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Maurice Renard : Le procès-verbal

lundi 2 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans Le Matin du 04 juillet 1936 1936 .

Pour moi, on est loin de l’enquête policière. Il s’agit juste d’une anecdote en rapport avec une ancienne affaire que le commissaire Jérôme raconte à son ami, le narrateur, alors qu’ils passent en voiture devant le lieu où c’est déroulé cet événement. Même si cette historiette est bien racontée, elle justifie le mécontentement d’un lecteur qui jugeait l’ensemble de ces nouvelles médiocre.

— Si cela ne vous ennuie pas, me dit Jérôme, voudriez-vous ralentir ?

— Comment donc, cher ami ! Nous stopperons même, pour peu que vous le souhaitiez.

— Eh bien, oui ! Un instant. Vous êtes l’obligeance en personne. Arrêtez-vous plus loin, voulez-vous ? À la hauteur du réverbère. J’aime assez revoir certains lieux où j’ai vécu certaines aventures... Là ! C’est ici. J’ai bonne mémoire...

Ces propos s’échangeaient, entre mon vieil ami et moi, par un beau matin du dernier avril. J’emmenais Jérôme dans le Midi, en auto, et, à l’heure dont je vous parle, nous contournions, par un boulevard extérieur, l’une de ces villes, soucieuses d’ordre et de calme, qui dérivent ainsi la grande circulation.

Le boulevard était large. Du côté de la ville, on le voyait bordé d’hôtels particuliers entourés de jardins. De l’autre côté, une sorte de parc public, sans beauté, s’étendait vers la campagne.

Jérôme avait mis pied à terre. Les mains dans ses poches, il examinait d’un œil perçant l’endroit qu’il avait désiré revoir la chaussée, le trottoir très spacieux, planté de deux rangées de platanes, la grille d’un jardin dont le portail arborait le numéro 35.

— C’est bien cela, fit Jérôme. La même chose s’est produite en face du 35.

Je l’avais rejoint, heureux, somme toute. de me dégourdir les jambes.

— Voyez, dit-il en étendant la main, j’arrivais par là, je venais du pont Saint-Marcel. Et les autres venaient dans l’autre sens, de la porte Guesclin, où nous venons de passer.

J’attendis patiemment que Jérôme eût achevé de procéder en lui-même à je ne sais quelle reconstitution. Un sourire mystérieux flottait sur son visage. Enfin il me prit le bras avec une évidente bonhomie, et commença :

— Il était un peu plus de minuit. Pas de lune, mais des étoiles. Belle nuit de septembre. Ici, tout dormait ; la file des réverbères n’éclairait que deux agents qui déambulaient sous les arbres, le long des grilles. Voilà le décor — le décor où je débouchais tranquillement, conduisant une modeste torpédo qui, à l’époque, me rendait bien des services malgré sa vieillesse.

 » Je n’étais pas seul, J’avais près de moi quelqu’un que vous connaissez.

— Gérard, votre secrétaire ?

— Une dame, mon cher, une dame.

— Je ne vois pas qui cela pouvait être, dis-je, fort intrigué.

— Vous n’avez pas besoin de le savoir maintenant.

 » Donc, nous arrivions sans nous presser, quand j’aperçois devant nous au virage, une lueur de phares, puis, bientôt, les deux projecteurs d’une voiture qui filait bon train. Je tenais ma droite, correctement ; mais l’autre voiture, qui occupait le milieu de la voie, ne semblait pas vouloir se déranger. Alors, j’appuyais davantage sur ma droite, jusqu’à toucher presque le trottoir.

 » Bien entendu, j’avais mis mes phares « au code ». Mais ceux d’en face restaient à pleins feux et m’aveuglaient tellement que je fis halte.

 » Je fis halte ici, très exactement. C’est à cette minute que j’aperçus, à la clarté éblouissante qui venait vers moi. les deux agents immobilisés, qui regardaient.

 » La dame auprès de moi remarqua :

 » — Magnifique contravention !

 » Mais si vous aviez été là, vous auriez été bien inquiet sur notre sort. C’était à croire qu’un fou, sinon un ivrogne, conduisait cette maudite voiture. Elle s’avançait en zigzag, et, bien que toute la chaussée lui fût offerte, elle s’obstinait curieusement à demeurer sur sa gauche.

