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Camille Debans : L’île de feu

samedi 2 novembre 2013, par Denis Blaizot

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Cette nouvelle est parue dans les numéros 281 à 286 (avril-mai 1893 1893 ) de la revue La Science Illustrée La Science Illustrée La science illustrée est un journal hebdomadaire de vulgarisation scientifique créé en octobre 1875. Son premier numéro porte porte la date du 18 Octobre 1875. Les principaux rédacteurs sont Adolphe Bitard, Louis Figuier et Élysée Reclus pour la première année mais ils cèdent la place à de nouveaux noms dès le début de la seconde année. Cette première version a duré au moins jusqu’en 1877.

Le titre fût repris par Adolphe Bitard en décembre 1887 peu de temps avant sa mort et Louis Figuier prend sa relève dès le mois de mars 1888.

Largement illustré, il contient dès le premier numéro de janvier 1888 des nouvelles et romans à épisode. Les romans seront signés entre-autre par Louis Boussenard, Albert Robida et Jules Verne. On y retrouvera également les signatures de rédacteurs des revues La Nature et la Revue Scientifique.

À partir du n°340 ( premier numéro du second semestre 1894) la date disparaît de la première page du cahier hebdomadaire, mais reste inscrite sur la couverture.

La première page du fascicule n°901(4 mars 1905) porte en regard de la date les mentions S.I. N°901 et S.A.N. N°175. S.A.N. est l’abréviation de Sciences, Arts, Nature, créée en novembre 1901. Doit-on comprendre que ce fascicule était vendu sous deux titres ?

Je n’ai pour l’instant aucune information sur le devenir de cette publication au-delà de l’année 1905.
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Elle également été publiée dans le recueil Les drames à toute vapeur -A. Mame et fils (Tours)-1898 1898

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I

Le petit fort de Salem, au Brésil, est situé sur la rive droite du fleuve des Amazones, presque en face de Para, à quelques lieues de la mer. C’est bien le plus ennuyeux séjour du monde, si l’on en croit les récits des voyageurs ; et dom Luiz Vagaërt devenait le plus spleenétique officier de l’armée brésilienne depuis qu’il en était sous-gouverneur.

La garnison se composait à peine d’une centaine de soldats. Sous les murs de la citadelle végétait un pauvre village abritant une centaine de nègres des deux sexes, auxquels venaient se mêler, de temps à autre, quelques Indiens, naguère anthropophages, qui vendaient là le produit de leurs chassas. Du reste, pas une face intelligente dans toute cette colonie, pas une femme blanche à 5 lieues à la ronde. Le gouverneur en premier était marié, à la vérité, mais c’était un gouverneur platonique, qui administrait de loin.

Dom Luiz Vagaërt se trouvait donc maitre absolu du fort. Il remplissait ; outre les fonctions de sous-gouverneur, celles de magistrat, et rendait la justice sans appel. De plus, on le considérait comme officier de l’état civil, et le curé du lieu l’avait prié plus d’une fois de sonner les cloches et de lui servir la messe, ce à quoi il s’était prêté de fort bonne grâce.

Pour combattre l’ennui, dom Luiz avait, dans les premiers jours, consacré tout son temps à la chasse. Quand il eut dans sa chambre à coucher un tapis fait avec la peau de vingt tigres tués par lui, le pauvre sous-gouverneur dut se déclarer à lui-même que les jaguars, morts ou vivants, ne l’amusaient plus. Il s’attaqua aux caïmans. Les caïmans ne parvinrent pas à le désennuyer.

Alors il se figura que la chasse aux serpents lui procurerait les distractions tant désirées, et, s’armant d’un flacon d’ammoniaque, il se mit à la recherche des serpents à sonnettes, des serpents-liane et de tous les autres reptiles dangereux.

Il en fit une collection superbe. On disait même qu’on pouvait voir dans son cabinet une gracieuse jardinière venue de Paris, dans laquelle une cinquantaine de fleurs spéciales servaient de résidence à cinquante serpents-corail vivants. Le serpent-corail est bien le plus charmant reptile du monde. D’un rouge vif, long tout au plus comme le porte-plume que je tiens dans mes doigts, il habite le calice des fleurs, d’où il s’élance volontiers sur les hommes, auxquels sa morsure donne la mort en moins de temps qu’il n’en faut à un savant pour prendre une prise.

Or il arriva qu’un jour, Pedro Baçao, simple soldat, et Joao, sergent, formèrent ensemble le projet d’aller s’assurer par eux-mêmes si vraiment ce qu’on disait était exact. Ils entrèrent par la fenêtre dans le fameux cabinet, et, curieusement, cherchèrent des yeux la jardinière. Elle était placée contre la muraille, en face de la porte. Les deux soldats s’approchèrent : Pedro tremblant, Joao agitant d’un air insouciant une petite baguette de liane qu’il tenait à la main. C’était un spectacle admirable que celui qui s’offrit à eux. Presque dans chaque fleur, un serpent-corail était roulé sur lui-même et semblait se nourrir de parfums. Quatre ou cinq oiseaux-mouches voltigeaient autour de la jardinière, et par intervalles l’un des reptiles, fatigué de ce bruissement d’ailes, prenait son élan et bondissait vers l’oiseau, qu’il n’atteignait jamais.

Tout à coup la figure de Joao prit une expression de malice sinistre. Choisissant l’instant où Pedro, un peu rassuré, s’approchait de la jardinière pour mieux voir, le sergent par plaisanterie glissa sa baguette entre les tiges des plantes sur lesquelles dormaient ces effroyables bêtes, et, par un léger mouvement, il donna à sa flexible liane une impulsion pleine de secousses qui ébranla ce réceptacle de morts subites.

Prompt comme la pensée, Joao alors se sauva par la fenêtre. Cent petits sifflements aigus retentirent aux oreilles de Pedro, qui songea à fuir, lui aussi ; mais, à peine arrivé dans la cour, il s’affaissa. Son frère, qui montait la garde à la porte du sous-gouverneur, jeta là son fusil pour lui porter secours. Il n’était plus temps. Cinq ou six reptiles l’avaient mordu. Il devint noir et eut à peine la force de dire ce qui était arrivé.

Alfonso Baçao, le frère du mort, se pencha sur le cadavre, l’embrassa au front, puis, se relevant, il alla ramasser son fusil, l’arma ; on entendit un coup de feu, et le sergent Joao tomba foudroyé.

Quelques instants après, le sous-gouverneur, en rentrant au fort, apprit ce qui s’était passé, fit arrêter le soldat Alfonso, et annonça que le lendemain un conseil de guerre jugerait le meurtrier. Celui-ci, en effet, fut amené vingt-quatre heures après devant dom Luiz Vagaërt ; et comme le sous-gouverneur s’ennuyait ce jour-là un peu plus que de coutume, il prononça d’un ton parfaitement calme une condamnation à mort.

L’exécution devait avoir lieu le lendemain jeudi, 16 septembre 183 ...

II
Depuis que le fort et le village de Salem existaient, aucune condamnation capitale n’avait été prononcée, soit contre un des habitants, soit contre un des soldats de la garnison.

