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Jules Rengade : Étranges révélations de Madame de H

lundi 6 avril 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans les numéros 644 à 646 de La Science Illustrée(1900 1900 ).

Vous pouvez la lire ici ou télécharger, au choix le PDF ou l’Epub.

Scène de la vie médicale

On était en fête aux Chesnayes, ce soir-là. Fête intime et toute parisienne, dans la pittoresque villa que notre renommé paysagiste Gérard D. s’était fait construire à une petite distance de Pierrefonds, sur la lisière de la forêt de Compiègne et où chaque année, en septembre, il se plaisait à réunir ses meilleurs amis.

Pour couronner joyeusement une heureuse journée de chasse, une sauterie sans prétention avait été organisée dans le grand salon du rez-de-chaussée, à la suite d’un dîner des mieux servis où, malheureusement, de l’avis de tous les convives, une place était restée vacante, celle de la plus proche voisine de Gérard, la « toute charmante » madame de H. retirée, depuis quatre ans qu’elle était veuve, au petit château du Heaume, à une demi-lieue à peine des Chesnayes.

À cette cordiale réunion, j’avais eu le plaisir de renouer connaissance avec le vieux médecin du pays, le docteur Sorel, un brave et bon praticien, plein de zèle encore et tout dévoué à ses malades, en dépit de l’absolu scepticisme où trente années d’expérience médicale l’avaient fatalement fait aboutir.

Au dîner, déjà, pour répondre aux embarrassantes questions de quelques jolies curieuses, nous avions dû, l’un et l’autre, aborder de très près l’histoire assez délicate de ces mystérieuses névroses féminines si passionnément étudiées, aujourd’hui, par les gens du monde autant que par les médecins ; aussi, le repas terminé, tandis qu’aux accords du piano les aimables hôtes de Gérard cédaient tous, plus ou moins, à l’entrain de la danse, mon confrère, désireux de pousser plus loin notre dissertation scientifique, vint-il me proposer de faire un petit tour dans le parc.

J’acceptai sans regrets, la soirée, pour être moins joyeuse au-dehors, n’était pas moins délicieuse. Dans le calme de la nuit tombante, au-delà des grosses tours de Pierrefonds, dont la noire silhouette se découpait sur le ciel, la Lune à l’horizon se levait toute ronde, et de l’autre côté du tableau, ses rayons lumineux, de proche en proche trouaient, sous les hautes futaies de la forêt, de profondes masses d’ombre. Un doux bruit de ruisseau montait seul du fond de la vallée, et la légère brise qui soufflait de la plaine mêlait, dans l’air, au capiteux parfum des corbeilles d’héliotrope, les senteurs plus sauvages des sauges et des gazons coupés.

Rapidement nous traversâmes la terrasse pour entrer dans la grande allée circulaire du parc, et le docteur s’était amicalement appuyé sur mon bras :

—  Ainsi, me dit-il, vous espérez voir jaillir la lumière de toutes ces tapageuses expériences si hardiment tentées, depuis quelque temps, sur les malheureuses névrosées de nos hôpitaux ? Vous comptez que la parfaite connaissance de notre organisme cérébral est au bout de ces hypnotisations, de ces suggestions fantastiques qui n’étonnaient même plus, aujourd’hui, les bonnes d’enfant, et dont il fallait laisser la pratique aux somnambules de la foire ?

—  Et pourquoi, répliquai-je, ces investigations, méthodiquement poursuivies, ne nous conduiraient-elles pas à quelque grande découverte ? Est-ce autrement que par l’analyse et l’expérience que nous sommes parvenus à connaître dans leurs plus intimes détails, tous les autres organes de notre corps, le cœur, le foie, les poumons, la rate ? Et le cerveau, quoique plus complexe, en diffère-t-il à ce point, qu’il faille le considérer, dans sa structure et ses fonctions, comme éternellement indéchiffrable ?

