avait eu lieu déjà. Le vieux sereno ne s’était pas trop avancé.
On interrogeait les vieillards ; on courait chez soi prendre ce que l’on avait de plus précieux ; on mettait les enfants et les femmes en sûreté.
Cependant le bal continuait. Trop préoccupés de leur propre salut, les fuyards n’avaient pas songé à prévenir les danseurs. Un vigilante, pourtant, qui passait devant la maison du négociant où l’on se gorgeait de plaisir avec tant d’insouciance, un vigilante frappa à la fenêtre, à travers les vitres de laquelle on voyait bondir les couples languissants, et quand on lui eut ouvert cette fenêtre, il laissa tomber de ses lèvres cette effroyable parole : Temblor !

Prononcée par l’homme de police, elle produisit l’effet du Mané, Thécel, Pharès. Les guitares s’arrêtèrent net, comme si elles eussent été déjà englouties ; le verre tomba des mains de ceux qui complétaient leur ivresse et qui furent dégrisés du même coup ; les paroles d’amour expirèrent sur les lèvres des jeunes gens et des belles senoritas. Une pâleur livide passa comme un brouillard sur tous ces visages rougis par la fatigue et la veille l’instant d’auparavant. Ce fut un silence redoutable pendant quelques minutes.
Alors une voix cria : Fuera ! dehors !
Le sereno, que ce spectacle avait arrêté un instant, voulut reprendre sa course, mais son cheval refusait de marcher et, comme si ses quatre pieds eussent été plantés en terre, commençait à trembler de tous ses membres. Au loin et déjà hors de la ville on voyait la procession des habitants de Talcahuana se dirigeant en toute hâte vers les hauteurs du cap Estero, point culminant de la presqu’île qui sépare la baie de Conception de la baie Saint-Vincent.
A peine ce mot fuera eut-il été prononcé, que par les fenêtres, les portes et toutes les issues, la foule des danseuses et -des danseurs se précipita comme une trombe. Les Chiliens, affolés par la peur, n’avaient plus conscience de leur dignité ni de la faiblesse des femmes et des enfants. Ils écrasaient et piétinaient une masse renversée pour sortir plus vite.
Il faut le dire à la louange des marins, pas un de ces rudes baleiniers, pas un de ces coureurs de mer ne fit mine de bouger avant que les femmes et les enfants fussent sains et saufs.
Mais il était déjà trop tard. A peine une vingtaine de personnes étaient-elles parvenues dans la rue, qu’on entendit un effroyable bruit souterrain, et qu’une première secousse se fit sentir.
La maison chancela ; ce furent des craquements épouvantables, la ville entière se trouva enveloppée de poussière... ou de fumée... qui l’a jamais su ? Chacun fuyait de toutes ses forces...
Puis, tout à coup, la montagne se mit à mugir avec violence ; une seconde secousse, à laquelle rien ne résista, fut annoncée par un grondement souterrain d’une puissance indicible.
Ordinairement, les oscillations des tremblements de terre sont horizontales, et vont du nord au sud ou de l’est à l’ouest. Ce jour-là, il était sept heures moins quelques minutes, les oscillations se produisirent verticalement, c’est-à-dire de bas en haut. Ce fut comme si une puissance souterraine eût voulu soulever la croûte terrestre en la frappant à coups précipités. Les maisons, secouées de cette terrible façon ne résistèrent pas longtemps, comme on le pense, et toute la ville fut en un moment un monceau de ruines. D’abominables et nouveaux nuages de poussière partirent de cet amas de décombres et menacèrent d’asphyxier les fugitifs et ceux qui se trouvaient sous les débris des maisons écroulées.
A chaque instant, la foule amassée sur le cap Estero voyait sortir de cette poudre des fuyards épouvantés qui venaient se joindre à elle, et une quinzaine de minutes après, quand on se compta, il manquait vraiment peu de personnes à l’appel.
Par une espèce de miracle, presque tout le monde s’était sauvé. Les maisons sont construites si légèrement que leur chute avait à peine causé par-ci par-là quelques malheurs, et encore espérait-on retrouver une partie des absents contusionnés, blessés peut-être, mais non pas morts.