Ce fut donc un événement, et le sous-gouverneur, qui, sans aucun doute, avait jugé Alfonso Baçao en son âme et conscience, ne fut pas éloigné de penser que cela le distrairait un peu. Il y avait foule sur les remparts le jeudi, à neuf heures du matin. Le mot foule est peut-être ambitieux ; mais tout est relatif, et puisque la population entière de Salem était là, il serait ridicule de se rappeler que cent hommes chez nous ne font pas un rassemblement.

Toute la garnison était sous les armes. Le sous-gouverneur, à cheval, devait présider à l’exécution, et pendant qu’un piquet de douze hommes allait chercher le condamné, dom Luiz Vagaërt se mit à la tête de sa troupe, qui vint militairement se ranger en carré sur le lieu du supplice.

Neuf heures sonnèrent à la montre du sous-gouverneur. Un frisson parcourut l’assemblée. Cependant le condamné ne paraissait pas encore. Dom Luiz Vagaërt était fort pâle, et ne semblait pas très désireux de connaître les causes d’un retard si peu en harmonie avec les habitudes militaires. Enfin le sergent qui commandait le piquet d’exécution arriva tout essoufflé, et, faisant de grands gestes avant de pouvoir parler, donna à entendre au sous-gouverneur que le prisonnier s’était évadé.

Dom Luiz, à cette nouvelle, reprit ses bonnes couleurs, poussa même un soupir de soulagement, et murmura très bas :

« Cet Alfonso est non seulement un homme de cœur, mais aussi un gaillard intelligent. Son évasion est l’événement le plus inattendu et le plus agréable qui puisse se produire ; nous allons passer au moins une semaine à le chercher. Ce sont huit jours de tués, et j’espère bien qu’il n’y aura que cela, car nous ne le trouverons pas. Raison de plus, d’ailleurs, pour le poursuivre. Camarades ! s’écria le sous-gouverneur du haut de son cheval, le coupable s’est soustrait à la rigueur des lois. Notre devoir est de faire tout au monde pour que le nommé Alfonso Baçao, condamné à être fusillé par un tribunal régulier, soit repris et exécuté dans le plus bref délai. En conséquence, nous allons nous mettre en campagne sans différer, et une récompense de 20 douros sera décernée à tout sous-officier ou soldat qui le ramènera mort ou vif. En avant ! marche ! »

Et, reprenant son monologue, dom Luiz ajouta pour lui seul :

« Il doit avoir de l’avance. J’aurais pu promettre 100,000 douros. »

III
Dans la nuit qui devait précéder son exécution, Alfonso Baçao avait reçu la visite du curé de Salem, auquel il s’était confessé de ses péchés. Puis, comme on lui avait demandé s’il désirait une faveur spéciale avant de marcher au supplice, il voulut une bouteille d’eau-de-vie, qui lui fut apportée avec la permission des autorités civiles et militaires, c’est-à-dire de dom Luiz.

La moitié de cette eau-de-vie servit à emplir une gourde que le prisonnier avait dans son cachot, et le reste fut par lui généreusement offert à la sentinelle chargée de le surveiller. Le soldat fit bien quelques cérémonies. Mais Alfonso insista si gracieusement, que l’autre ne sut pas, en refusant, faire une dernière injure à un camarade qui allait mourir.

La sentinelle accepta donc par convenance, but par politesse et s’endormit par ivresse. Baçao prit alors l’ivrogne et le traîna dans sa prison, puis se mit à monter la garde à sa place. Il était alors deux heures du matin.

Alfonso n’avait pas eu le temps de s’orienter qu’une patrouille se fit entendre dans la nuit. On venait relever la sentinelle. Le condamné à mort se frappa le front avec désespoir. En échangeant le mot d’ordre, on ne pouvait manquer de le reconnaître ; il fallait un miracle pour le sauver. Prendre la fuite n’était pas possible ; Baçao attendit.

Le sous-officier qui commandait la patrouille était une sorte de métis venu, on ne savait pourquoi, de la république Argentine, en laquelle il n’éprouvait aucun désir de retourner. Fort heureusement, cet homme ne parlait pas très bien le portugais, et Alfonso, en le reconnaissant, jugea qu’il ne serait pas difficile de le tromper.

En effet, l’échange de sentinelles se fit sans encombre, et Alfonso, suant de peur, emboîta le pas derrière ses trois ou quatre camarades, pour continuer la patrouille et revenir au corps de garde.

Mais c’était précisément ce retour au corps de garde qui constituait le plus formidable danger. Jusque-là rien à craindre ; les troupiers et le métis dormaient en marchant. Mais si, comme cela arrive toujours, il y avait parmi les soldats du poste un seul noctambule, tout était perdu.

Alfonso prit une résolution suprême. La patrouille marchait en désordre sur les remparts. Le fort de Salem, très heureusement pour lui, n’avait jamais subi de siège, et cependant il existait à l’est des fortifications une sorte de brèche commencée par le soleil et continuée par le temps, cet invincible ennemi.

Les remparts, faits de terre assujettie par des briques, avaient en cet endroit subi un léger écroulement, et quoiqu’il fût difficile de monter par là dans la citadelle, tant la pente était encore rapide, un homme désespéré pouvait essayer de se laisser rouler jusqu’en bas, au risque de se casser la tête.

Dans tout autre partie du fort, il eût fallu à Alfonso une grosse corde pour descendre du rempart. et ce n’était pas le moment de chercher à s’en procurer. Quant aux portes, elles étaient bien gardées, car dom Luiz Vagaërt avait trop peu de chose à faire à Salem pour n’avoir pas introduit une discipline très sévère dans ce qu’il appelait son armée.

Donc, au moment où la patrouille arriva du côté de la brèche, Alfonso, qui suivait en traînard, s’approcha de l’abîme et se laissa rouler en bas du rempart.

Le métis et ses subordonnés entendirent du bruit, crurent à la survenue de quelque bête féroce, et prirent le pas de course jusqu’au corps de garde, où l’on se compta. Un homme manquait. L’un prétendit avoir vu un jaguar l’emporter par la brèche ; l’autre soutint que c’était un caïman. Enfin un troisième déclara avoir entendu le cri du boa affamé, ce cri qui ressemble au bruit d’une scie dans du bois pourri. Tout cela suffit pour décider les soldats à barricader le corps de garde, si bien que pas une sentinelle ne fut plus relevée jusqu’au jour.

On sait ce qui se passa ensuite. L’évasion fut connue à neuf heures. Le soldat qu’on avait trouvé dans la prison, cuvant encore son eau-de-vie, fut condamné à un mois de cachot. Le métis devina bien la cause du bruit qu’il avait entendu du côté de la brèche, mais se garda d’en parler, et il fut décidé qu’après la sieste, c’est-à-dire à l’heure où les cervelles humaines peuvent supporter le soleil de l’équateur, quarante à cinquante hommes se mettraient en route avec armes et bagages pour explorer la forêt, dans laquelle ils devaient camper pendant toute la durée de l’expédition.

Le fugitif, hâtons-nous de le dire, était déjà loin. Sa chute volontaire s’était accomplie dans d’excellentes conditions : des ronces, de hautes herbes, quelques lianes sans consistance, avaient amorti les chocs ; quoiqu’il eût, après avoir roulé quelques instants, senti le vide au-dessous de lui ; quoiqu’il fût tombé ainsi d’une hauteur d’environ 7 ou 8 mètres, il pouvait à peine constater quelques contusions.