—  Peut-être !… parce qu’ici nous nous trouvons en présence d’un élément tout nouveau, l’intelligence, qui ne nous a point gêné dans l’étude, relativement facile, d’aucun des autres rouages de l’économie. Tant qu’il ne s’est agi que de pure matière, nos microscopes et nos réactifs ont fait merveille ; mais toutes nos recherches ont avorté devant l’insoluble problème de l’esprit, et ce terrible inconnu, croyez-le bien, nous empêchera toujours de voir clair dans les phénomènes de la physiologie et de la pathologie cérébrales ! Ainsi, tenez, vous venez d’entendre parler, à table, de cette belle madame de H… qui devait être des nôtres, ce soir… La connaissez-vous ?

—  Non, cher maître, n’ayant jamais eu le plaisir de la rencontrer ici.

—  Eh bien, je puis, entre nous, vous dire cela, si madame de H. ne s’est pas rendue à l’invitation de Gérard, c’est, je le gagerais, parce qu’elle doit être de nouveau sous le coup d’une des plus singulières névroses qu’il m’ait encore été donné d’observer…

—  En vérité ? depuis quarante ans que vous exercez la médecine ?

—  C’est comme cela ! N’allez pas supposer que madame de H. est folle. En dehors des violentes crises qu’elle éprouve, vous en chercheriez vainement la preuve dans son langage ou son maintien. Vous ne lui découvririez pas davantage un symptôme quelconque de chorée ou d’épilepsie, pas même ce nervosisme banal qui, fort injustement, vous porte à classer aujourd’hui tant de pauvres petites femmes anémiées dans le clan des hystériques !… Aucun antécédent, d’ailleurs. Une excellente famille. Des parents aussi sains d’esprit que de corps.

« Elle, à trente ans, restée veuve, sans enfants ; admirablement constituée, d’un sens droit, d’une parfaite raison, toujours d’égale humeur, douce et bonne autant que belle ! Ah, pourtant, une restriction ! puisque vous en êtes maintenant à regarder aussi le talent comme une névrose ! je dois vous signaler, en outre, une instruction fort étendue, des goûts artistiques très prononcés ; une aptitude toute spéciale pour la peinture qui, fatalement, devait l’amener à faire la connaissance de son voisin Gérard, à lui demander des conseils, à prendre ses leçons, à… faut-il enfin ajouter, à l’aimer un peu ?… beaucoup peut-être… »

—  Bon, nous y voilà ! m’écriai-je.

—  Parbleu, continua Sorel, si vous regardez aussi les amoureux comme des fous, d’accord !… C’est une concession que je peux faire ! Mais vous allez voir que l’amour n’est vraiment pour rien dans le cas de madame de H… Ce dont vous devez plutôt tenir compte pour établir votre diagnostic, c’est de l’incroyable sensibilité physique de ma cliente, de son extraordinaire susceptibilité à nos médicaments quels qu’ils soient ; même aux doses les plus minimes.

« Mon intéressante névrosée, pour tout dire, c’est un de ces sujets comme vous en avez maintes fois rencontrés, qu’une seule goutte de laudanum révolutionne ou stupéfie ; chez lesquels une simple capsule de goudron provoque, de la tête aux pieds, une cuisante éruption d’urticaire ! Pas de médecine possible, avec ces types-là ! Mais, c’est à certaines époques, plutôt, que madame de H… est particulièrement sensible !… Tenez, par ces beaux soirs où flottent dans l’air les effluves de la terre, où la lune, comme aujourd’hui, brille dans son plein !… Cette étonnante susceptibilité s’élève alors à un degré d’acuité tout à fait extraordinaire, et c’est principalement dans ces conditions que, sans cause appréciable, éclatent soudains d’effrayants accès de vertige et d’agitation pendant lesquels, sans trêve ni répit, tantôt secouée jusqu’à la convulsion, tantôt fléchissant sur ses jambes, en proie, le plus souvent, à des visions, à des hallucinations terrifiantes, la pauvre jeune femme va, vient, crie, appelle, et toute frémissante ; le visage farouche, les yeux hagards, lutte et se défend contre des êtres imaginaires…

—  Eh mais ! c’est absolument là du délire maniaque ? n’est-ce pas votre propre avis ?

