Accueil > Ebooks gratuits > Maurice Renard > Maurice Renard : Police

Maurice Renard : Police

jeudi 22 octobre 2020, par Denis Blaizot

Cette courte nouvelle policière est la première d’une série de 25 textes. Elle a été publié dans Le Matin du 30 septembre 1933 1933 . Les éditions oxymoron vous proposent la série complète en un ebook.

Pour ma part, je commence à les lire aujourd’hui... et peut-être ferai-je la série complète. :-)

En tout cas, vous pouvez lire la copie numérisée du journal ici ou la lire ci-dessous.

POLICE

Arthur Gaillard ne se fit pas Prier.

— quand j’étais, me dit-il, sous les ordres du commissaire divisionnaire Jérôme, il lui arriva de débrouiller plusieurs affaires avec une promptitude qui fut rarement admirée comme elle le méritait. C’était fait si vite, avec tant d’aisance, que la chose une fois faite, paraissait toute simple. Et comme Jérôme répugnait à se vanter, vous voyez d’ici le résultat. Dans les journaux, son tour de force n’avait plus l’air de rien.

Pourtant, sans Jérôme, sans son expérience, sans cette sagacité qui d’ailleurs était moins du flair que de l’observation, je suis bien persuadé que plus d’un criminel courrait encore...

Un 28 août, à 7 heures et demie du matin, j’étais de service, quai des Orfèvres. On téléphone du commissariat de l’Odéon. Un crime vient d’être découvert boulevard Saint-Germain. Le baron Géricault a été trouvé mort dans l’antichambre de son appartement. Je téléphone à mon chef et au directeur de la P.J., qui, très souffrant, ne peut venir. Jérôme arrive. Sur ses instructions, j’étais prêt à l’accompagner avec le brigadier Raugis. Nous partons. En cinq minutes, nous sommes sur place. Bel immeuble de rapport. L’agent de faction nous dit : « C’est au deuxième à gauche. » Nous grimpons.

Au deuxième : porte de gauche ouverte, autre agent de faction. À l’intérieur : le commissaire du quartier, plusieurs personnes effarées, et, parterre, sur le tapis de l’antichambre, le corps d’un homme âgé, tout habillé, ganté, étendu sur le flanc, non loin d’un chapeau de feutre mou fortement renfoncé.

Le commissaire de police désigne à Jérôme un domestique en gilet rayé, une femme de chambre en tablier blanc, puis une grosse petite mère aux cheveux gris ébouriffés :

— Le corps a été trouvé par les deux serviteurs de la victime : Théodore et Léa Lormot, mariés. Et voici la concierge, Mme Patoiseau.

Jérôme avait examiné son monde rapidement. Il dit au domestique :

— Racontez.

— Eh bien, n’est-ce pas, ma femme et moi nous couchons dans l’appartement. Tous les matins, à 7 heures précises, j’entre dans la chambre de M. le baron, pendant que Léa prépare le petit déjeuner. Alors donc, ce matin, à ma stupéfaction, j’ai vu que le lit n’avait pas été défait et que M. le baron n’était pas là. J’ai tout de suite appelé ma femme. Alors donc, tout en faisant je ne sais combien de suppositions, nous avons parcouru les chambres. Et alors nous avons trouvé M. le baron comme le voilà., mort. J’ai couru chercher un agent...

— Étranglé, murmura Jérôme penché sur le cadavre. Selon vous, Lormot, Que s’est-il passé ?

Le valet de chambre, la servante et la concierge avaient la même opinion. Le baron ,Géricault, vieux célibataire, riche, sans famille, menant une existence réglée comme une horloge, était sorti la veille au soir pour faire sa promenade quotidienne, et, comme tous les soirs, il était rentré à 11 heures (la concierge — qui, vu la chaleur, prenait encore le frais sur le pas de la porte — certifiait ce fait important). Quelqu’un attendait donc le vieillard dans son antichambre, pour le tuer. Quelqu’un qu’on n’avait vu ni entrer ni sortir. L’immeuble, composé de dix grands appartements, était désert en cette période estivale, tous les locataires étant en vacances, à l’exception du baron Géricault, qui ne quittait jamais Paris. Cependant, trois autres domestiques — deux femmes et un homme — laissés par leurs maîtres, logeaient au sixième, dans les mansardes.

