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Guy de Téramond : L’épinard conscient

mercredi 11 novembre 2020, par Denis Blaizot

L’épinard conscient est parue dans l’Excelsior du 13 décembre 1912 1912 .

Cette fantaisie scientifique est de la plus eau. Un vrai régal. Le côté loufoque de celle-ci tranche franchement avec la noirceur
d’une autre nouvelle de Guy de Téramond : Un sale nègre publiée quelques années plus tard dans Le Matin. Comme quoi, cet écrivain mérite d’être (re)découvert.

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Évidemment, il se passait à Boussy-le-Haut quelque chose d’insolite : comment expliquer autrement le tracé qu’étudiait l’Ouest-État pour desservir cette petite commune de deux cent soixante-quinze habitants ?

Comme il n’y avait, aux alentours, ni commerce ni industrie justifiant la moindre gare, n’était-ce point simplement une réponse de Boussy-le-Haut à Boussy-le-Bas, qui se targuait orgueilleusement, dans les guides, d’une fontaine gothique du douzième siècle ?

Le plus sûr, c’était que tout ce bouleversement dans les habitudes patriarcales de ses paisibles citoyens coïncidait d’une façon étrange avec l’arrivée d’un certain Lecornu, exerçant, au dire de la commune renommée, la démoniaque profession de sourcier et de chercheur de taupes, qui avait acquis quatorze cents hectares de bonnes terres dans les environs et élevait, près du petit bois des Muguettes, une usine d’on ne savait trop quoi.

Or, que pouvait bien vouloir ce suppôt de la cabale, sinon apporter dans le pays ses mauvais sorts et ses maléfices ?

×××

La vérité était que, sous son impressionnante chevelure blanche, son air méphistophélique et ses lunettes d’or, ce Lecornu n’était que le plus original et le plus inoffensif des savants, parfaitement désintéressé, quant au reste, des sources et des taupes.

D’autre part, en étudiant les rôles du transit, l’intérêt particulier de cette nouvelle gare sautait tout de suite aux yeux, par le chiffre élevé de son trafic, bien que celui-ci se résumât en l’importation d’un objet unique au point de légitimer le changement de nom de Boussy-le-Haut en Boussy-les-Épinards.

Journellement, en effet, des wagons entiers de cet inoffensif comestible y arrivaient, pour être déchargés sans retard et immédiatement portés à l’usine des Muguettes.

Cette singularité inexplicable ne faisait, d’ailleurs, qu’exaspérer l’opinion publique : à quelle diabolique besogne le sieur Lecornu pouvait-il se livrer, avec tous ces épinards ?

Car l’épinard, personne ne l’ignore, ne se prête guère qu’à deux sortes de manipulations : la mastication immédiate (avec ou sans petits croûtons) et la consommation éloignée, sous forme de conserves.

Or, d’un côté, jamais la population de Boussy-le-Haut, vivant dans la hantise des pires sorcelleries, n’eût consenti à laisser figurer sur sa table une herbe qui avait peut-être servi aux plus sombres opérations magiques ; de l’autre, depuis la construction de la gare, on n’eût point trouvé trace, sur les registres de la petite ou de la grande vitesse, de l’enregistrement de la moindre boîte de fer-blanc.

Ajoutez à cela que, la saison venue, les quatorze cents hectares de Lecornu se couvraient soudainement d’une épaisse moisson de l’obsédant chénopodiacée.

De-ci, de-là, émergeant des carrés d’herbe géométriquement tracés, se dressaient des poteaux supportant des pancartes cabalistiques capables de faire frémir les plus braves :

BILTUM BONVS HENRICUS

BASELLA EXPANSA

PHYTOLACCA DECANDA

SPINACIA OLERACCA

C’était plus qu’il n’en fallait pour achever d’affoler les habitants de Boussy-le-Haut. Et bientôt, colporté de bouche en bouche, le récit de ce débordement intempestif d’épinards gagna, grossissant sans cesse, les bourgs voisins et prit, en arrivant à la ville, des proportions telles que le sous-préfet vint, un matin, sonner à la porte de l’usine pour enquêter en personne sur ce qu’on lui représentait déjà comme une calamité publique.