—  Oui ! mais la cause ?… La cause ?… Impossible, vous dis-je, de saisir le moindre trouble psychique, en dehors de ces crises intermittentes que termine toujours un sommeil profond ! À la suite, le cerveau reprend aussitôt son fonctionnement normal. Il pense, il comprend, il raisonne. La malade, seulement, triste et fatiguée, se souvient de sa folie passagère comme d’un horrible cauchemar !… Si j’ai cherché, vous vous en doutez, je pense ?… Toutes les idées, tous les soupçons me sont venus ; toutes les hypothèses, toutes les suppositions, je les ai faites ! À la fin, bien persuadé que j’étais un sot, j’ai soumis le cas à plusieurs de nos confrères, comme je vous l’expose en ce moment. J’ai écrit à nos maîtres, j’ai envoyé madame de H. à Paris, consulter nos spécialistes les plus éminents, X, Y et Z. Ah, mon ami ! Si quelque parent malintentionné voulait, demain, faire jeter cette malheureuse femme dans une maison de fous pour le reste de ses jours, il n’aurait qu’à s’armer du terrible dossier de ces consultations et de ces ordonnances ! Seul, un de mes oracles m’a confidentiellement répondu que ma cliente se « fichait de moi » ; qu’elle simulait ces inexplicables hallucinations, pour se rendre intéressante !… Eh bien, quoiqu’il en puisse coûter à mon amour-propre de reconnaître que je n’ai été qu’un « serin » par ma foi, je commence à le croire !…

Tandis que dans le silence du parc le vieux docteur me parlait ainsi, nous avions à peu près fait le tour de la grande pelouse, et comme nous retournions à petits pas vers la terrasse, un homme qui depuis un moment semblait nous attendre, vint à notre rencontre, son chapeau de paille à la main.

—  Hé ? quand je vous disais ! s’écria Sorel. Voici précisément Denis, le jardinier de madame de H. qui vient nous chercher !

—  Oui, M. le docteur, fit l’homme avec un profond salut. Madame a été si souffrante encore, cette après-dînée, que j’ai cru bien faire de venir vous prendre avec la petite voiture.

—  Et nous te suivons, mon brave Denis ! Car, vous voulez bien m’accompagner, n’est-ce pas, mon cher confrère ?

—  Certes ! répondis-je, vous avez trop piqué ma curiosité, pour que je ne sois pas tout disposé à vous suivre.

Attelé d’un vif petit poney, un élégant panier-chaise attendait à l’entrée de la villa. Nous y montâmes ; la voiture partit, et laissant à notre gauche Pierrefonds, dont l’énorme masse de murailles et de tours réapparaissait, fantastique, à chaque tournant de la route, nous nous enfonçâmes dans un chemin couvert qui longeait, sous les hêtres, les profonds massifs de la forêt.

C’était, d’ailleurs, par cette claire nuit d’été, une promenade des plus émouvantes. Vigoureusement projetées par les rayons de la lune, les ombres des grands arbres étendaient, sur la route blanche, un inextricable lacis d’arabesques noires ; une chouette, au loin, hululait, dans quelque souche creuse, et plus près de nous, sous les feuillées immobiles, nous n’entendions que de subits battements d’ailes, de rapides bondissements de bêtes effarouchées.

Après un court trajet, cependant, la voiture entra sous les charmilles d’une sombre avenue, franchit, entre deux lourds piliers de pierre, une grille grande ouverte, et s’arrêta devant le perron d’une sévère et froide maison au toit d’ardoise, dominée par l’anguleux pignon d’une tour carrée.

Accourue à la hâte, une lampe à la main, une vieille servante, assez maladroitement empressée, nous introduisit dans une salle à manger ornée de beaux meubles, où, sur l’affirmation de la gouvernante, que sa maîtresse était très souffrante encore, nous nous arrêtâmes un moment pour nous concerter.

—  Veuillez m’attendre une minute, me dit Sorel. Je vais entrer chez madame de H., l’informer de votre présence, et je vous appellerai dans un instant.

