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Maurice Renard : La formule

lundi 26 octobre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a paru initialement dans Le Matin du 11 novembre 1933 1933 . Même le narrateur en le commissaire Jérôme, on ne peut pas parler ici d’enquête policière. Une femme médecin héberge chez elle un amnésique blessé de guerre qu’elle fait passer pour son mari. Mais une préparation pharmaceutique de son cru crée dans le but de parer à des crises de migraines très intenses de son compagnon, lui redonnent la mémoire. Ce qu’ils ne semblent souhaiter ni l’un ni l’autre. Elle a donc détruit la formule de la préparation inscrite dans le registre d’ordonnances du pharmacien a qui l’avait servie. Voilà. Une histoire bien sympathique mais ni polar, ni fantastique ici.

À noter que sur la page de présentation des « enquêtes du commissaire Jérôme » que vous pouvez consulter sur Gallica [1] — page reprise telle quelle sur un certain nombre d’autres sites, il est dit : « la chronologie de publication ne respecte pas celle de Jérôme. La seule date précise nous indique que Jérôme est inspecteur en mai 1928 1928 (Trente ans après). » Et pourtant dans « La formule », vous pouvez lire « C’est là que j’ai logé de 1922 1922 à 1926 1926 , quand j’étais le commissaire du quartier. » Hum !

Nous venions de procéder à la reconstitution du crime de l’avenue de Clichy. Nous étions seuls, le commissaire divisionnaire et moi, dans l’auto qui nous ramenait quai des Orfèvres à travers l’encombrement d’un Paris surchauffé. Un barrage nous immobilisa au milieu d’un bloc de voitures, à la hauteur d’une pharmacie.

— Vous voyez cet immeuble, Gaillard ? me dit Jérôme. Oui, la maison du pharmacien. C’est là que j’ai logé de 1922 1922 à 1926 1926 , quand j’étais le commissaire du quartier. Et tenez ! Vous qui collectionnez les histoires, écoutez-celle-ci. Elle date de 1925 1925 .

 » J’habitais au quatrième étage sur la cour. Mais levez les yeux ; voyez-vous ce bel appartement du deuxième, avec balcon ? C’était alors — et c’est encore, vraisemblablement — le domicile du docteur Juliette Costeliez. Dites « doctoresse » si vous préférez je n’y vois, pour ma part, aucune objection.

 » Un soir, je venais de rentrer chez moi. Le pharmacien m’avait retenu en bas, pour m’entretenir d’une affaire. Il était tard. On sonne à ma porte, et la bonne m’annonce qu’une dame insiste pour être reçue. Carte de visite : docteur Juliette Costeliez.

 » — Faites entrer.

 » Mon dîner refroidirait. Ce n’était pas la première fois. Dans notre métier, vous savez ce que c’est, hein !

 » Je connaissais de vue Mme Costeliez. Je la rencontrais parfois ainsi qu’André Costeliez. Elle avait même passé tout à l’heure devant la vitrine du pharmacien, pendant que nous causions. C’était une grande belle fille brune, d’une trentaine d’années au plus, l’œil bien clair, bien loyal. Intelligente, fichtre ! Mais émue. Elle avait beau faire, cela ne pouvait pas m’échapper.

 » Elle me rappela qu’elle habitait la maison. Je lui demandai très courtoisement en quoi je pouvais lui être utile. Alors, assise en face de moi, dans un fauteuil, elle me dit, assez pâle, avec ce sourire forcé que nous connaissons si bien

 » — C’est moi, monsieur le commissaire, qui ai fait... ce que vous savez. Je ne veux pas qu’un doute puisse subsister une seconde de plus à ce sujet. Il n’est pas dans mon caractère de dissimuler. J’ai commis, sous l’empire d’une impulsion, un acte que je commettrais à tête reposée, si c’était à refaire. Mon seul tort a été de ne pas m’en accuser aussitôt que cela fût possible. Si vous voulez bien m’écouter, je vais réparer cette faute, que je regrette infiniment.

 » En votre qualité de commissaire de police, vous savez peut-être, monsieur, qu’André Costeliez n’est pas mon mari... Non ? Eh bien, c’est ainsi. Moi, je m’appelle Costeliez lui ne se nomme, en réalité, ni André, ni Costeliez. Il n’a pas de nom. Cet homme admirable, que j’aime au-dessus de tout, n’est personne, au regard de l’état civil. Il a été ramassé près de Fère-Champenoise, après la bataille de la Marne, avec une balle dans la tête, sans que rien permît de l’identifier : plaque, livret, matricule quelconque ou écusson. Le cas, hélas s’est produit plus d’une fois. Celui que j’appelle André Costeliez est au nombre de ces malheureux qui ne savent plus eux-mêmes qui ils sont... Trépané, soigné, à peu près guéri de sa terrible blessure, il s’est réveillé dans un monde inconnu. Sa mémoire est restée au delà de 1914 1914 . Il ne se rappelle plus rien de son passé.