Rien de volé, du moins en apparence. Aucun meuble fracturé. Le portefeuille du mort était bien garni de billets de banque : Jérôme, qui n’avait pas encore bougé, le constata.

— Et vous n’avez rien entendu ? demanda-t-il au couple de serviteurs.

— Nous n’étions pas là ! déclara le valet de chambre avec une satisfaction manifeste et assez compréhensible. Nous étions au cinéma avec nos amis et nous ne sommes rentrés qu’un peu avant minuit. Nos amis et Mme Patoiseau peuvent certifier que nous sommes sortis à 8 heures et demie pour rentrer seulement vers minuit.

Ceux qu’il appelait « ses amis », se trouvaient présents... C’étaient les trois domestiques logés sous les combles.

— Du reste, ajouta Léa, il y a le fruitier et sa dame qui étaient à côté de nous au cinéma. Ils pourraient aussi témoigner... excusez-moi, monsieur, mais c’est que nous sommes tout retournés. Une supposition que nous n’aurions pas de témoins, songez donc !

Son mari remarqua :

— Quand je pense Que l’assassin aurait pu étrangler M.le baron dans son lit, attendre qu’il soit couché pour commettre son crime... j’en ai le frisson. Tandis que, comme ça, il n’y a pas de doute. M. le baron venait de rentrer. Il était donc 11 heures. Et, à 11 heures, nous étions au cinéma.

— Soyez tranquilles, dit Jérôme avec un sourire fugace. Je me suis déjà tenu ce raisonnement.

L’homme grommela :

— Sale histoire, quand même ! Il s’en est fallu de peu qu’on ait les pires embêtements.

Mon chef, suivi de tous, avait passé dans la chambre à coucher. Il donna un coup d’œil au lit vainement préparé, à l’ensemble de la pièce luxueuse et surannée ; puis il visita le cabinet de toilette et demanda ingénument à quoi servait certain petit escabeau très étroit et incliné.

Le valet de chambre le renseigna : le baron, devenu obèse, plaçait le pied sur cet escabeau, pour boutonner ou lacer plus aisément ses chaussures.

— Il aurait pu recourir à votre aide ou à celle de votre femme...

— Ce n’était pas dans ses idées, fit le domestique, heureux du tour familier que prenait l’entretien.

Je me permis de chuchoter à l’oreille de Jérôme :

— Devons-nous fouiller l’immeuble, chef ? Le meurtrier s’y cache peut-être encore...

— Il y est certainement, dit Jérôme à haute voix, Ou plutôt, Ils y sont.

Et, interpellant Lormot :

— C’est vous qui avez fait le coup, avec votre femme. Je vous arrête tous les deux. Ah ! ne protestez pas. Je ne sais quel intérêt vous aviez à faire disparaître le baron Géricault ; c’est un point que son testament dégagera sans doute. Il a dû vous léguer la forte somme et vous ne l’ignoriez pas... Pour le moment, ce qui importe, c’est que vous êtes ses assassins.

— C’est faux ! s’écria la femme. Nous étions au cinéma ! Nous étions au cinéma !

— À l’heure où le baron est rentré, oui, à l’heure ou il s’est couché bien paisiblement !... C’est dans son lit que vous l’avez étranglé. Ensuite, vous avez replacé tout en ordre, fait de la mise en scène, rhabillé le corps... Seulement, vous vous êtes mis à deux pour lui lacer ses brodequins. Chacun de vous s’est chargé d’une chaussure. Or, c’est un fait d’expérience — un fait inéluctable — qu’un individu donné lace toujours une chaussure de la même façon, le lacet de gauche croisant sur celui de droite, ou bien le lacet de droite sur celui de gauche. Votre malchance a voulu que chacun de vous procédât d’une manière différente. Regardez les brodequins du cadavre. Ils vous dénoncent aussi implacablement que si vous aviez agi, sans le savoir, devant le jury même de la cour d’assises.

Maurice Renard Maurice Renard