L’étourdissement qui suivit cette vertigineuse descente étant passé, Alfonso se releva et marcha vers le nord. Ce n’était point la direction qu’il comptait prendre ; mais le village se trouvait à l’est du fort, et il ne voulait être vu de personne qui pût donner la moindre indication sur la direction prise par lui.

IV

Ce que le lecteur vient d’apprendre était nécessaire à l’intelligence du récit ; mais l’épouvantable histoire d’Alfonso ne commence réellement que dans les lignes qui vont suivre. En trois jours, cet homme avait vu mourir son frère foudroyé par le plus terrible venin qui soit au monde. Lui-même, sans avoir eu le temps de le pleurer, s’était entendu condamner à mort ; il avait subi toutes les angoisses de la nuit qui devait précéder son supplice ; par son sang-froid, au travers de mille alarmes, il s’était soustrait à cette mort ignominieuse. Il était sauvé ! Il semblait donc que la mauvaise chance l’abandonnât !

Eh bien, tout cela n’était rien auprès des alarmes, des angoisses, des tortures que cet homme venait de se préparer en s’évadant.

Le danger d’être repris n’existait pourtant pas en apparence. Il s’était engagé dans la forêt après avoir tourné le village de Salem. Les sentiers des nègres et des Indiens lui étaient familiers jusqu’à une certaine distance. Au jugé, il se dirigea vers l’est. Son intention était d’avancer le plus loin possible du côté de la mer pour traverser l’Amazone et aborder à Para.

Alfonso savait certainement ce qu’est une forêt vierge de l’équateur, puisque depuis un an il était en garnison à Salem, et s’il s’aventurait ainsi dans ce désert touffu, c’est qu’il n’avait pas le choix des chemins. Jusqu’au jour, il marcha vigoureusement, suivant un sentier qu’il connaissait admirablement. Cependant il fut obligé souvent de s’arrêter et de se blottir dans un fourré ou de monter sur un arbre pour laisser passer un tigre en chasse ou pour éviter quelque autre fauve.

A sept heures, le soleil apparut sur l’horizon tout à coup. Alfonso jeta un regard autour de lui. La partie de la forêt dans laquelle il se trouvait lui était inconnue, et il avait fait une première étape formidable.

La peur lui avait donné l’agilité et l’instinct des animaux ; en somme, il était en sûreté et dans la bonne route, car les rayons du soleil, qui se glissaient de-ci de-là obliquement sous les rameaux épais, lui indiquèrent, par leur direction, qu’il s’était continuellement dirigé vers l’orient.

Cependant il était harassé. Depuis trois jours je sommeil n’avait pas visité ce pauvre diable, et il fallait dormir pour reprendre la force de continuer sa route. Deux cèdres énormes s’élevaient dans l’air à une hauteur incroyable et presque côte à côte. A 15 ou 20 mètres du sol, un enchevêtrement de lianes énormes formait comme un pont, ou, si vous préférez, comme un immense hamac allant de l’un à l’autre.

L’entrelacement des branches lui permit de grimper assez facilement jusqu’à ces lianes, et il y trouva une sorte de lit particulièrement embaumé, couvert de fleurs et de feuilles vertes, sur lesquelles il s’étendit avec volupté, invisible pour tout autre que les oiseaux ou les écureuils ; et, à l’heure où dom Luiz Vagaërt apprenait son évasion, il dormait du plus profond et du plus réparateur des sommeils.

Cependant, il s’était avancé déjà bien au delà des parties de la forêt que les soldats de Salem étaient accoutumés de visiter. Alfonso allait entrer en pleine forêt vierge, et cela mérite d’être décrit pour plusieurs raisons : la première, c’est qu’on se fera difficilement une idée des souffrances de cet homme, si l’on ne connaît les obstacles qu’il lui faudra franchir ; la seconde, c’est que ces bois immenses, qui s’étendent des Andes à l’océan Atlantique, sur un espace de 1,200 lieues, n’ont jamais été peints que par des fantaisistes fort entachés de poésie, mais d’une exactitude absolument douteuse.

La véritable forêt vierge, vue de l’Amazone, fait au voyageur l’effet exact d’une muraille verte. Y pénétrer semble aussi facile que de s’enfoncer dans le granit d’une montagne taillée à pic. La hache, quoi qu’on en ait dit, la hache est radicalement impuissante à tracer un chemin dans cette verdure. Il n’y a qu’un moyen d’ouvrir une voie, c’est le feu. Or le moyen est dangereux, quand il n’est pas impraticable.

Que si, conduit par un Indien, vous pénétrez dans un des sentiers de la forêt, le spectacle qui frappe vos regards est d’abord sublime : des arbres gigantesques, des lianes formidables, des fleurs inconnues, des arbustes odoriférants, des herbes qui atteignent 8 pieds de hauteur, et des ronces, et des buissons, et d’énormes cactus.

Au milieu de tout cela, vous sentez qu’il existe là un monde d’êtres bizarres, car chaque plante dont la tige remue, chaque liane qui subit une flexion, chaque feuille qui s’agite, chaque craquement qui se fait entendre, tout mouvement en un mot, est produit par un être vivant, charmant ou hideux, inoffensif ou mortel : reptile, saurien, batracien énorme, oiseau, quadrumane, et toutes les espèces intermédiaires, dont l’aspect seul est souvent une souffrance.

Mais ce spectacle vraiment grandiose et séduisant, vous ne l’avez qu’aux bords des forêts vierges, après avoir marché une heure au plus dans les sentiers fréquentés.

Et si la nécessité ou le hasard vous conduit plus loin, cela change. La ramure devient alors si touffue que pour passer il faut vous déchirer les mains et la face à des ronces qui grossissent indéfiniment.

Certes, vous marchez encore dans le sentier, mais il faut être jaguar ou Indien pour savoir ramper sur ce chemin.

Les troncs d’arbres s’accumulent parfois en travers de la route à des hauteurs considérables, et entre chaque tronc pousse un vigoureux arbuste.

Peu à peu l’épaisseur du bois prend des proportions épouvantables. « L’impénétrable horreur » des classiques devient une vérité absolue. Ce n’est plus qu’enchevêtrement de lianes, d’arbustes grimpants ou épineux ; c’est comme un tissu d’une densité incroyable et dont parfois des arbres assez gros constitueraient la trame.

La vie de l’intérieur du bois devient alors un grouillement. A droite, à gauche, devant vous, sous vos pas, sur votre tête, tout cela remue, saute, chante, siffle, rugit. Tout cela vit et tout cela tue. Ah ! si l’on pouvait voir ce spectacle, d’une loge d’avant-scène, quelle merveille ! Des myriades d’oiseaux de toutes nuances et de toutes grosseurs se balancent et s’appellent les uns les autres : les aras, les cardinaux, les perruches criardes et mille autres ; tandis qu’une armée de singes s’abat sur cinq ou six cacaoyers, sauf cependant celui qu’un jaguar vient d’étendre mort d’un coup de patte.

Le long des arbres, comme des lianes vivantes, glissent silencieusement les reptiles de toute dimension, et un rayon de soleil pénètre par mégarde à travers la feuillée jusqu’au sol qui miroite étrangement. En effet, ce n’est point la terre qui brille ainsi, c’est l’eau, l’eau courante, car sous ce charpentage de troncs d’arbres vivants, droits, recourbés, tordus, on s’aperçoit qu’un fleuve coule, d’autant mieux que la gueule énorme d’un crocodile vient de paraître à la surface.