Aussitôt avertie, une femme de chambre vint prendre le docteur à la porte et, demeuré seul dans la pièce à peine éclairée par la petite lampe que la servante y avait laissée, je tirais à moi une des chaises rangées contre le mur quand, soudain, de dessous, un énorme chat gris caché par la housse dont le siège était couvert, s’élança d’un bond sur la table, en sifflant de colère, la queue droite et le dos hérissé. C’était un de ces sauvages matous de campagne qui volent dans les maisons, braconnent dans les jardins et que pourchassent, sans merci, les chiens et les domestiques. Aussi, loin de s’adoucir à mon appel, sauta-t-il brusquement de la table sur une crédence, puis, d’un nouveau bond, sur la haute-plate forme, tout encombrée de vases et de fioles, d’un superbe buffet Henri II, où blotti derrière le balustre, dans la position d’un jaguar à l’affût, braqua sur moi ses gros yeux jaunes.

Admirablement sculpté dans ses colonnettes géminées, dans ses panneaux et ses volets, d’où se détachaient, en relief, des méduses et des chimères, le meuble artistique si singulièrement signalé à mon attention, méritait mieux qu’un examen superficiel ; mais je n’avais pas sitôt pris la lampe, pour en étudier les détails que le docteur venait, en hâte, m’appeler, auprès de sa cliente.

Il me conduisit à l’étage supérieur, dans une chambre tendue de vieilles étoffes à ramages où, sur une chaise longue garnie de coussins, madame de H., à demi couchée, haletante, stupéfiée, les épaisses torsades de ses cheveux noirs déroulées sur l’épaule, les joues ardentes et congestionnées, nous regardait, sans se mouvoir, avec une étrange expression, d’effarement et d’hébétude.

Sans doute, elle était à la fin d’une de ces crises qui l’avaient éprouvée déjà plusieurs fois ; mais sa stupeur était si profonde encore et si complète son inertie, qu’en la voyant, je crus aussitôt reconnaître dans cet état d’absolue prostration, les effets les plus communs de l’intoxication par la morphine. En vérité, le secret du mystère si vainement cherché par Sorel, allait-il donc misérablement aboutir à cette constatation, que l’intéressante voisine de notre ami Gérard, n’était qu’une vulgaire et honteuse morphinomane ? Promptement, je fus détourné de cette idée par les premières paroles de la jeune femme qui, sur l’exhortation de son médecin, reprenait assez d’empire sur elle-même pour nous faire, point par point, le récit des souffrances qu’elle venait d’endurer.

—  J’étais assez bien disposée ce matin, nous dit-elle, et j’avais, à midi, déjeuné de bon cœur, quand, vers le milieu de la journée, deux ou trois heures après le repas, comme toujours, j’ai ressenti, d’abord un irrésistible besoin de m’agiter, d’aller, de venir, de toucher à tout sans nécessité, de prendre sans raison et de remettre en place tous les objets à portée de ma main. Puis, dans le salon où je me trouvais à ce moment, un vertige m’a pris, un violent vertige accompagné d’un extrême abattement, d’une lassitude qui me faisait fléchir sur mes jambes, tandis que tout tournait, tournait, avec une incroyable vitesse autour de moi !

« Sentant bien que je tombais, je me suis retenue aux meubles, en criant, me débattant, je ne sais plus !… sinon, qu’aux appels affolés de mes bonnes, Denis est venu me prendre dans ses bras et me porter ici, dans ma chambre !…

« Et alors… oh, alors ! Vous savez, docteur, ce qui se passe !… continua madame de H. en se dressant tout à coup, anxieuse encore, et les yeux démesurément agrandis par l’épouvante, comme si l’hallucination allait recommencer. Alors, le tourbillon qui m’enveloppait s’est changé en un léger réseau de soie où j’étais prisonnière ; à travers ses mailles, je voyais doubles et triples tous les objets ; je comptais dix doigts à chacune de mes mains, et pendant ce temps-là, partout, partout, sur les parquets, les murs et le plafond, couraient, couraient en zigzag, des milliers de grosses fourmis noires…