Dans la baie, la mer était houleuse, sans être menaçante. Tous les navires à l’ancre se balançaient doucement, et parmi les malheureux qui venaient d’assister à la destruction de leurs foyers, les jeunes femmes en costume de fête, les charmantes mères dont les bambins étaient restés endormis à bord de l’Ocean-Queen, se réjouissaient de l’heureux hasard qui avait providentiellement gardé à l’abri du terrible danger leurs enfants chéris ; et elles pleuraient de joie, avec délices, sur leurs fils miraculeusement sauvés.
Une demi-heure s’était écoulée depuis la dernière et terrible secousse qui avait abattu la ville. Un raz de marée assez bénin en était venu lécher les premiers débris après avoir franchi le môle, puis tout était rentré dans l’ordre habituel.

A l’horizon, vers l’ouest, les nuages déchirés laissaient voir une large nappe d’azur ; les flots de poussière qui s’étaient élevés vers le ciel au moment de la catastrophe retombaient maintenant avec lenteur, et en prenant des formes bizarres sur les décombres gisant à la place où Talcahuana existait une heure auparavant.
Les malheureux réfugiés sur le cap Estero regardaient tout cela d’un œil morne et désespéré ; mais, comme la perte de leurs petites maisons était, après tout, le seul malheur qu’ils eussent à déplorer ; comme les marchandises et les objets d’une certaine valeur devaient être retrouvés après le déblaiement, quelques hommes mieux trempés que le reste de la population commencèrent à secouer leur torpeur.
D’un autre côté, les marins qui se trouvaient mêlés à la foule prononcèrent des paroles fortifiantes ; on s’encouragea les uns les autres.
Dans un pays où de pareils dangers sont constamment suspendus sur vos têtes, il n’y a pas de longues heures à consacrer au désespoir ; bref, il y eut un sursum corda, et ces cinq ou six mille malheureux ébauchèrent un mouvement vers leur ville écroulée.
Mais ce qui venait d’avoir lieu n’était qu’une préface. Le drame allait être terrible, sanglant, irrémédiable, et l’inénarrable terreur qu’éprouvèrent les témoins de cet épouvantement fut telle que plusieurs d’entre eux se trouvèrent changés en vieillards en quelques minutes. Deux ou trois jeunes filles virent leurs cheveux blanchir en une heure.
Au moment où cette caravane désolée s’ébranlait pour aller reprendre possession des lieux qui avaient été la maison, le domaine, la fortune, les chiens se remirent à hurler avec fureur, et le ciel se couvrit subitement de vapeurs épaisses.
Du côté des montagnes un bruit de déchirement retentit. Quel bruit cela dut être ! Un déchirement de rochers !
Et la terre, secouée encore une fois d’une façon désordonnée, se mit à trembler sous les pieds des pauvres Chiliens, qui tombèrent à genoux et se frappèrent la poitrine en confessant leurs péchés.
Les padres mêlés à cette cohue affolée, la face pâle, les mains tremblantes, à genoux eux aussi, distribuaient des bénédictions et murmuraient des absolutions qu’on devinait plutôt qu’on ’ne les entendait à travers leurs lèvres blêmies et leurs dents entre-choquées.
Tout à coup, un homme, les yeux horriblement agrandis par la peur, se dressa de toute sa taille, et, sans avoir conscience de ce qu’il faisait, étendit les bras dans la direction des montagnes, Tous les regards suivirent l’indication, et l’on aperçut une chose que peu de personnes au monde peuvent se vanter d’avoir vue. Un épais mamelon situé à droite de cette plaine dont il a été parlé, et au fond de laquelle se trouvait Conception, un épais mamelon, dis-je, venait d’être fendu en deux, et c’était là le déchirement qu’on avait entendu. Un précipice s’était ouvert, d’une profondeur encore incalculable... À droite et à gauche, des murailles de granit ; au fond, une vallée nouvelle peut-être.
Les padres, les hommes, les femmes, les marins, tout le monde crut que c’en était fait, et qu’avant cinq minutes ils seraient engloutis à jamais dans quelque épouvantable fournaise. Et pourtant ce n’était pas là le plus horrible.