Ai-je besoin d’ajouter qu’Alfonso, une fois réveillé, comprit toute l’horreur de sa position ! Il avait au moins :10 lieues à faire en pareil pays, et il fallait compter largement quatre jours pour cela, car, afin d’avancer sûrement dans cette muraille, il ne devait pas poser son pied sans avoir soigneusement examiné l’objet sur lequel il le mettrait ; il ne pouvait franchir un arbre avant de s’être assuré que derrière il n’y avait aucun ennemi, sans compter les Indiens, dont le goût pour la chair humaine n’était peut-être pas tout à fait disparu.

Il fallait aussi manger. Quoi ? des fruits’ ! Ils n’étaient pas faciles à prendre, et Baçao ne pouvait-il pas se tromper et absorber un poison ? Heureusement pour lui, il trouva quelques nids d’oiseaux et en mangea les œufs. Son hamac de lianes portait une douzaine de nids de perruches. Il fit un vrai festin, arrosé de deux ou trois gorgées d’eau-de-vie, car il avait emporté sa gourde.

Cependant sa fatigue n’était pas calmée. Baçao comprit donc que, pour mener à bonne fin son évasion, il lui fallait plus de force qu’il n’en avait encore, et il résolut de passer la nuit sur son lit de fleurs. Il avait là bon gîte, des œufs en quantité, et il était assez loin de Salem pour n’avoir rien à craindre ; c’était donc une idée à laquelle un sage n’eût rien trouvé à redire.

La fin de la journée, il l’employa à explorer les environs, et il trouva, pour le cas où une fuite rapide serait nécessaire, un passage par lequel, au moyen d’un peu de gymnastique, on pouvait faire un quart de lieue en une demi-heure.

V

Le lendemain matin, Alfonso fut réveillé par un coup de feu.

Il sursauta sans avoir la conscience de ce qu’il faisait. Mais la réflexion vient vite chez un homme pour lequel tout est péril.

Avec des soins infinis, sans donner à son hamac de lianes la plus légère oscillation, il chercha à se retourner pour voir d’où partait ce bruit. Un sauvage n’eût pas mieux opéré cette évolution que lui. Ce fut fait en une minute.

Alors il écarta lentement, sagement, en y mettant mille précautions ; il écarta deux ou trois lianes, et vit, à 20 ou 25 mètres au-dessous de lui, le métis qui, son arme déchargée à la main, regardait attentivement de tous côtés, et prêtait l’oreille au moindre murmure, pendant que la fumée de son coup de fusil montait, capricieuse, dans l’air.

Alfonso ne bougea pas. L’Argentin alors examina attentivement le terrain du sentier et sembla réfléchir un moment. Il regarda du côté des lianes et ne devina rien. A la pantomime de ce démon, il était facile de comprendre ce qu’il faisait là. Le sous-gouverneur de Salem avait eu tort de penser que Baçao était hors de portée et qu’il eût pu promettre 100,000 douros de récompense. A l’annonce des 20 douros, l’œil du métis avait pris une expression de sanguinaire avidité, et il s’était dit : Je les aurai demain.

Il se connaissait probablement en évasion, car il demanda seulement quatre hommes pour l’accompagner, jurant qu’il ne reviendrait pas sans le prisonnier.

Don Luiz Vagaërt fut sur le point de ne pas accéder à sa demande, mais il ne fallait point avoir l’air d’entraver l’action de la justice, et d’ailleurs il espérait toujours que Baçao serait hors de portée. Il accorda les quatre hommes à son sous-officier, et partit d’un autre côté avec le reste de sa troupe.

Le métis ,lui, alla explorer les sentiers qui conduisaient dans l’est de la forêt, sachant bien par expérience qu’un homme intelligent devait penser à fuir vers la mer.

Après une heure de recherches, il trouva des traces fraîches, l’herbe foulée, de petites branches brisées, et çà et là un buisson dont le feuillage avait été dérangé. C’en était assez ; c’en était trop pour cet homme aux instincts de bourreau.

Il entraîna ses quatre soldats dans le sentier qu’avait pris Alfonso. Heureusement la nuit vint, et nos chasseurs d’homme furent obligés de camper.

Avant le lever du soleil, le métis, impatient, partit seul dans la direction indiquée par des traces de plus en plus visibles, car, à mesure que la forêt devenait plus épaisse, Alfonso avait dû, pour passer, briser plus d’arbustes et abattre davantage les hautes herbes.

Emporté par son ardeur, le sous-officier prit une avance énorme sur ses hommes, et arriva à l’endroit où Alfonso s’était arrêté. Ah ! s’il avait su que son gibier dormait à 20 mètres au-dessus de sa tête.

Mais le fugitif, pour atteindre son hamac, avait fait environ 75 à 100 mètres sur des troncs d’arbres abattus, à l’écorce desquels il n’avait naturellement pas laissé d’empreintes ; en sorte que le métis s’était arrêté à son tour, comme un chien qui a perdu la voie, flairant, écoutant, regardant, et se doutant bien que celui qu’il cherchait devait être blotti à quelques pas de là.

Trop habitué aux forêts vierges et aux ruses de guerre des coureurs des bois pour se donner la peine de chercher la retraite d’Alfonso, qui pouvait être en mille endroits également introuvables, le sous-officier imagina de tirer un coup de fusil en l’air, se disant avec raison que Baçao, fût-il à deux cents pas, le croirait tiré à quelques mètres de lui, à cause de la puissance de répercussion des bois. C’était parfaitement conclu, d’autant mieux que le fugitif, encore endormi, fut réveillé en sursaut, et pouvait, dans un premier moment d’épouvante, commettre l’imprudence de se montrer.

Mais Baçao avait compris la ruse de ce misérable, et demeurait immobile. Cependant il fallait prendre un parti. Le métis ne devait pas être seul, et si sa troupe arrivait auprès de lui, ce n’était plus un ennemi qu’il fallait combattre, mais deux, mais dix, mais vingt peut-être, car Alfonso ne pouvait savoir si toute la garnison de Salem n’était pas à ses trousses.

Il pensait à tout cela en observant l’Argentin.

Celui-ci paraissait perdre l’espoir et se décider à attendre, car il s’appuya contre un arbre et fit mine de recharger son fusil.

Ce fut un trait de lumière pour le fugitif. Il avait, lui, un coup de feu à tirer, car il ne s’était pas dessaisi du fusil avec lequel il avait monté sa garde une minute avant son évasion, et le métis, s’il perdait du temps, ne pourrait jamais l’atteindre.

Prenant alors toutes ses précautions, plaçant son arme en bandoulière, après avoir bu une gorgée d’eau-de-vie, Alfonso se suspendit à une forte branche dont le feuillage ombrageait son lit, et, avec une agilité de singe, il sauta de rameau en rameau jusqu’au passage qu’il avait exploré et préparé la veille.

Cela ne fut pas accompli, on s’en doute bien, sans que le silence des bois eût été troublé, aussi peu que ce soit.

L’oreille du métis saisit un léger froissement de feuillage. Il se redressa sans continuer à charger son fusil, et regarda vivement du côté où le bruit s’était fait entendre. Il vit alors distinctement Alfonso passer d’un arbre à l’autre, puis disparaître derrière une sorte de palissade naturelle formée par d’immenses buissons aux épines géantes.