« Puis, un grand bruit sous le plancher s’est fait entendre, et des voix, des voix farouches ; m’ont annoncé l’approche du géant, de cet affreux géant chevelu qui vient, chaque fois, me menacer et me donner des ordres !… C’est par là qu’il est entré !… poursuivit-elle d’une voix éteinte, en désignant du doigt, avec un instinctif mouvement de recul, la lourde portière en tapisserie qui fermait le cabinet de toilette… par là qu’il est venu ! tout habillé de rouge ! la tête entourée de lueurs, la main pleine de flammes, et sur la poitrine, un dragon de feu !… »

Un instant la malheureuse visionnaire s’arrêta, la sueur au front, toute tremblante, et sitôt que Sorel, par le raisonnement le plus persuasif, eût à peu près calmé ses craintes :

—  Enfin, madame, demandai-je, quand cette apparition se manifeste, vous avez certainement conscience que ce n’est bien là qu’une illusion, une erreur de vos sens, un mensonge, et cette certitude doit vous empêcher d’avoir peur ?

—  À ce moment-là, répondit-elle, je ne puis pas plus douter de la réalité du fantôme, qu’il ne m’est possible de mettre en doute votre présence ici, maintenant !… Je le vois, je l’entends, comme je vous vois et vous entends vous-même. Il parle, il commande, et c’est en vain que je crie et me défends !… Il menace et je suis forcée d’obéir. Je dois me coucher, les bras étendus en croix, sur mon lit, dont les rideaux, immédiatement, s’allument et flambent !… Oh ! mes dents claquent d’horreur, au milieu de cet incendie ! Je voudrais fuir ; une force écrasante me paralyse ! Alors, tantôt je me sens enlevée dans le ciel par un nuage d’odorante fumée, et si je puis fermer les yeux, mon cauchemar s’évanouit dans un bienfaisant sommeil de trois ou quatre heures ; tantôt, comme aujourd’hui. je reste une heure ou deux crucifiée sur mon lit, et quand je puis, enfin, relever la tête, ramener vers mon corps mes membres raidis, le sommeil tarde toujours trop à faire cesser ce paisible énervement où vous me voyez encore !

Afin de hâter le plus possible ce repos si désiré, Sorel prescrivit à sa cliente quelques gouttes d’un élixir antispasmodique dont elle avait déjà plusieurs fois éprouvé les bons effets. Nous nous assurâmes que le profond accablement où elle était plongée, ne cachait aucun dangereux symptôme, et lui laissant la persuasion qu’elle allait bientôt s’endormir, nous lui souhaitâmes une bonne nuit, avec de plus doux rêves.

Nous descendîmes alors, chacun de nous très diversement frappé de ce qu’il venait de voir et d’entendre, et mon confrère, remarquant l’impatience où j’étais de lui faire part de mes réflexions, malgré le zèle empressé de Denis, qui tenait à nous reconduire, prétexta de la belle clarté de la soirée pour me proposer de rentrer à pied chez Gérard.

Agité par l’apparente évidence des graves soupçons qui naissaient dans mon esprit, je me sentais un tel besoin de mouvement, en effet, qu’une promenade au grand air était bien ce que l’on pouvait m’offrir de plus agréable.

Encore plus pressé de m’interroger, que je ne l’étais, d’ailleurs, de lui répondre, Sorel, tout de suite prit mon bras, et comme nous passions la grille du château :

—  Eh bien, me dit-il. Votre opinion sur ma cliente ?

—  Est-il permis de n’en pas avoir ? demandai-je. Ce que j’en pense vous paraîtra si monstrueux ou si ridicule, qu’il vaudrait peut-être mieux ne pas l’exprimer…

—  Osez toujours, que diable !… Ou si vous préférez que je devine, moi, votre pensée, et que je traduise votre hypothèse ?

Ébahi, je m’arrêtai court, et comme pour lui montrer que j’acceptais sa proposition, je regardai mon compagnon bien en face.