Un bruit inusité se produisit vers le milieu de la baie, puis ce bruit devint du vacarme et força l’attention des quelques misérables qui avaient encore la force de regarder et d’entendre. Ceux-là assistèrent dans l’espace de dix minutes au plus grandiose et en même temps au plus infernal spectacle qui se puisse rêver.
On ne le croirait pas s’il n’y avait encore, même à Paris, des gens qui ont été les témoins oculaires de ce que je raconte. Une crevasse s’était produite dans la mer, au milieu de la baie. La force de dislocation qui venait d’agir dans la montagne exerçait maintenant sa puissance sans limites sur le fond de roche de la mer, et tout à coup, avec une rapidité vertigineuse, la baie entière se vida comme par enchantement.
La stupeur qui s’empara des pauvres réfugiés du cap Estero je renonce à la décrire ; mais du milieu de cette foule atterrée, partirent soudain trois ou quatre cris suraigus.
Que dis-je ?
Ce furent des hurlements de lionnes plutôt que des cris. Rien d’humain ; des éclats de voix sauvages.
Et l’on vit aussitôt des femmes richement vêtues de soie et de velours, les pieds chaussés de bottines élégantes, prendre leur élan vers le rivage, tendre leurs bras désespérés et les tordre, puis tomber sur le sol, inanimées, soit que la force leur eût manqué, soit qu’elles eussent été retenues par l’un de leurs compagnons d’infortune.
Ces femmes étaient les jeunes mères qui tout à l’heure se réjouissaient de l’idée qu’elles avaient eue de laisser leurs enfants endormis à bord de l’Ocean-Queen.
Quel horrible spectacle maintenant ! Les eaux, en se retirant, avaient entraîné avec elles la plupart des navires à l’ancre dans la rade. Ceux qui n’avaient pu résister au terrible courant d’une mer qui semblait prendre la fuite avaient été traînés sur des bas-fonds aigus et mis en pièces avant qu’on eût pu savoir s’ils emportaient beaucoup d’hommes dans leur perte.
Au centre de la baie, un tourbillon formidable, horrible comme le Malström, s’était formé en un clin d’œil et engloutissait impitoyablement tout ce que le retrait des eaux attirait dans son entonnoir.
On voyait des navires de grande dimension entrer dans le rayon rotatoire du tourbillon, et, lancés comme des flèches, faire cinq à six tours à l’embouchure du gouffre pour aller se briser au fond sur les pointes aiguës des rochers.
Dans la mâture ou sur le pont, quelques hommes, cramponnés aux cordages, attendaient un miracle. De loin, on devinait qu’ils poussaient des rugissements, des blasphèmes ou des sanglots de désespoir.
Cependant cette masse d’eau de 20 lieues carrées de superficie s’écoula presque tout entière. La baie était vide. Une dizaine de navires, et parmi eux l’Ocean-Queen, solidement mouillés sur quatre ancres, avaient résisté à la catastrophe. Renversés sur des fonds de sable ou de vase, ils gisaient à moitié désemparés, car la plupart, en touchant sur des pointes rocheuses, avaient perdu une partie de leur mâture par suite de la violence du choc.
Les masses d’eau achevaient de s’engouffrer dans le fond de la baie, lorsqu’on vit sur les navires sauvés apparaître des hommes épouvantés. Leur seul désir, aiguillonné par la folie de la peur, leur seul désir, on le devinait facilement, était de se réfugier à terre.
Mais par où ? mais comment ?
Traverser les vases ou les bas-fonds encore pleins d’eau semblait impossible, et d’ailleurs le plus proche de ces malheureux bâtiments était à une distance d’au moins 1,200 mètres du cap Estero.
Quelques-uns parurent se résigner et attendre ; mais, simultanément, de la dunette de deux navires, l’un anglais, l’autre français, on vit des marins se laisser glisser par les mâts brisés et par les cordages qui pendaient le long du bord. Ils avaient entrepris de traverser cette mer desséchée, sans songer que, même dans le cas où l’Océan ne reprendrait pas ses droits, il valait mieux attendre le résultat final du tremblement de terre. Ces fous s’aventurèrent donc dans le lit de la baie, fuyant avec précipitation leurs navires échoués, et donnant ainsi un funeste exemple qui fut suivi presque immédiatement par les plus effrayés des autres équipages. Cela se passait au moment où quelques nouvelles secousses, beaucoup moins violentes, venaient faire présager les dernières convulsions du sol.