Il s’élança à la poursuite du fugitif, et pour mieux l’atteindre, en madré sauvage qu’il était, grimpa sur le pont de lianes afin de suivre le même chemin que Baçao, plutôt que d’aller se heurter aux impénétrables buissons qui se dressaient entre lui et son gibier.

Il était agile aussi, ce terrible homme, et en un clin d’œil, avec une sûreté que n’avait pas Alfonso, il eut deviné, pris et parcouru le passage préparé par ce dernier. Mais ici encore il ne trouva plus de traces du fugitif. Seulement, il entendait, de temps en temps, et à sa droite, quelques craquements qui indiquaient la situation d’Alfonso, Celui-ci, évidemment, cherchait à se rapprocher du fleuve, pour essayer de fuir à la nage.

Le métis alors eut bientôt pris son parti. Il se résolut à poursuivre Baçao par le haut de la forêt, puisque le bas était impraticable. Rien, en effet, n’était plus facile que de marcher vers un but en passant d’une branche à l’autre.

Il monta sur un ébénier, de là au sommet d’un chêne gigantesque, et suivant le condamné à mort qu’il ne voyait pas, mais dont il entendait la fuite, cet acharné, sûr désormais du succès, jugea que ce n’était plus pour lui qu’une question de temps.

Alfonso, devenant habile, glissait comme un reptile à travers les arbres, ne passant guère que dans les branches les plus touffues. D’une main il tenait son fusil, maintenant prêt à s’en servir contre le tigre à face humaine qui le chassait.

Tout à coup, Baçao, qui fuyait aussi par le haut de la forêt, poussa malgré lui un cri de désespoir. Il était devant une clairière, étroite à la vérité, mais il y avait solution de rapprochement entre les arbres. Le seul moyen était de tourner l’obstacle. Il prit à gauche, se hâtant le plus possible, lorsqu’il se trouva face à face avec le métis. Celui-ci était à vingt pas, debout, sur un tronc énorme.

A l’aspect du condamné à mort, dont la tête apparut la première dans le feuillage, l’Argentin poussa un éclat de rire sinistre qui ressemblait à un rugissement. Mais cette joie féroce ne fut que de courte durée, car, en voyant Alfonso armé d’un fusil, ce qu’il ne soupçonnait pas, ce drôle, qui avait dans son âme toutes les ignominies d’un tourmenteur, pâlit et se prit à trembler.

Dans sa hâte à poursuivre Baçao, il avait négligé de recharger son arme, et le condamné était maintenant debout sur une branche très large, adossé au tronc et’ couchant en joue le métis.

Ce dernier fit une prompte retraite et se blottit derrière son arbre. Alfonso eut un mouvement de générosité.

« Grégorio, lui cria-t-il, renonce à me pourrsuivre. Laisse-moi fuir, et tu vivras ; mais si tu ne me donnes pas ici ta parole d’honneur, si tu ne jures pas par la Vierge que tu vas t’en retourner à Salem, je monte en une minute sur le haut de ce chêne, et de là je t’abattrai comme un perroquet aussitôt que tu sortiras de ta retraite. »

Il se fit un silence, Le métis réfléchissait.

« Jures-tu or s’écria d’une voix tremblante le condamné à mort.

Je le jure ! répondit le métis.

Sur ton honneur ?

Sur mon honneur !

Et par la Vierge ?

Par la Vierge !

C’est bien, va-t’en, » dit Alfonso d’un ton calme et comme s’il eût été complètement rassuré par ce dernier serment, lequel est rarement faussé par les Brésiliens du peuple.

L’Argentin alors sortit de sa cachette, et se montra à découvert devant Alfonso, dans la parole duquel il savait qu’on pouvait avoir confiance.

Ces deux hommes se regardèrent curieusement sans rien dire, et dans tout autre moment auraient eu de la peine à se reconnaître. La face et les mains déchirées par les ronces, les vêtements en lambeaux, les yeux brillants de fièvre, ils étaient hideux.

Alfonso se trouvait presque nu ; on voyait sur sa poitrine des gouttelettes de sang qui perlaient à chaque place où une épine s’était enfoncée. D’horribles moustiques jaunes et rouges, longs comme le petit doigt, bourdonnaient autour de lui et se collaient sur ses plaies vives dont ils décuplaient la souffrance. Sous leurs piqûres, la peau enflait terriblement, et ils ne quittaient la figure du malheureux que pour s’abattre sur ses mains ou sur ses jambes endolories. Ses pieds presque nus, absolument couverts d’insectes, ne formaient qu’une enflure sanglante. Le métis n’était guère mieux partagé que lui. Cependant l’Argentin, qui visiblement avait davantage l’habitude des grands bois, paraissait moins ensanglanté.

« Va-t’en ! répéta le fugitif. Va-t’en donc ! » insista-t-il en épaulant de nouveau son fusil.

Gregorio se décida enfin :

« J’exécutais les ordres du sous-gouverneur, dit-il ; mais j’ai juré, tu peux être tranquille ; je pars. »

Et il commença à s’éloigner.

« Ne te cache pas, surtout, lui cria Baçao ;J’ai besoin de te voir le plus loin possible. »

Le métis obéit. i opéra sa retraite, se montrant toujours et se retournant de temps à autre pour jeter sur Alfonso un regard de panthère. Enfin, il disparut dans la profondeur du bois.

Jusqu’à ce moment, le condamné à mort, surexcité par la peur, par l’indicible émotion de cette chasse dont il était le gibier, n’avait pas senti l’horrible souffrance de ses blessures et des piqûres de moustiques. Maie lorsqu’il se retrouva seul, quand il tomba ruisselant de sueur et de sang sur l’énorme branche d’où il avait menacé Gregorio, la faim, la soif, une lassitude insurmontable et l’épouvantable cuisson qui dévorait tout son corps devinrent un supplice si affreux, qu’il se repentit de n’avoir pas suivi le métis pour aller mourir à Salem, et même qu’il fut tenté de le rappeler pour se livrer à lui.

VI

Ajoutez à cela qu’il était déjà onze heures. La chaleur insupportable de ces climats était précisément ce jour-là, 21 septembre, plus étouffante que jamais. Baçao sentait monter à lui des bouffées de vent littéralement embrasé. Il pensa qu’il allait mourir.

Une dernière gorgée d’eau-de-vie restait encore dans sa gourde ; avidement il y porta ses lèvres. Cela le remit un instant, et il songea à manger. Mais ses blessures, sous cette chaleur, devenaient à chaque instant plus brûlantes. De l’œil il chercha un citronnier. Au pied de l’arbre sur lequel il se trouvait il crut en apercevoir un et descendit. Hélas ! c’était une illusion. Pendant plus de 100 mètres, le malheureux fut obligé de fouiller le bois de côté et d’autre, se meurtrissant encore, sans trouver cet arbuste si commun sous ces latitudes.

Enfin, au pied d’un acajou, un bouquet d’orangers et de citronniers l’attira par les parfums des fleurs, par l’éclat des fruits. Il mordit à pleines dents une orange, puis deux, puis trois, tant et si bien qu’il finit par se désaltérer. C’était le plus pressé.

Alors seulement il exprima du jus de citron sur sa poitrine, sur ses pieds, ses mains et sa figure. Ce fut pour lui comme un bain. Il se sentit revenir à la vie.