—  Oui, poursuivit-il avec une belle assurance. Voulez-vous que je vous dise ? Vous soupçonnez que madame de H. est empoisonnée !

—  Je ne le soupçonne même plus ! J’en ai la certitude !

—  Ah ! ah ! je l’ai cru longtemps aussi ! continua victorieusement Sorel. Eh bien ! mon ami, cela n’est pas ! il faut chercher autre chose !

—  Non ! répliquai-je. Il faut, d’abord, absolument prouver que Madame de H. n’est pas empoisonnée…

—  Allons donc !… Et comment ? et par quoi ? Vous savez, j’ai fait à ce sujet toute une enquête. Et j’en suis revenu bredouille ! Après çà, j’en demeure d’accord : les événements présentés par Madame de H., le délire et les hallucinations, notamment, rappellent, de tous points, les effets toxiques du datura stramonium ou de la belladone…

—  La belladone ne me paraît pas être en cause, répliquai-je, en rappelant à ma mémoire les études si curieuses d’Orfila, de Trousseau, et de Tardieu sur ces redoutables poisons. Elle provoque, ordinairement, un délire gai, des accès de fou rire, une vision de mouches blanches ou de flocons neigeux que nous n’avons point notés chez votre cliente ; mais la stramoine est certainement en jeu, dans la production des phénomènes que nous venons d’observer, et sans doute aussi la jusquiame !…

—  Assurément, répondit Sorel, d’après ce que nous savons du stramonium, qui fût, au Moyen Âge, « l’herbe des sorciers », « l’herbe du diable », et plus près de nous, de nos jours encore, « l’herbe des brigands », peut-être pourrions-nous avec quelque raison, lui attribuer tout ce qu’il y a de terrifiant dans les hallucinations de cette malheureuse femme : les bruits sous le plancher, les voix farouches, l’effroyable apparition de ce géant chevelu qui la menace et la contraint d’obéir à toutes ses volontés…

—  Ajoutez, continuai-je, cette effrayante vision de feux et de flammes que l’on retrouve dans tous les empoisonnements par le datura ; les lueurs autour de la tête, les flammes dans la main, le dragon de feu sur la poitrine du géant, lui-même tout vêtu de rouge ; l’incendie, enfin, des rideaux du lit, qui paraît être le point culminant du phénomène. Ne revoyez-vous pas, dans les phases successives de ce cauchemar, la frappante image de l’enfer – diable compris – telle que nous la montrent la tradition et les vieilles estampes ?

—  En effet, approuva Sorel. C’est bien d’ailleurs ce même tableau que les magiciens et les sorcières, les nuits de sabbat, faisaient paraître à l’esprit détraqué de leurs clients, après leur avoir tout bonnement servi en guise de thé, quelque forte décoction de pomme épineuse ! Mais alors, qu’est-ce qui vous fait supposer que la jusquiame, « le suc maudit de la jusquiame » , comme dit Hamlet, joue aussi un certain rôle dans ces mystérieuses hallucinations ? est-ce l’illusion de la double vue et celle de ce léger réseau de soie dont Madame de H. se voit enveloppée au début de la crise ?

—  Nous sommes d’autant plus autorisés à le croire, répliquai-je, que dans un grand nombre d’empoisonnements par la jusquiame, ce même réseau soyeux s’est montré sous l’apparence d’une vaste toile d’araignée emprisonnant, à leur grand effroi, les malheureux malades. Mais le phénomène que je crois ici, le plus probant, est celui de la vision des grosses fourmis courant en zigzag par toute la chambre, cette bizarre hallucination se retrouvant, il m’en souvient, dans l’intéressante observation de Wepfer, d’une douzaine de religieux, très gravement éprouvés, pour avoir mangé d’une salade de chicorée sauvage où, par mégarde, ils avaient mêlé des racines de jusquiame.