Mais, comme on le comprend bien, la masse d’eau de l’océan Pacifique, refoulée un instant par les commotions volcaniques, précipita bientôt dans cette rade, qui semblait avoir voulu échapper à son empire.
La baie de Conception est, pour ainsi dire, fermée à l’ouest par une île, Quiriquina, à droite et à gauche de laquelle sont les deux passes par où les navires entrent dans le port.
Avec un bruit effroyable, deux montagnes liquides se ruèrent par l’une et l’autre issue vers la baie desséchée. Après avoir dépassé Quiriquina, ces deux montagnes se rejoignirent et formèrent une masse écumante d’une telle élévation que les réfugiés du cap Estero, dont la hauteur au-dessus du niveau de la mer est de plus de 200 mètres, crurent qu’ils seraient atteints, renversés et entraînés.
Mais où le drame prenait des proportions gigantesques, c’était à l’endroit même où les navires échoués attendaient leur sort ; c’était sur les rochers où les marins réunis pour gagner la terre voyaient s’avancer avec une rapidité vertigineuse cette muraille formidable sous le poids de laquelle ils allaient être broyés.
En ce moment suprême, ils éprouvèrent une telle épouvante que, pour jeter vers le ciel un dernier cri de désespoir, la puissance de leurs poumons se décupla ; car, malgré le terrible grondement de la lame immense, on entendit une clameur...
Quelques-uns se couchèrent en silence, d’autres se tournèrent intrépidement vers le flot et l’attendirent en se croisant les bras, puis tout fut dit.
Lorsque le second de l’Ocean-Queen avait pu prévoir les atteintes de ce raz de marée unique, son premier soin avait été de renfermer dans les cabines les enfants confiés à sa garde ; après quoi, il se mit en devoir de faire tout ce qui serait humainement possible pour les sauver, et lui avec eux.
Marin consommé, naviguant depuis près de vingt ans dans ces parages, et familiarisé avec les accidents maritimes qui sont la conséquence ordinaire des tremblements de terre, il avait bien pensé que le plus grand danger n’était pas passé, et que le retour offensif des flots serait le moment solennel de vie ou de mort.
En quelques paroles trop imagées, trop techniques, et surtout trop pimentées pour que nous songions à les rapporter ici, il avait démontré aux quelques hommes restés à bord avec lui après la fête, que fuir à travers les bas-fonds de la baie, c’était courir positivement à la mort.
La mer devant revenir avec une violence incalculable, s’il y avait un moyen de salut, un seul, il était dans l’abandon absolu du navire au caprice de la montagne liquide qui s’avançait.
En conséquence, les quatre chaînes qui retenaient les ancres furent filées, et quand l’Ocean-Queen, qui, du reste, n’avait pas trop souffert, fut complètement dégagé de ce qui pouvait offrir une résistance à la trombe, on attendit. D’autres navires imitèrent cette manœuvre. Quelques-uns préférèrent se confier à la puissance de leurs ancres et de leurs chaînes, et consolidèrent au contraire leurs amarres.
Cependant, lorsque ces braves hommes de mer, en qui certes on eût trouvé le triple airain du poète, virent accourir du fond de la baie cette épouvantable, cette géante muraille d’eau toute blanche d’écume et déjà chargée d’épaves et de cadavres, il n’en fut pas un qui ne perdît complètement espoir.
Le second conservait encore sa présence d’esprit : il ordonna à tous les hommes de descendre dans la chambre ; on ferma les panneaux précipitamment, et tout le monde se coucha, en cherchant un point d’appui pour ne pas être lancé sur les murailles du cadre.
Qui saura jamais quel monde de pensées, quel poème de terreur, de désespoir, ou, qui sait ? d’espérance, se déroula dans le crâne de ces quelques hommes pendant cette minute solennelle ?
