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José Germain : Inferno

dimanche 8 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans Le matin du 23 août 1919 1919 .

Comment doit-on la classer ? conte fantastique ? thriller ? polar ? J’hésite, mais je suis convaincu que Jean Ray Jean Ray Raymond Marie de Kremer, principalement connu par ces deux pseudonymes, est un auteur très prolifique. Il aurait rédigeait près de 15000 textes sous une trentaine de pseudo. Aussi cette page n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Simplement, permettre de trouver facilement dans quel recueil l’une ou l’autre de ces nouvelles a été publiée en français sous les noms de John Flanders ou de Jean Ray. ne l’aurais pas reniée. Et elle ne me donne qu’une envie : continuer l’inventaire des nouvelles publiées dans la rubrique Les mille et un matins.

Au fond de l’Ukraine, dans le district de Tchernigoff, le hameau de Nikolaïeff réunit quelques masures dans le steppe désert. Une petite tache perdue dans l’immense plaine blanche. Quelques « Koustari » vivent là du maigre produit de leur industrie domestique.

Tapis sous leur timide chaume, ils n’apparaissent guère que trois fois le jour pour venir boire, à la vieille auberge enfumée, le verre de « vodka », cordial et meurtrier.

Mais, en ce jour maudit où le vent couvre la plaine de la lugubre plainte des morts, où la tempête jette bas, çà et là, chaumines et grands arbres, où la neige tourbillonne sans fin, laissant parvenir jusqu’à eux le grand mugissement du Dnieper débordant, les paysans ne sont point sortis.

Dans l’auberge silencieuse et vide, se lamente le vieux Boris Magarew.

— Femme, crie-t-il, demain, nous serons jetés, comme des chiens, hors de cette maison qui fut mienne durant plus de trente ans de ma vie.

— Boris ! ne te désole pas, répond la petite voix chevrotante de sa femme. J’ai idée que le Père pense à nous et qu’il nous enverra ce soir un secours inespéré. Va, ne te désole pas !

Le père, c’est Dieu.

Mais Boris ne croit pas aux interventions providentielles.

— En attendant, il ferait mieux de nous envoyer des clients. Sans ça, y aura pas un rouble pour payer ce qu’on doit. Ah ! malheur ! S’échiner toute une vie, pour finir comme ça !

— Serge nous aidera.

— Serge ! ton fils ! notre fils ! Il court à cette heure dans les maisons mal famées de Triensk. Notre malheur, il ne s’en soucie pas.

La rafale ébranle la porte, scandant ces paroles désespérées.

— Misère de misère ! je voudrais que tout s’écroule.

À ce défi, répond un appel de l’extérieur.

— Holà, ouvrez !

Cette voix est inconnue. C’est un étranger, un voyageur. Boris a entr’ouvert l’huis.

Une silhouette, blanche de neige, fantomatique, apparaît dans la petite salle où les fumées stagnent.

— ... Bien ici, l’hôtellerie ?

— Sans doute, réplique Magarew, rogue. Qu’est-ce qu’il vous faut ?

— Manger, boire, dormir et m’abriter jusqu’à demain matin.

L’homme est un petit vieux sale, au profil aquilin. Sa main serre un coffret ferré, en bois de rose.

— Mais que pouvez-vous donc faire, dehors, à cette heure ? demande l’hôtelière en allumant la petite lampe de cuivre vert-de-grisé.

— Il n’y a pas de mauvais temps pour le commerce, dit l’étranger. Plus il neige, plus les gens restent à la maison et plus je leur vends.

— Que vends-tu donc, barine ? interroge son tour Magarew.

— Des bijoux, des diamants.

— Faux ?

— Quelquefois ! J’en ai pour tous les goûts !

— Vends-moi quelque chose.

— As-tu de l’argent ?

Tandis qu’il prononce ces paroles, le voyageur méfiant inspecte les lambris croulants et le matériel ruiné où les deux sordides tenanciers dressent leurs ombres inquiétantes.

— Tu nous payeras ainsi ton séjour, propose Magarew.

Le désir de régler à bon compte son gîte occasionnel fait que le marchand accepte.

Il entr’ouvre avec méfiance la boîte où se mêlent désagréablement les ordinaires verroteries et les bijoux de prix.