—  Oh ! dans ce cas-là, parfaitement ! répartit Sorel, que le doute reprenait, il était facile de rapporter cette singulière « vision de fourmis » à l’intoxication par la jusquiame, puisque l’on découvrait le poison à la table, et dans l’assiette même des religieux ! Mais chez nous, mon ami, pas d’erreur possible ! Madame de H., je vous le jure, n’a dans son jardin, ni datura, ni jusquiame, parmi ses carottes ou ses choux !

—  Dans son jardin, c’est possible ! répondis-je avec l’intime satisfaction d’opposer, cette fois, une raison triomphante aux réflexions tant soit peu railleuses de Sorel ; mais peut-être ne faudrait-il pas aller bien loin, autour du château, pour y récolter ces plantes vénéneuses…

—  Le croyez-vous ? fit-il en tressautant de surprise ?

—  Tout près d’ici, je vous l’affirme !… En herborisant dans la forêt, depuis trois jours que je suis en villégiature aux Chesnayes, j’ai reconnu la jusquiame dans les décombres de Saint-Pierre, et le datura dans les friches de la butte aux Moines, avec ses pommes épineuses à parfaite maturité !

—  Mais alors !… exclama le vieux praticien tout ému : c’est une question de médecine légale !… je n’ai plus rien à faire au château du Haume, moi !

—  Pardon !… vous avez encore à donner à votre cliente un conseil : celui d’appeler les gendarmes !…

—  Au diable ! Voilà que vous ne parlez plus sérieusement ! Et nous ne sommes pas plus avancés que tantôt, avec toutes vos belles hypothèses !

—  Écoutez, repris-je, Madame de H. est empoisonnée ! Vous ne pouvez soutenir le contraire, et cela ne fait aucun doute pour moi. Comment et par qui ? Voilà tout le mystère. Aujourd’hui que certains de nos confrères acceptent comme parfaitement démontrée, l’action des médicaments à distance, au moins sur les sujets hypnotisés, préférez-vous admettre que votre cliente, en raison de sa sensibilité toute exceptionnelle, est influencée par les plantes mêmes qui croissent non loin de chez elle, en pleine forêt ?

—  Pourquoi pas ? répliqua Sorel, en se raccrochant, tout invraisemblable qu’elle soit, à cette dernière supposition qui lui laissait encore un espoir de résoudre scientifiquement le problème. Est-ce que nous ne voyons pas tous les ans, à la fauchaison des prés, l’asthme d’été se manifester tout à coup chez des personnes qu’impressionne, même à de grandes distances, la seule odeur des foins coupés ? Est-ce que, chez beaucoup d’autres, une imperceptible poussière, un subtil parfum répandus dans l’air, ne produisent pas des effets semblables ?… Et ne vous souvenez-vous pas de l’histoire classique de cette femme d’apothicaire qu’une subite suffocation saisissait, à l’autre bout du logis, chaque fois que son mari touchait seulement à la poudre d’ipéca, dans l’officine ?

—  Ce sont là des faits incontestables, répondis-je, et vraiment, il serait heureux qu’en cherchant dans cette voie vous arriviez à découvrir la vérité !

Pas à pas, en dissertant ainsi dans le calme profond du soir, nous étions cependant arrivés aux Chesnayes, où les joyeux invités de Gérard dansaient, sautaient, riaient toujours, sans avoir eu le moindre soupçon de notre excursion au château du Heaume. Le docteur, peu d’instants après, voulant rentrer à Pierrefonds et moi-même ayant fixé mon retour à Paris au lendemain, ce ne fut pas sans lui faire promettre de me donner au plus tôt des nouvelles de son intéressante cliente, que je fis au vieux médecin mes adieux.

Plusieurs semaines, pourtant, se passèrent, et mon confrère ne m’écrivait pas. Que faisait-il ? S’était-il, encore une fois, engagé sur une fausse piste ? Et madame de H., la belle voisine de Gérard, était-elle désormais guérie, absolument folle, ou tout à fait empoisonnée ?

Un matin d’octobre, enfin, la réponse à toutes ces questions qui, par instants, m’obsédaient, me fut apportée par la curieuse lettre suivante :

« Mon cher confrère et ami,

« Oui, c’était bien du poison qu’absorbait, à certains jours, madame de H. ; mais de quelle étrange, incroyable, inconcevable manière, voilà ce que le hasard seul pouvait nous révéler !