Pas un ne prononça une parole ; seul, le mousse respirait bruyamment en s’enroulant à la hâte dans le matelas du capitaine, selon le conseil que lui avait donné le maître d’équipage. Dans les cabines fermées à clef, un enfant pleurait et appelait sa mère.
Le bruit redoubla tout à coup, devint horrible à faire saigner les oreilles ; une sueur froide ruissela sur le front de tous ces hommes, et cependant on entendit distinctement le mot : — Attention !... C’était encore le second, dont le sang froid ne se démentait pas.
Que se passa-t-il alors ? L’ Ocean-Queen sembla être écrasé : un horrible craquement se fit entendre ; ce qui restait des mâts fut évidemment emporté ; le pied du mât d’artimon, qui s’appuyait dans la chambre, se fendit en deux ; un éclat de bois frappa le maître d’équipage et le tua net.
C’était un bourdonnement épouvantable, c’était un ruissellement indicible ; ce beau navire, manié par la mer comme un joujou, était roulé sens dessus dessous plus de vingt fois ; les malheureux marins, précipités vers le plafond ou sur le plancher de la chambre, recevaient à chaque minute une contusion, une blessure ou la mort. Cependant un juron, un soupir, un cri, annonçaient de temps à autre que tout n’était pas fini.
Mais ceux qui vivaient encore ignoraient ce qu’ils allaient devenir. De tous les côtés, on entendait toujours le bouillonnement de la mer ; heureusement on sentait aussi que l’Ocean-Queen, quoique roulé par les flots comme une énorme boule lancée à toute vitesse, on sentait, dis-je, que l’Ocean-Queen n’était plus dans les bas-fonds. D’ailleurs, il ne s’était heurté à aucun obstacle, depuis le moment où une lame sous-marine, parfaitement appréciable, l’avait arraché du milieu des roches sur lesquelles il gisait.
Ceux qui pouvaient encore faire ces réflexions n’attendirent pas longtemps. Un horrible choc eut lieu, le navire s’entr’ouvrit, plusieurs râles furent distinctement perçus dans la chambre, et tout bruit cessa.
…....
D’un autre côté, la splendeur et l’horreur du spectacle avaient été inénarrables pour les pauvres Chiliens réfugiés sur les hauteurs du cap Estero. À l’aspect de la mer immense se précipitant vers les navires échoués et vers les imprudents matelots qui s’étaient aventurés dans le lit de la baie, un horrible frisson s’était emparé des spectateurs épouvantés de ce lugubre drame.
À la lugubre clameur poussée par les marins qui allaient être engloutis, une clameur plus compacte, plus sonore avait répondu. Chacun des réfugiés avait étendu les bras vers ces malheureux et lancé un cri qui était un adieu.
Mais, presque au même instant, tout l’intérêt des malheureux groupés sur le cap Estero s’était porté sur les navires épargnés jusqu’à ce moment par les fureurs de la nature.
D’abord, il y avait beaucoup de marins parmi cette foule du cap Estero, et spécialement presque tous les capitaines à l’association desquels on avait dû la tertullia maritime de la veille.

Au milieu d’eux on remarquait un jeune homme blond, à la physionomie distinguée, et qui aurait eu de la peine à compter les succès amoureux remportés par lui quelques heures auparavant : c’était le capitaine de l’Ocean-Queen.
Après avoir examiné attentivement les diverses manœuvres ou précautions prises par les bateaux menacés pour échapper au terrible danger d’un écrasement, le jeune marin parut content de ce qui avait été fait sur son navire et s’avança vers le groupe où, folles de douleur et d’effroi, se tenaient les jeunes mères qui avaient laissé leurs enfants seuls à bord.
D’une voix calme il chercha à les rassurer, leur affirmant que son second était le seul homme qui pût sauver un navire dans ces circonstances. Il leur expliqua ce qui avait été entrepris, et comment il était présumable qu’on n’aurait à regretter que des malheurs sans importance. Les bambins étant placés dans les couchettes et retenus par les planches à roulis, il fallait, à son avis, beaucoup espérer ; le choc de la lame ne pourrait les lancer sur les cloisons des cabines.