Ainsi que la veille, des œufs enlevés aux nids de perruches lui fournirent son déjeuner, et il se préparait à dormir un peu sous les orangers, lorsqu’il entendit un craquement au-dessus de sa tête.

C’était le métis qui revenait mystérieusement. L’intention de ce monstre, en jurant de s’en retourner à Salem, était de gagner le temps nécessaire à charger son fusil tout à son aise. Cela fait, il s’était remis à la poursuite d’Alfonso.

Ce que le Brésilien sentit s’amasser de colère dans sa tête à l’aspect de Gregorio est inexprimable. Il ramassa son arme, se glissa silencieusement dans les buissons sans perdre de vue son ennemi, et entreprit l’ascension d’un cèdre, de façon à se trouver cette fois et pour la dernière en face du métis. Il fallait en finir.

Cependant la chaleur devenait à chaque minute plus terrible et plus lourde. D’épais nuages noirs rasaient la cime des grands arbres et obscurcissaient la forêt, à ce point qu’on aurait pu croire à une nuit subite. Puis le soleil reparaissait un instant après, plus brûlant.

Sur les épaules de ces deux hommes, l’atmosphère s’appesantissait parfois comme un fardeau de plomb. Alfonso, suant à grosses gouttes, arriva au sommet de son cèdre sans être aperçu du métis, qui fouillait de l’œil tous les arbres voisins.

Gregorio, lui cria-t-il, je suis ici, ne cherche plus.

Tu es un parjure et un lâche. L’un de nous deux va mourir.

A cette voix, le sous-officier se gara prudemment. Ils étaient donc là l’un et l’autre, à dix pas de distance, protégés par un tronc d’arbre, et attendant une imprudence pour faire feu.

Le condamné à mort avait hâte d’être seul.

Il prit son chapeau de paille, en coiffa le canon de son fusil, et, tâchant d’imiter les mouvements d’une tête prudente, il le fit doucement émerger d’une touffe de feuillage, pendant qu’il restait, lui, parfaitement à l’abri.

Gregorio s’y trompa. Il épaula prestement son fusil, et il fit feu. Le chapeau, percé d’une balle, tomba. Un cri de triomphe sortit du gosier de ce monstre, et il se mit à découvert. Alfonso apparut et lui dit :

« Cette fois, tu vas mourir, fais ta prière. »

Un coup de tonnerre, d’une violence inouïe, retentit au-dessus de leur tête et ébranla toute la forêt. Les nuages s’amoncelèrent en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, et l’orage éclata avec une fureur inconcevable. La forêt était retombée dans la nuit. Alfonso comprit que le plus pressé était de fuir, et, sans chercher à accomplir un meurtre de plus, il abandonna le métis pour se diriger le plus rapidement possible vers le grand fleuve, qui ne pouvait pas être bien loin.

De son côté, le métis, croyant qu’Alfonso attendait une éclaircie pour l’abattre, profita de l’obscurité et se sauva aussi dans une direction opposée. Dix minutes après, quoique les nuages fussent encore plus noirs et plus opaques, les deux adversaires auraient pu continuer leur terrible duel, car les décharges électriques se succédaient avec une telle rapidité, que des lueurs sanglantes et insupportables remplaçaient sans cesse la lumière du soleil.

Nos orages européens sont de piètres accidents à côté de ces ouragans de l’équateur. On entendait comme un roulement perpétuel d’artillerie accompagné d’éclairs qui se croisaient, qui se renforçaient, qui se décuplaient à chaque nouvelle seconde. C’était d’autant plus dangereux que tous ces nuages passaient rapidement au-dessus des arbres sans crever, et que la foudre tombait dix fois par minute sur. les cèdres les plus élevés.

Le métis, agile comme un jaguar, fuyait avec toute la vitesse dont il était capable. Son expérience des ouragans lui disait qu’en un clin d’œil cette forêt pouvait s’embraser. Il savait aussi, et c’était là ce qui soutenait son courage, que les tempêtes aussi furieuses que celle qui grondait sur sa tête n’étaient pas de longue durée.

Pourtant les éclairs se succédaient avec plus de rage que jamais.

Parfois on entendait un éclat dont le bruit assourdissait ; puis c’était un autre roulement plus épouvantable, et un autre encore, et toujours ! De toutes parts, de formidables étincelles électriques se précipitaient en cette mer de verdure avec des craquements dans le ciel. La nature semblait être sous le coup d’un écroulement immense.

Autour des fugitifs, les fauves, les serpents s’agitaient et cherchaient leur salut dans la fuite.

VII

Gregorio commençait à perdre courage. Un écureuil foudroyé venait de tomber à deux pas de lui, et pas une goutte de pluie. Peu à peu, pourtant, les décharges réitérées du tonnerre semblèrent moins accumulées. Le ciel commença à paraître moins noir. Les éclairs devinrent moins fréquents. L’orage diminuait.

Le métis respira. Un nuage vint à crever enfin sur la forêt. Une nappe d’eau se répandit comme dans un déluge, Mais cela ne dura que quelques instants, puis le soleil reparut. Il pouvait être trois heures de l’après-midi. Un instant le sauvage Gregorio se mit à réfléchir pour agiter dans son âme s’il reprendrait la poursuite d’Alfonso. Mais cette fois la chose était presque impraticable, tant ils avaient dû s’éloigner l’un de l’autre pendant l’orage. Il y renonça et reprit la route de Salem.

Mais il n’avait pas marché dix minutes qu’il entendit un grand bruit au-dessous de lui. C’étaient deux jaguars qui fuyaient de conserve, avec des hurlements plaintifs.

Gregorio n’y prit pas garde. Il continua sa route, rampant au travers des ronces et des arbustes grimpants, se suspendant aux branches flexibles pour franchir l’espace. Il était là dans son élément, et reconnaissait parfaitement son chemin.

Cependant, une bande de chats-tigres, sautant d’arbre en arbre, arriva comme une trombe de son côté, Il se crut perdu, Les félins poussaient des cris effroyables, des miaulements de terreur.

Vers le sol de la forêt, les hautes herbes, les arbustes rabougris s’agitaient maintenant d’une inquiétante façon. C’était un remue-ménage hideux, Les boas gigantesques montraient par instants leurs croupes luisantes et visqueuses, puis disparaissaient vers l’est. D’énormes lézards fuyaient dans la même direction ; les oiseaux passaient par nuées au-dessus de la forêt. Il n’y avait pas jusqu’aux fourmis énormes de ces parages qui ne prissent la même direction. C’était à croire que tous ces monstres se rendaient à quelque horrible sabbat.

Gregorio commençait à s’inquiéter, Les chats-tigres, criant toujours, passèrent affairés au-dessus de sa tête sans le voir ou sans daigner faire attention à lui. C’était étrange. D’autre part, l’émigration des reptiles et de tout ce qui vivait devenait plus compacte.

Les herbes s’affaissaient sur le passage de tant d’individus, et l’on distinguait maintenant les serpents glissant par troupe, avec des sifflements, vers le fleuve ; de formidables crapauds, troublés dans leur philosophique apathie, se hâtaient lentement du même côté. Puis ce furent des cerfs, des sangliers, des ours, des tapirs, une interminable caravane de quadrupèdes.

