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Serge Bernstamm : Le douanier et le diable

mercredi 11 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle fantastique a été publiée dans Le Matin du 05 octobre 1919 1919 .

Fantastique et humoristique. J’adore. J’en redemande encore et encore. En trouverais-je d’autres dans cette veine ? Je l’espère.

Vers le milieu du dix-huitième siècle, il y avait, dans un port du Morbihan, un brigadier de douanes que les contrebandiers, gens fort, estimés du démon, tenaient en horreur pour tous les tours qu’il leur avait joués.

Un soir, en sortant de la ville pour aller rejoindre son poste, notre digne gabelou fut accosté par un homme de mauvaise mine, qui lui souhaita bonne nuit en l’apostrophant par son nom, et lui dit :

— Vous marchiez bon pas, brigadier.

— C’est que je suis pressé, apparemment.

— Eh bien ! moi aussi, riposta l’inconnu en lui emboîtent le pas.

Le brigadier, peu charmé de cette société, chercha un prétexte, pour s’en débarrasser et dit à cet homme en arrivant devant un pâté de maisons, dont une buvette :

— Bonsoir, mon vieux, j’entre ici pour allumer ma pipe.

— J’entre aussi, moi, dit l’inconnu.

— Ah ! pardon, répondit le brigadier, je ne m’arrêterai pas, car je n’ai pas de tabac ; ainsi, adieu, mon cher, je vous quitte, je suis en retard et je ne vais pas lambiner.

— Qu’à cela ne tienne, répondit l’obstiné compagnon, voilà ma blague pleine d’excellent tabac de fraude.

Et il se mit à rire d’un gros rire satisfait.

— Mais qui donc êtes-vous, observa le brigadier, vous qui me connaissez et que je ne connais pas ? vous qui osez déclarer en riant à un douanier que vous êtes un fraudeur ?

— Bah ! estimable brigadier, fit l’impassible compagnon, vous faites erreur : ce tabac est un cadeau d’ami, et si je vous connais, c’est que vous êtes un personnage important, tandis que vous faites semblant de ne pas m’avoir reconnu, parce que je ne suis pas un monsieur...

— Vous plaisantez ! Non, je vous assure, plus je vous regarde et moins je vous remets.

— Bah ! vous dis-je, si dans ce moment vous ne vous remémoriez ni mon nom, ni ma voix, ni ma figure, je ne fais nul doute que la mémoire ne vous revienne avant peu : en attendant, allumons.

Le doigt courbé sur le fourneau de sa pipe, il fit prendre le feu au tabac à la première aspiration.

— Allons, cher brigadier, dit-il ensuite, voilà mon doigt. allumez... Eh ! que diable ! ne faites pas le fier avec un ami. Voyons, encore une fois, ne me reconnaissez-vous pays ? Faites un petit effort de tête.

— Ah !... je me... rap... pelle, oui, oui... confusément, je crois vous reconnaître, balbutia le brigadier troublé.

— C’est heureux, dit le diable (car c’était lui en personne) je savais bien, moi, que la mémoire vous reviendrait ; mais avançons, car la nuit vient et la bise est piquante.

Arrivés à un petit village, ils firent rencontre d’un bonhomme fort embesogné avec son porc qui prétendait aller dans une direction opposée à laquelle il le poussait.

— Maudit cochon, grondait le paysan, tu me fais damner, va, que le diable t’emporte !

— Entendez-vous, dit aussitôt le brigadier à son compagnon, cet homme vous donne son cochon, prenez-le donc.

— Non, non, dit le diable : ce n’est pas de bon cœur qu’il me le donne.

— Mais, reprit le douanier, c’est si bon le lard aux choux !

— Fi donc ! mon cher c’est bon pour des goujats ; d’ailleurs, j’ai mal à l’estomac et mon médecin m’a mis au régime.

— Il faut que vous soyez bien malade, observa le brigadier, ou que vous ayez le goût bien délicat, pour refuser un si beau cochon, maintenant surtout qu’ils sont si chers ! Je le prendrais bien, moi, s’il m’était ainsi donné.

— Eh bien ! mon cher je suis plus scrupuleux que vous, fit le diable, car je ne prends que ce qui m’est donné de bon cœur, tandis que vous autres hommes, vous prenez volontiers ce qui ne vous est pas donné du tout.

Les doux compagnons continuèrent leur route en silence mais à deux cents pas d’un autre village, ils entendirent les cris forcenés d’un moutard qui voulait aller dans la direction de L... et que sa mère entraînait de force dans celle de K...

— Viendras-tu, méchant gamin ? glapissait là mère. A-t-on vu pareille idée d’aller en ville à cette heure ? Tu viendras à la maison et tu la danseras, va ! petit monstre !

L’enfant s’obstinait de plus en plus dans sa résistance, et piaillait aussi de plus en plus fort, en se faisant traîner et en donnant éperdument des coups de tête et de pied, quand la mère, exaspérée, le lâcha on s’écriant :

— Eh bien ! va donc, maudit marmot, et que le diable t’emporte !

— Prenez-le donc, dit le brigadier, qui provoquait à tout propos l’éloignement de son compagnon prenez-le donc ! vous ne devez pas avoir grand nombre de jolies petites âmes comme celle-là ; à votre place, je profiterais de l’occasion, car il n’est pas sûr qu’elle revienne plus tard.

— C’est égal, répondit le diable ; l’enfant ne m’est pas donne de bon cœur, et j’espère trouver mieux. Tenez, comme il est tombé sur son petit derrière, voici déjà la mère qui l’embrasse, sèche ses larmes et le console. Non, c’eût été mal à moi. Je vous le dis, je trouverai beaucoup mieux. Allons !

Les deux compagnons reprirent leur route. Soudain, ils firent rencontre de trois contrebandiers qui, en reconnaissant le brigadier si redouté d’eux, s’écrièrent, en prenant la fuite :

— Sauve qui peut ! Le gredin de brigadier, le voilà encore que le diable l’emporte !

— Entendez-vous, à votre tour, cher brigadier ! dit le diable en le saisissant au collet. Vous le voyez cette fois, le cadeau m’est fait de bon cœur, et vous diriez vous-même que je suis un nigaud si je n’en profitais pas.

Depuis, on n’entendit plus jamais parler du brigadier, horreur des contrebandiers, et telle est l’histoire du douanier emporté par le diable.

Serge Bernstamm