 » Je m’exclamai très haut, pour être entendu des agents :

 » — Mais, mon Dieu, quel est le soûlard qui conduit cette voiture ?

 » Je n’avais pas terminé que nous étions accrochés dans toutes les règles, avec un fracas retentissant. Ma compagne poussa un cri aigu. Par bonheur, ni elle ni moi. n’avions été touchés. Mais les deux voitures restaient prises l’une dans l’autre, les marchepieds emboîtant leurs débris. J’avais sauté dehors, et, allant au plus pressé, je m’écriai :

 » — Messieurs les agents, s’il vous plaît !

 » Ils sortirent de l’ombre où la collision les avait replongés. Je constatais avec plaisir que c’étaient deux gaillards particulièrement robustes. l’un roux, autant qu’il semblait, l’autre brun.

 » — Iln’y a pas trop de mal, dit le roux, fort paisiblement.

 » Pardon ! Pardon. Monsieur l’agent protestai-je. Ma voiture, constatez-le. est en piteux état. Et vous avez pu remarquer, primo : que mes phares étaient « au code », secundo : que je me suis arrêté pour laisser passer cet énergumène...

 » Là-dessus, une voix joyeuse, mais, hélas ! lamentablement enrouée et empâtée se fit entendre. Les occupants de l’auto tamponneuse — une limousine — étaient sortis de leur boîte. Il y avait là un jeune homme élégant, en tenue de soirée, et deux femmes enveloppées de fourrures luxueuses. Le jeune homme était la proie d’un de ces rires inextinguibles comme l’ébriété, seule, en procure aux humains. À peine pouvait-il s’exprimer.

 » — Tordant, mon vieux ! On aurait pu... aurait pu... se casser la... la figure... Y a un Dieu, bonsoir de bonsoir !... J’l’aurais jamais cru... Mais c’t’un fait. Y en a un !

 » — Robert ! fit l’une des dames sur un ton de reproche.

 » Vous le voyez, messieurs, dis-je froidement aux gardiens de la paix. Cet homme est ivre.

 » — Soyez sans crainte, ce sera consigné dans le procès-verbal.

 » L’agent brun avait tiré son calepin et prenait des notes.

 » — Quel est le numéro de votre véhicule ? Exhibez votre permis de conduire ! dit-il au jeune homme.

 » — Robert, je vous en prie, un peu de tenue ordonna sèchement la belle dame qui était déjà intervenue.

 » Bah ! Rien n’y faisait ! Robert, vacillant, déclarait :

 » — Les agents, moi, j’les aime, les agents. J’veux les embrasser, moi c’est des copains, les agents !

 » Et il se jeta au cou du rouquin. qui ne pouvait s’empêcher de rire...

 » Mais alors, mon cher ami, un étrange changement à vue s’opéra. Un coup de sifflet strident retentit parmi nous. Le rouquin cessa de se divertir et son camarade poussa un juron fort inattendu. Car le dénommé Robert avait, en un clin d’œil, recouvré tout son sang-froid. Il ceinturait vigoureusement son adversaire. Moi-même, aidé par les deux élégantes, j’avais terrassé l’agent brun. Quand à la dame qui m’accompagnait, elle secondait avec impétuosité l’action du faux ivrogne. Cette dame, en effet, n’était autre que Gérard, mon secrétaire. Quant aux déesses de la limousine, la première s’appelait « inspecteur Troussel et la seconde brigadier Paturot ».

 » Nous avions machiné tout cela pour pouvoir capturer, sans trop de risques, deux dangereux malfaiteurs qui faisaient le guet, déguisés en agents, pendant que leur bande dévalisait l’hôtel du numéro 35, dont les propriétaires étaient absents. À mon coup de sifflet, nos camarades avaient fait le nécessaire, concernant le gros de la troupe. La bataille était gagnée. Chacun avait bien joué son rôle, y compris les deux agents qui n’étaient pas de braves gens ! Mais pouvaient-ils s’en dispenser ?

 » Je suis votre homme, maintenant. Nous repartons ?

— En route dis-je. Et si vous en avez d’autres à me raconter, mon bon Jérôme, ne vous gênez pas.

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