Les pauvres mères ne demandaient pas mieux que de le croire. L’une d’elles lui jeta un regard de reconnaissance désespérée, dans lequel on pouvait lire un remerciement pour sa bonté, mais en même temps une incrédulité absolue dans sa parole. Il se retourna pour cacher le sentiment qui se peignait sur son visage, car il croyait moins que personne à la possibilité de soustraire une proie quelconque à l’Océan qui s’avançait. Il devait tout écraser et engloutir sur son passage.
La montagne liquide et mouvante que chacun suivait des yeux avec un horrible serrement de cœur se trouva bientôt à quelques mètres du premier navire. Ce fut une minute d’épouvante, pendant laquelle personne Ile respira.
Le pauvre bâtiment disparut englouti.
L’immense écroulement de lames s’abattit successivement sur chaque navire. Le tour de l’Ocean-Queen arriva aussi. Le baleinier fut abîmé dans les flots.
Puis, continuant sa marche effroyable vers le rivage, la lame gigantesque, qui semblait grandir à chaque pas, menaça la côte, la dépassa, continua sa route comme si elle dût couvrir maintenant cette terre qui avait voulu lui disputer son empire ; enfin elle s’éleva si haut, que les malheureux du cap Estero, la voyant monter vers eux, oublièrent une seconde Talcahuana, l’Ocean-Queen et tout, pour opérer un mouvement de retraite rapide.
Mais c’était le dernier effort de la mer, qui vint se briser à leurs pieds, et qui commença à se retirer lentement. Du côté de Talcahuana, la vague avait passé rapide, furieuse, bruyante, sur les débris de la ville, renversant partout devant elle ce que la rage du tremblement de terre avait respecté, et dans son élan elle s’était portée sur les flancs de la montagne bien au delà de la ville, à une telle hauteur que les voyageurs auxquels on le raconte maintenant ne voudraient pas y croire, si un témoignage irréfutable ne venait leur prouver la véracité du fait.
Un cri de douleur, une nouvelle clameur de désespoir s’échappa de toutes les bouches à l’aspect de cette irrémédiable catastrophe.
Talcahuana cette fois était bien détruite, et tout ce que pouvait contenir la malheureuse ville était bien perdu, sans compter la vie des pauvres gens qui n’avaient pas pu fuir ou qui étaient restés engagés sous les décombres de leurs maisons. Horrible mort ! horrible ruine !
Soudain une exclamation de joie timide retentit au milieu de la stupeur générale. Le capitaine de l’Ocean-Queen s’écria :
« Regardez ! Regardez ! »
Et du doigt il montrait le flanc de la montagne, sur laquelle la mer s’était enfin arrêtée et qu’elle abandonnait maintenant assez vite. La coque d’un navire entr’ouvert était fichée dans la terre, et l’œil du marin avait reconnu l’Ocean-Queen.
Oui, l’élan de la mer avait été si puissant, que par-dessus la ville, et bien au delà, ce bâtiment était transporté à mi-côte du premier mamelon des Cordillères.

Je l’ai dit, on n’y croirait pas si cette épave extraordinaire n’existait encore à l’heure où j’écris ces lignes et n’était le but des promenades curieuses de tous les voyageurs qui visitent Talcahuana.
Sans se demander si elle était au bout de ses malheurs, la foule se précipita du côté de l’Ocean-Queen. Il fallait savoir ce qu’étaient devenus les hommes qu’on y avait vus quelques instants auparavant. Sentant renaître dans leurs cœurs un peu d’espérance, les jeunes mères marchaient devant, et si vite, que le capitaine lui-même avait de la peine à les suivre.
Enfin, on arriva. Au moment où le commandant examinait par où il serait facile de monter sur le pont et comment il pourrait s’y tenir, car le navire était complètement sur le flanc, on distingua quelque chose comme un effort intérieur fait pour ouvrir le panneau de la chambre.
Ce fut une émotion indicible, Le capitaine, agile comme un chat, bondit jusqu’au panneau, et par un mouvement d’impatiente violence le fit céder.
Un homme ensanglanté, la tête à demi fracassée, apparut alors et tomba dans les bras du jeune marin, qui l’embrassa avec transport sans pouvoir comprimer les sanglots de joie qui lui déchiraient la poitrine. Cet homme, c’était le second, vivant, quoique cruellement blessé, mais vivant. La Providence lui devait bien cela.