 » Je l’ai connu en 1917, dans un hôpital où je faisais un stage. Il m’intéressa tout de suite prodigieusement. Je trouvai en lui un être... peu cultivé, certes, d’origine rurale très probablement, mais doué d’un cœur exquis, d’une sensibilité rare et d’un esprit dont la finesse et la justesse me surprirent. Il ne se laissait nullement accabler par son étrange sort, il subissait avec vaillance les crises extrêmement douloureuses dont il souffrait encore fréquemment, et il était dévoré du désir d’apprendre, de vivre avec intensité.

 » Nous nous sommes aimés. Nous nous aimons toujours aussi tendrement, aussi puissamment. Aujourd’hui, onze ans après la bataille de la Marne, André, à qui j’ai prêté mon nom, occupe parmi les intellectuels une place chaque jour plus lumineuse. Je ne puis vous ,dire combien je suis fière d’y avoir concouru parûmes soins, mon dévouement, mon amour.

 » Oh ! Tout a été fait, croyez-le bien, tout, pour essayer de lui rendre le souvenir, et aussi pour retrouver ceux qui le connaissaient avant la guerre sa famille, peut-être même... sa femme ! Des journaux ont publié son portrait. Personne ne s’est présenté, jamais, pour le reconnaître.

 » André va de mieux en mieux. Ces crises, dont je vous parlais, deviennent de plus en plus rares. Cependant elles l’abattent encore, à la cadence d’une tous les trois mois, environ. Ce sont des maux de tête d’une grande violence, qui le martyrisent durant une heure ou deux et contre lesquels j’épuise vainement les analgésiques dont la plupart, du reste, ne sauraient être ici employés sans danger.

 » J’ai pourtant bien cherché ! Je me suis ingéniée fiévreusement à combiner des remèdes capables d’atténuer les souffrances d’André.

 » Ce matin, vers 8 heures, il a été pris de cette atroce céphalalgie. Aussitôt, je suis descendue chez le pharmacien et je l’ai prié de me préparer au plus vite une nouvelle combinaison, d’après la formule que je lui dictai (c’est un liquide qui ne peut pas être préparé d’avance). Il se hâta. Moins d’un quart d’heure après, j’avais fait à André, dans la région cervicale, une injection qui, à ma grande joie, le soulagea sur-le-champ. Je n’eus pas le courage de lui dire que, malheureusement, l’effet de la piqûre ne se prolongerait pas plus d’une demi-heure et qu’une deuxième piqûre entraînerait fatalement les plus graves conséquences.

 » Je jouissais néanmoins de l’apaisement que je venais de lui procurer, quand, tout à coup, je le vis avec effroi se soulever sur ses oreillers, d’un air égaré.

 » — Juliette ! Juliette ! Je me rappelle ! La mémoire me revient ! Un village... Je vois un village, une place... Je me vois sortant d’une maison, une valise à la main... Une femme, une jeune femme m’embrasse... Ah ! C’est cette piqûre qui m’a rendu la mémoire ! Juliette !... Je t’en supplie ! Empêche... empêche... Je ne veux pas me souvenir ! Je ne veux plus, maintenant ! Arrête cela, Juliette, ma Juliette ! Je ne veux pas me souvenir davantage !

 » J’étais affolée, monsieur le commissaire. Je ne savais comment m’y prendre pour neutraliser l’action de ma drogue. Je pensai au chloroforme ; aucun autre moyen ne me venait à l’esprit pour plonger André dans une prompte insensibilité... Mais les douleurs revinrent brusquement, et avec elles revint l’amnésie. André se souvenait seulement du village inconnu et de la jeune femme mystérieuse. Pas un nom ! Il n’avait pas eu le temps — Dieu merci ! — de se rappeler ce qui, je suppose, nous eût perdus à jamais !

 » Je restai près de lui, la main dans la main, pour l’aider à souffrir, jusqu’à 10 heures.

 » — Ma bien-aimée ! Ma bien-aimée ! me disait-il sans cesse.

 » Lorsque enfin il s’assoupit, calme mais épuisé, je m’esquivai.

 » Le pharmacien vous a dit certainement qu’une seule personne avait passé derrière son comptoir entre le moment où il avait vu intact son registre d’ordonnances et le moment où il avait constaté que la dernière page écrite en était arrachée. Il vous a affirmé que moi seule pouvais m’être rendue coupable de cet acte inouï.

 » Le pharmacien a raison, monsieur le commissaire. Maintenant, la formule chimique n’est plus inscrite que dans ma tête, et je vous jure qu’elle n’en sortira pas, »

— Naturellement, acheva, Jérôme, quand le pharmacien a su ce qu’il en était, nous avons arrangé ça.

Maurice Renard Maurice Renard .