×××

Le vieux savant le reçut fort aimablement et, l’introduisant dans son laboratoire, où il travaillait avec son contremaître :

— En vérité, monsieur le sous-préfet, répondit-il doucement dès la première question, je ne comprends guère un pareil état d’esprit ! Est-ce donc un crime que de s’intéresser aux épinards ? N’y a-t-il en ce monde que les plantes caractérisées par de grands rendements commerciaux, comme le cotonnier, la vigne et le tabac ? Moi, j’éduque l’épinard...

— Vous éduquez l’épinard ? interrompit le sous-préfet, croyant avoir mal entendu. Et puis-je savoir, ajouta-t-il d’un ton non sans ironie, sur un signe de tête affirmatif de son interlocuteur, quel genre d’éducation vous lui donnez.?

— Monsieur, répartit le savant imperturbable, faites-moi l’honneur de vous asseoir.

Puis, regardant son hôte par-dessus ses lunettes, il continua :

— Avant tout, connaissez-vous la propriété très particulière que possède l’épinard ? Eh bien, monsieur, c’est d’absorber tout, le fer de la terre où il pousse, de l’incorporer, de l’agglomérer, de le distiller et, enfin, de nous le rendre quand nous le lui redemandons. Vérité scientifique si indiscutable, d’ailleurs, que je suis parvenu à confectionner, avec du fer d’épinard, un service de table entier, de la fourchette au coquetier. Boucanoche, fit-il en se tournant vers son contremaître, voulez-vous me le chercher ?

— Je comprends, s’écria le sous-préfet, votre usine...

— Ne me servira point à fabriquer des couverts pour la foule, rassurez-vous, monsieur ! Mes visées sont plus hautes. Ce que je me suis demandé, c’est pourquoi, dans ces conditions, on ne dirigerait pas l’activité des épinards vers la recherche d’un métal plus rémunérateur que le fer — l’or, par exemple. La plante est intelligente, monsieur. Il s’agit seulement, en la libérant de ses atavismes ancestraux, de l’adapter aux exigences de l’industrialisme moderne. Par un dressage progressif, comme le chien mis sur le renard après avoir chassé le lièvre, je suis arrivé à créer l’épinard conscient...

— L’épinard conscient ! s’exclama le sous-préfet abasourdi.

— ...de ce qu’on attendait de lui, et désormais apte à un rendement intensif de l’or floral. D’ailleurs, j’en ai envoyé un échantillon à la Monnaie et je ne tarderai pas à recevoir, j’espère, le procès-verbal des essais qualitatifs et dosimétriques.

Tout en parlant, il avait redressé sa taille ; ses prunelles s’étaient illuminées d’une lueur singulière ; sa main, d’un geste machinal, rejetait ses mèches blanches autour de son large front comme une auréole ; et, devant ce grand vieillard qui allait émerveiller le monde d’une aussi prodigieuse découverte, le sous-préfet se sentit chaviré à la fois de respect et d’admiration.

Soudain, un coup sec fut frappé à la porte. Un domestique entra, une lettre à la main. Le facteur venait de passer.

— Voici justement, dit le savant avec calme, la réponse de la Monnaie.

Mais il n’y avait point jeté les yeux qu’il pâlissait et s’effondrait dans les bras du domestique, en poussant un cri de bête blessée à mort.

Le sous-préfet ramassa la feuille, tombée à quelques pas, et y lut, avec stupeur, ces lignes au hasard :

« ... impossible de prendre au sérieux une pareille invention... Cet or ne paraît pas provenir d’épinards... Dans le lot n°3, avons trouvé un fragment portant nettement RÉP. Dans le lot n°4, un autre où on lit très distinctement encore FR... Il s’agit certainement d’une pièce de vingt francs incomplètement broyée... »

À ce moment, le contremaître rentrait, avec son service de fer dans les bras.

Il contempla la scène un instant ; et, avec le désespoir du fidèle serviteur qui voit s’écrouler tout à coup le profit qu’il retirait à flatter la manie de son maître, il murmura

— Allons, bon, le truc est débiné !...

Guy de Téramond