« Les autres ? interrogea le capitaine.
— Morts ! » répondit le pauvre homme en perdant connaissance.
Heureusement, il se trompait ; car l’émotion, la joie et la crainte prirent des proportions surhumaines lorsqu’on entendit pleurer un enfant. En deux bonds, le capitaine fut dans la chambre, ouvrit la cabine d’où partaient les cris, et enleva dans ses bras un baby rose qui n’avait pas une égratignure.
De main en main on le fit passer à sa mère, qui s’enfuit avec lui comme une lionne blessée, tandis que les autres jeunes femmes jetaient sur elle des regards de haine. Les autres cabines fouillées, on trouva un autre enfant blessé, mourant. Les deux autres étaient morts. La mère de l’un d’eux, subitement atteinte de folie, alla droit à la mer, et se laissa tomber dans les flots du haut d’un rocher.
« Je ne vois pas le mousse, Il dit le capitaine. Effaré, les cheveux hérissés, les yeux agrandis, un enfant de douze ans apparut à son tour, et, se voyant sauvé, fut pris d’une attaque de nerfs épouvantable.
Pendant que tout ceci se passait, la mer s’était retirée et n’avait laissé à la place où Talcahuana existait le matin qu’une plage sablonneuse, sur laquelle on pouvait voir quelques épaves et déjà deux ou trois cadavres.
Quand les victimes de ce désastre reportèrent leurs regards vers la baie, ils aperçurent quelques navires qui avaient résisté au puissant effort de la mer. Deux ou trois de ceux qui s’étaient fiés à la solidité de leurs chaînes et de leurs ancres luttaient encore contre les dernières convulsions de l’Océan. D’autres, qu’on avait crus perdus dès le commencement du tremblement de terre, se montrèrent à l’horizon, et vinrent reprendre leur mouillage.
En résumé, malgré la grandeur du désastre, il y avait plus de bâtiments sauvés qu’on n’eût osé l’espérer.
Deux mois après, Talcahuana était complètement reconstruite ; mais la difficulté de se procurer des fournitures nuisit considérablement à son port, au point de vue de l’hivernage des baleiniers. Ceux-ci, en effet, prirent l’habitude d’aller relâcher à San Carlos de Chiloé, dont la rade est actuellement beaucoup plus fréquentée que la baie de Conception.
L’Ocean-Queen resta sur la montagne comme un témoignage du tremblement de terre du 18 novembre. Pendant quelque temps, les pauvres de Talcahuana allèrent le dépecer pour faire leur provision de bois de chauffage et pour en retirer les ferrures, qui se vendaient fort bien ; mais un arrêté de l’alcade, affiché vers 1844, édicta des peines contre ceux qui continueraient à toucher au navire échoué. On planta une croix à sa poupe, et l’Ocean-Queen fut considéré comme une sorte de monument historique.
Pour les personnes naturellement disposées à l’incrédulité, nous nous contenterons de rappeler que dans le tremblement de terre du 16 août au Pérou, plusieurs navires ont éprouvé le sort de l’Ocean-Queen.
Une corvette de guerre péruvienne a été lancée à terre assez avant, et un grand nombre d’hommes ont péri. Mais le plus extraordinaire, c’est un vapeur américain qui a été porté par la mer à 800 mètres au delà de la plage.
Enfin, un fait bien plus étonnant s’est produit à Calcutta pendant le cyclone qui coûta si cher aux Anglais, il y a quelques années. Un magnifique navire de 3,000 tonneaux fut saisi par le vent, par le vent, vous avez bien lu, et lancé à 100 mètres dans les terres, où il s’enfonça jusqu’aux plats-bords. Celui-là aussi existe encore. On en a fait un hôpital.
Du reste, tous les détails que nous venons d’offrir au lecteur nous ont été donnés par don Pedro D ... , habitant de Conception. Don Pedro n’est autre que le mousse de l’Ocean-Queen, qui refusa de se laisser rapatrier, car, après la peur qu’il avait eue, il ne consentit que bien plus tard à remettre le pied sur un navire.

Fin