« Rappelez-vous ce magnifique buffet Henri II, devant lequel vous étiez si justement en admiration, dans la salle à manger, lorsque je vins vous chercher pour vous conduire auprès de notre chère malade. C’est dans cette armoire-là qu’après les repas de sa maîtresse, la servante enfermait les provisions et la desserte de la table… Or, savez-vous, mon ami, quelle diabolique opération se perpétrait, spontanément, dans les flancs ténébreux de ce beau meuble ? Sur les aliments et conserves que l’on y plaçait, d’habitude, au rayon le plus élevé, tombait, goutte à goutte, à travers une étroite fissure de la paroi supérieure, un liquide gras, visqueux, extérieurement répandu sur la planche, en nappe épaisse, et provenant d’un petit flacon mal bouché, que la bonne a trouvé presque vide, dit-elle, et renversé, parmi beaucoup d’autres, casés à cette même place.

« Est-ce cette pauvre fille qui, par mégarde, aura fait, un jour, tomber ce flacon, en voulant, comme hier, prendre sur le buffet un ustensile quelconque ?… Est-ce plutôt un gros chat gris, un peu sauvage, qui chaque fois qu’une personne étrangère entre dans la maison, court se réfugier sur ce meuble ?… Ce point encore douteux de notre singulière observation ne sera, peut-être, jamais éclairci… Mais ce qui vous intéresse surtout, c’est la composition du liquide toxique échappé de la fiole, et la voici, grâce au numéro d’ordre inscrit sur l’étiquette, telle que je viens de la retrouver à Compiègne, chez le pharmacien qui l’a préparée :

Mixture n°13761, pour M. Denis, jardinier au château du Heaume :
Teinture de datura stramonium 8 g
Huile de jusquiame 10 g
Huile de camomille camphrée 20 g
— Pour enduire la poitrine sur la région du cœur.
— (Usage externe.)

« Teinture de datura… Huile de jusquiame…

« Voilà bien, mêlés à un véhicule anodin, les deux poisons qui déterminaient, chez madame de H. les hallucinations dont nous avons été témoins ! Il suffisait, évidemment, pour cela, qu’elle fit usage, à l’un de ses repas, d’aliments ayant quelque temps séjourné sous la gouttière, au rayon supérieur du buffet ; de confitures, de conserves, par exemple, ou de quelque autre de ces provisions de campagne, miel, crème, lait, beurre, que l’on ne sert pas tous les jours…

« En raison de son extrême susceptibilité aux médicaments, madame de H. devait être empoisonnée même par deux ou trois gouttes de cette mixture, fort active, du reste, que le médecin du couvent, à Compiègne, avait prescrite, il y a deux ans, à la fille aînée de Denis, atteinte, en effet, à cette époque, d’une maladie du cœur.

« Ainsi, mon cher confrère, se trouve, le plus heureusement du monde, résolu le problème de l’inexplicable névrose de madame de H. Problème d’autant plus sérieux, qu’il mettait sûrement obstacle à un grand, noble et beau projet, dont notre ami Gérard prendra bientôt soin, je crois, de vous informer lui-même ! Jusque-là, mon ami, méditons en silence la vieille maxime dont nous avons trop souvent l’occasion de vérifier la parfaite justesse : « Felix qui potuit reruni cognoscere causas ! »

—  Encore un mystère Un mystère Collection de romans policiers en format poche reconnaissables par leur logo.
Créée à la fin des années 40, elle a perduré jusqu’à la fin des années 60 avant de changer de présentation puis de disparaître. De grands nom du roman policier ont eu le plaisir devoir une partie de leur œuvre publiée dans cette collection.
 ! m’écriai-je, à l’annonce de ce « beau projet » dont voulait bien m’informer le docteur. Au moins le secret de celui-là n’est-il pas impénétrable. Mariage sous roche, voilà, cette fois, mon diagnostic !…

Dr Jules Rengade