Décidément il y avait quelque chose. Était-ce une inondation ? Car on commençait à entendre un bruit sourd venant du nord.

Un crocodile, pressé, fit une trouée dans les branches d’un buisson épineux, et passa rapidement. Ce ne pouvait être une inondation.

Gregorio monta au faite d’un arbre, n’osant pas se dire encore : C’est donc un incendie !

Il n’eut pas besoin de grimper sur les plus hautes branches pour distinguer une flamme immense qui s’élevait au nord et à l’ouest. La forêt brûlait tout entière, En tombant cinq cents fois peut-être, la foudre avait mis le feu aux branches sèches et aux arbustes résineux, L’incendie s’était propagé en peu de temps, et maintenant c’était un cercle enflammé qui allait se rétrécissant toujours, comme pour le cerner et l’anéantir.

Gregorio blasphéma et prit son parti. Il suivit les tigres, les oiseaux, les reptiles, et s’élança vers l’est, ne quittant pas un instant la direction qu’avait prise les hôtes des forêts, car il savait bien que leur instinct les guidait infailliblement vers le fleuve des Amazones.

Mais on ne pouvait trop se hâter. Le feu, avant d’éclater et de tordre sous ses étreintes les grands arbres, avançait rapidement par le sol de la forêt, où les feuilles mortes, les arbustes inflammables prenaient comme par enchantement ; en sorte qu’avant d’avoir l’incendie à craindre, avant de courir le risque d’être brûlé vif, on était menacé d’asphyxie, car la fumée se répandait déjà presque sous les pieds du sous-officier, et montait opaque vers la voûte du bois.

Gregorio, fou de peur, bondissait de branche en branche sans se soucier des déchirures, des piqûres horribles, et laissant à chaque pas un lambeau de ses vêtements ou de sa chair.

Une bande de singes affolés passa auprès de lui en jetant des cris de terreur et en faisant les grimaces les plus affreuses. Pendant plus d’un quart d’heure, il lutta d’agilité avec les quadrumanes, et fit autant de chemin qu’eux.

Quelle journée ! Il fallait que cet homme eût une constitution de fer pour trouver encore la force de fuir après les incalculables fatigues qu’il avait. éprouvées depuis douze heures.

Enfin il sentit un peu de fraîcheur dans l’atmosphère : le fleuve ne pouvait pas être loin. En ce moment, cet homme, sanglant, couvert de moustiques de la tête aux pieds, totalement nu, était affreux. Il eût été difficile au plus expert des naturalistes de décider si c’était un homme plutôt qu’un singe. Et cependant il franchissait toujours les obstacles comme si la fatigue lui eùt été inconnue. Ses bras et ses jambes se détendaient comme s’il eût eu pour muscles des ressorts d’acier.

Enfin un dernier chêne se trouva devant lui, et il aperçut l’immense fleuve dont le terrible courant entrainait déjà mille animaux fuyards se dirigeant vers l’autre rive. A ses pieds, une plage sablonneuse de 20 mètres de large et s’étendant assez loin de l’un et de l’autre côté.

Mais sur cette plage, réunis comme pour une nouvelle arche de Noé, tous les animaux de ces latitudes, affolés, bondissant, se déchirant les uns les autres, hurlant d’une façon lamentable, grattant le sol de leurs griffes, et mettant le nez au vent pour aspirer les symptômes d’incendie. C’était épouvantable !

Descendre là, afin de sauter dans le fleuve, aurait été de la folie. Entre les pattes des jaguars, des singes, de tous ces êtres voués à la mort, on voyait ramper une multitude innombrable de reptiles, depuis le serpent-liane, fin comme une baguette d’osier, jusqu’à l’énorme constrictor. Tout cela grouillait, se tordait, sifflait, tuait, et par intervalles, poussé par la masse des nouveaux arrivants autant que par l’instinct de la conservation, tout cela se jetait à corps perdu dans le fleuve, où les crocodiles faisaient bonne chasse.

Gregorio tremblait de tous ses membres. Autour de lui, les sommets des arbres étaient peuplés de singes, d’écureuils, de scorpions, de serpents et d’oiseaux. Ces derniers, rendus furieux par l’odeur de la fumée qui parvenait déjà jusque-là, faisaient un magnifique massacre de reptiles. Et tout autour, une nuée de moustiques, s’épaississant à chaque instant davantage, menaçait d’intercepter la lumière du soleil.

Tout à coup les hurlements redoublèrent, les sifflements devinrent plus aigus, un ébranlement eut lieu dans toute cette masse : les écureuils s’élancèrent dans l’espace sans but, les serpents bondirent de côté et d’autre, les oiseaux s’envolèrent, et la nuée de moustiques s’avança vers le milieu du fleuve. La place était nette. Il n’y avait plus sur la plage que les cadavres des victimes de cet horrible sabbat.

Le fleuve des Amazones fut couvert en un instant de cent mille bêtes diverses, nageant, se noyant, se déchirant encore les unes les autres.

Gregorio se crut sauvé ; mais le pied du chêne sur lequel il se trouvait commençait à brûler déjà, et jusqu’au bord du fleuve, où l’eau rougie par les festins des caïmans venait battre le sable, toutes les ronces, toutes les feuilles mortes étaient en ignition.

Le métis, fou de désespoir, aveuglé par la fumée, essaya de résister un instant à l’asphyxie, et si court qu’eût été cet instant, il avait suffi pour que les animaux se fussent éloignés de la rive ; mais, vaincu par la chaleur, il se laissa tomber dans les flammes et courut au fleuve, dans lequel il se jeta sans s’inquiéter du reste. Toute mort d’ailleurs lui devait être douce auprès de celle qu’il voulait éviter.

En plongeant dans cette eau fraîche, ce malheureux, dont chaque pore était une plaie cuisante, éprouva une merveilleuse sensation de fraîcheur et sentit ses forces renaître. Il nageait comme un requin et sut éviter avec une merveilleuse adresse les plus dangereux : de ses compagnons de fuite. De peur des caïmans, il se dirigea vers le milieu du fleuve, dont le courant, unique au monde, pouvait le porter en quelques heures soit à Para, soit dans une île quelconque.

Il ne songea pas à rejoindre la rive opposée, pour plusieurs raisons. En cet endroit, l’Amazone avait au moins 6 kilomètres de large, et il eût fallu lutter pendant une partie de la nuit contre le courant invincible. D’autre part, il y avait tout lieu de penser que les animaux fuyards aborderaient à cette rive opposée, sur laquelle il ne ferait probablement pas bon passer la nuit.

Il se laissa donc aller au courant. À quelques centaines de mètres de là, il se sentit saisir par les cheveux, et quelque chose de velu s’attacha à ses épaules. C’était un pauvre petit singe, très joli, qui était en train de se noyer et, qui se raccrochait où il pouvait. Gregorio voulut le chasser et le rejeter dans l’eau. Mais le quadrumane enfonça ses ongles et ses dents dans la chair du métis, et il fallut bien supporter, sauver ce parasite.

Le métis pouvait compter encore sur trois heures de jour. Il se mit à nager vigoureusement, toujours avec son fardeau, qui ne le mordait plus, mais qui s’était cramponné à sa chevelure crépue.

Le fleuve s’élargit tout à coup, et l’Argentin aperçut les fortifications de Para. Hélas ! c’était trop loin pour espérer d’y atteindre, d’autant plus que ses forces commençaient définitivement à s’user.