Boris et sa femme se sont vivement approchés. Elle tient d’une main la lampe et de l’autre serre nerveusement le bras de son époux penché irrésistiblement sur l’appât étincelant.

Les doigts de l’hôte se crispent et les ongles rayent le bois tendre de la table humide. Ses yeux allumés par le clinquant fascinateur jettent d’étranges regards.

Le commerçant les voit. Il referme précipitamment l’objet des dangereuses convoitises avant d’avoir rien conclu, et se tient sur la défensive.

Mais le mal est fait.

En vain dissimule-t-il, au mieux, son bien, les yeux de ses hôtes ne quittent plus le coin où gît le trésor. La nuit s’annonce sinistre dans le silence poignant des trois personnages qui s’observent.

Au dehors, gémit, plus déchirant, plus haletant, le vent du soir.

Vers neuf heures, l’homme fatigué sent ses paupières s’alourdir. Par prudence, il demande sa chambre et monte précipitamment son vaste écrin avec lui.

Là-haut, deux chambres s’offrent.

L’une, abandonnée, imprégnée de moisissure : c’est celle des voyageurs. Ils sont si rares !

L’autre, simple, pauvre, mais confortable parce qu’elle est habitée.

— Celle de notre fils, qui n’est pas là, en ce moment, annonce Magarew en y poussant le voyageur. c’est la meilleure des deux.

À peine a-t-il disparu que le marchand s’assure du bon fonctionnement de la serrure.

Point de verrou de sûreté. Un simple loquet à l’extérieur.

C’est pour lui l’obligation impérieuse de ne pas fermer l’œil, toute la nuit.

Il s’allonge donc dans le fauteuil défoncé et attend, une bouffarde aux dents.

En bas, Boris et sa femme ne dorment pas non plus.

— As-tu vu ?

— Oui, j’ai vu !

— Eh bien ?

— Eh bien, il faut !... il le faut absolument.

— Quelle heure ?

— À trois heures demain, il dormira... sûr !

Le dialogue, terrible en sa concision, tant ces deux âmes se comprennent, s’achève ainsi dans la nuit complice sans que le mot redouté se soit échappé une fois de leurs lèvres tremblantes.

Vers minuit, un bruit étrange les inquiète.

Des parquets vermoulus et mal joints ont grincé, de vagues grognements sont parvenus jusqu’à leurs oreilles.

Mais trop absorbés par la pensée du crime prochain et les mille projets qui alourdissent leur cerveau simple, honnête jusqu’à ce jour, ils n’ont point prêté plus d’attention.

Dès deux heures, ils sont debout, pressés d’en finir.

Lui, saisit un coutelas aiguisé, puis monte pas de loup.

Une minute après, il est redescendu.

— Alors ?

— Très bien ! il n’a pas fait ouf !

— Es-tu sûr qu’il est mort ?

— Son cœur ne battait plus !

— T’as du sang sur toi !...

— Bah ! je le laverai demain.

— Si en nous soupçonne ?

— Qui veux-tu ? Personne ne l’a vu entrer.

— Et la caisse ?

— Je l’ai laissée là-haut, on verra ça quand il fera jour.

Et ils s’endorment, la dure besogne faite, rêvant de la petite fortune qui rétablira leurs affaires compromises et leur existence perdue.

De bonne heure ils sont debout.

La tempête s’est calmée ; un peu de jour pénètre par les lucarnes.

— Montons, dit la femme.

— Oui, dit l’homme.

Mais, au même instant, la porte s’ouvre. Le marchand paraît, souriant, son coffre à la main, ironique et victorieux.

Et comme ils contemplent, hagards, cette apparition d’au delà, le vieux goguenarde :

— Bien, j’en ai passé une nuit ! À peine si je dormais, voilà qu’un ivrogne entre et se jette sur le lit. Je proteste. Il murmure et je finis par comprendre qu’il est chez lui... « J’suis l’fils ! »

— Alors ? implorent, en même temps, les parents.

— Alors ? Eh bien, alors, je l’ai laissé dans le lit et j’ai été me coucher dans la chambre d’à côté : celle des voyageurs.

Deux jours après, on menait à l’asile d’Ekaterinoslaw, Boris ainsi que sa femme, tous deux fous à lier.

C’était le 25 décembre 1907 1907 .

José Germain