VIII

Gregorio venait de dépasser l’embouchure d’une petite rivière, lorsqu’une pirogue, pagayée par un Indien, entra dans l’Amazone. Au fond de cette embarcation gisait une masse inerte. C’était le pauvre Alfonso, qui, lui aussi, s’était jeté dans la première eau qu’il avait rencontrée, et qui, bonheur providentiel, avait été sauvé par un Indien auquel jadis, à Salem, il avait rendu quelque service.

Mais revenons au métis.

Le courant l’entrainait. Il laissa faire le courant. Dans le lointain apparaissait une île. C’était plus qu’il n’en fallait pour attendre le lendemain et se reposer. En se voyant sauvé ou à peu près, Gregorio repassa dans son esprit les événements de la journée, et ce monstre eut un ricanement infernal en pensant qu’Alfonso était probablement asphyxié et brûlé dans la forêt.

Vers six heures et demie, un quart d’heure avant le coucher du soleil, le misérable Argentin aborda dans la petite île vers laquelle il nageait depuis plus de trois heures. Il était temps. S’il avait eu 1,000 mètres de plus à parcourir, ses forces n’y eussent pas suffi. À peine eut-il mis pied à terre, qu’il prit doucement le singe et l’attira dans ses bras. Celui-ci se laissa faire. Mais, soit férocité, soit prévoyance, l’Argentin saisit le charmant quadrumane par un pied, lui fit faire au-dessus de sa tête quatre ou cinq tours, et avec fureur lui brisa, le crâne sur le sol.

La pauvre petite bête râla un moment et ne donna plus signa de vie.

Malgré la chaleur du climat, Gregorio sentit ses membres un peu raidis par le froid. Ce long séjour dans l’eau l’avait glacé. Il se roula alors dans la pousssière dont toute la surface de l’île était couverte, et que les rayons du soleil avaient chauffée presque toute la journée. Cela le remît un peu ; mais le besoin de sommeil devenait chez lui plus impérieux à chaque instant.

La faim le tourmentait aussi horriblement. Il écorcha son singe des onglés et des dents, lui arracha, une cuisse avec une dextérité de cannibale, et prépara quelques branches de bois mort auxquelles il mit le feu pour faire cuire son dîner.

L’île sur laquelle Gregorio avait trouvé le salut était absolument déserte et inculte. C’était fort extraordinaire sous une pareille latitude. À la pointe orientale seulement, un rocher, sur lequel un peu de terre végétale s’était accumulée, était abrité par trois ou quatre petits arbres épineux et touffus. Sur toute la surface de l’ilot, à l’exception de ce rocher, on ne voyait que, cette poussière de couleur amadou dans laquelle Gregorio s’était pour ainsi dire baigné en abordant.

Çà et là, surgissait de cette poussière une pariétaire ou un brin d’herbe brûlé par le soleil. Il semblait même que la nature, eût essayé de faire valoir ses droits sur ce coin de terre, et il avait dû jadis pousser quelque chose en ce lieu ; car à certains endroits on rencontrait des branchages assez élevés, mais sans feuillage et absolument secs. Ce fut même à l’aide d’un de ces bâtons que Gregorio alluma du feu à la façon des sauvages.

Après avoir mis sa cuisse de singe sur les charbons ardents, le métis s’assit en face de son feu, les genoux aux dents, avec l’intention d’attendre que son souper fût prêt. La nuit était venue. Harassé, Gregorio sentait sa paupière alourdie se fermer par intervalles, et, sans le tourment de la faim, il se serait endormi dans cette posture. Un instant même, vaincu par le sommeil, il s’assoupit.

Mais tout à coup il se redressa, comme si un ressort l’eût planté sur ses pieds, et il poussa un cri inénarrable. C’était de la fureur, de la colère, de l’épouvante et du désespoir.

Il regarda autour de lui et se crut le jouet d’un cauchemar occasionné par la fatigue.

De ses poings endoloris il se frotta les yeux fiévreusement. Non, il ne dormait pas.

D’un bond énorme il venait de se diriger vers le fleuve. A ce premier bond, en succéda un second, puis un troisième, et il finit par sauter comme un derviche épouvanté, ne sachant où courir, perdant la tête, et s’arrachant les cheveux.

Qu’arrivait-il donc ? Quelque chose de très naturel et d’effroyable : elle brûlait.

Elle se consumait tout entière, et l’on voyait courir dans toute sa longueur des serpentins de feu semblables à ceux qui parcourent des papiers que la flamme a quittés.

L’explication de cet horrible fait est assez simple. La surface sur laquelle Gregorio avait abordé n’était pas une île ; c’était un amas de bois mort, troncs de chênes, de cèdres, de sapins, de palmiers, de cocotiers, d’acajoux, que l’Amazone avait portés jusque là, — qui sait d’où ?

Les premiers troncs s’étaient arrêtés contre, le, rocher où poussaient les quatre arbustes ; les autres s’étaient accumulés, enchevêtrés à la suite. Peu à peu de nouveaux arrivants avaient agrandi et exhaussé l’îlot en passant dessous, et comme cet amoncellement avait mis peut-être trois ans à se faire, les couches supérieures de ce bûcher étaient converties en poussière, et en poussière terriblement inflammable.

Gregorio comprit tout. Il voulut courir vers le rocher, mais la plante de ses pieds écorchés brûlait à vif, et il n’est pas d’être humain qui puisse endurer cette souffrance.

Que faire donc ? Rester en place ? c’était griller ; il sentait déjà l’odeur de sa chair brûlée qui lui montait au cerveau.

Il devint fou.

Dans les ténèbres, il distinguait parfaitement tout le sol de l’île qui rougissait avec une effroyable vélocité. On eût dit qu’un soufflet souterrain attisait ce brasier.

Gregorio tomba, mais il se remit sur ses pieds, et, faisant un effort de volonté extraordinaire, il s’élança vers le fleuve. Une nouvelle chute l’arrêta.

En ce moment, la pirogue qui portait Alfonso passait devant l’île. Le soldat, revenu à lui, vit cette espèce de démon se tordre dans le feu et proposa à l’Indien de lui porter secours, sans su douter qu’il parlait de sauver son bourreau : l’Indien secoua la tête et pagaya plus vigoureusement.

Cependant Gregorio rugissait.

Tout son corps était entamé par cette cendre chaude. Se relever ! Il le put, mais pour retomber de l’autre côté ; et bientôt Baçao le vit se tordre au milieu d’un brasier qui devenait de plus en plus intense. Enfonçant ses mains dans la braise, le métis se traîna encore du côté du fleuve en se tordant comme un reptile ; sa colonne vertébrale un moment se courba comme un arc ; puis il retomba, s’agita fébrilement ; fit encore un effort et resta immobile. Alors la flamme éclata.

Le lendemain l’îlot n’était plus. Quelques troncs d’arbres noircis, emportés par le courant, allaient flotter en pleine mer.

À bord d’un steamer qui partait pour l’Europe, un homme à la face mâchée et fatiguée suivait de l’œil ces épaves avec quelque intérêt. C’était Alfonso Baçao, qui, arrivé sain et sauf à Para, avait raconté son histoire au capitaine d’un navire en partance, et obtenu son passage gratuit.

Fin