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Edmond Cazal : Au seuil de l’inconnu...

mercredi 11 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle de Edmond Cazal a été publiée dans Le Matin du 08 octobre 1919 1919 .

Qui est Edmond Cazal ? C’est un des pseudonymes de Adolphe d’ Espie (1878-1956 1956 )qui a également utilisé les pseudonymes de : Emmanuel Fournier ; Jean de La Hire ; André Laumière ; Arsène Lefort ; Philippe Néris ; John Vinegrower ; Alexandre Zorca ou Commandant Cazal.

Je lirai volontiers autre chose de cet écrivain. En effet, cette nouvelle fantastique est vraiment très plaisante. Qui sait ? Peut-être y en a-t-il d’autres dans les archives du journal Le matin.

I

Accablé par la chaleur du jour, que le crépuscule atténuait à peine, je m’étais allongé à demi vêtu, et le sommeil m’avait saisi. Je ne sais s’il dura une heure ou deux. Je perçus la fraîcheur de la nuit. Et j’étais vaguement éveillé lorsque sur une porte éclata un coup formidable qui retentit dans toute la maison. Satan, mon grand danois aux yeux de feu, dressé devant mon lit, aboya furieusement. J’avais bondi. J’empoignai le browning posé chaque soir sur une table, et j’écoutai...

Un second coup détonna comme une bombe et roula dans les sonores corridors. Ouvrant d’une patte violente la fenêtre entrebâillée, Satan s’élança sur le balcon avec des aboiements enragés.

— La porte ! C’est à la porte du perron ! m’écriai-je.

J’avais suivi le chien. Et je me penchais, ayant sous les yeux la porte sombre et son auvent, les marches du perron toutes blanches de clarté lunaire. Et sur cette porte, — évidemment sur cette porte... non, ce ne pouvait être ailleurs un troisième grand coup fut frappé. Et mes cheveux se dressèrent, et tout mon corps trembla, car, devant la porte et sur le perron, mes yeux le voyaient bien : il n’y avait personne !

J’étais là, pétrifié. Satan n’aboyait plus. Mais presqu’aussitôt il hurla lugubrement, comme les chiens hurlent à la mort, en même temps que des cris déchiraient le silence de la montagne, des cris étranglés d’homme qu’on égorge, les cris désespérés d’un homme que l’on tue.

Cet appel au secours me rendit mon sang-froid. J’avais saisi le collier de Satan qui m’entraînait à travers la chambre, le long du couloir, jusqu’à la porte contre laquelle, hurlant toujours, il se dressa. Sur le seuil de l’office, Louise et Charles, mes domestiques, apparurent, effarés, ayant chacun une bougie à la main, J’ordonnai :

— Ne sortez pas, attendez-moi...

Ma main armée du browning tournait la clé, tirait les verrous, ouvrait la porte. Et, avec stupeur, la pensée soudain en désarroi, je vis tomber sur le perron et rouler de marche en marche une main, une main livide, crispée sur une grosse pierre brillante. Je me crus fou ; et, comme pour accrocher ma raison à quelque chose d’incontestable, je me cramponnai de toutes mes forces au collier de Satan. Une irrésistible secousse me fit chanceler. Le chien m’avait échappé. Il bondissait dans l’allée de sycomores.

— Satan ! Satan ! Ici !... vociférai-je.

Et je me mis à courir.

C’était nuit de pleine lune. L’astre jaune flottait au-dessus de la mer, à droite du pic boisé que coupe une gorge profonde. Obéissant à ma voix, Satan m’attendait en frémissant à la sortie du jardin. Je saisis de la main gauche son collier et il me tira vers les bois sauvages d’où étaient venus les cris d’appel et d’agonie. Je n’aurais jamais cru que je pouvais courir si vite et bondir si légèrement. Mais quand nous parvînmes à l’orée des bois, faits de pins et de chênes verts sur un terrain abrupt et rocheux, Satan donna une brutale secousse, m’échappa, me distança d’un bond et disparut dans les ténèbres d’un sentier. Je l’y suivis. Mais je me heurtai à un arbre et je tombai. Tout étourdi, je me relevai avec peine, et il me fallut quelque temps pour pouvoir me remettre en marche. Presque aussitôt, j’entendis un aboiement bref, un cri humain, puis des gémissements et des râles. Risqué follement à travers, les fourrés, j’arrivai enfin au bord d’une clairière. Dans la clarté de la lune, je vis le danois étendu sur un homme que, de toutes ses dents, il égorgeait.

— Satan, arrière ! Satan, arrière !...

Tiré, par le collier, le chien obéit, s’écarta. Je m’agenouillai. L’homme était mort, le cou affreusement déchiré. Et alors je vis que l’homme tenait, à la main droite, une hachette dont le fer luisant était maculé. J’examinai de près ces macules, les touchai du doigt : du sang ! Mais Satan ne paraissait pas blessé !... Je regardai autour de moi et je ne vis pas le chien. Perplexe, ahuri, tenté de croire à un cauchemar, je restai là, debout, le browning au poing, contemplant avec stupeur le cadavre. Mais soudainement, je tressaillis : plus haut, dans la montagne, Satan hurlait à la mort. Très énervé, je criai :

— Quoi encore ? Quoi donc ?...

À ma droite, un sentier pierreux, jaune de lune entre les fourrés noirs, montait vers le col menant à la Ciotat. Le hurlement funèbre du danois était dans cette direction. De nouveau je courus. Et arrivé au large chemin forestier, je m’arrêtai, je faillis tomber, je m’appuyai à un arbre...

À côté de Satan debout et hurlant toujours, un homme était couché, de dos sur le talus ; le visage livide et les yeux horriblement dilatés. Dans sa poitrine, il y avait, planté, un grand couteau. Et les bras du cadavre étaient en croix, et au bras droit, la main manquait ! Du poignet sectionné, du moignon noir, une mare de sang avait coulé, qui se coagulait sur le sol, entre de grosses pierres brillantes de mica.

— La main... la main coupée !... râlai-je enfin.

Car je voyais que la main qui manquait ici. à ce bras, était la main qui avait emporté toute seule — toute seule ! — emporté jusqu’à ma villa une de ces pierres brillantes, et frappé, frappé désespérément, pour qu’on accourût au secours de cet homme que l’autre homme venait d’amputer à la hache et allait tuer au couteau !

II

La police n’eut pas de peine à reconstituer le drame. L’emputé était un négociant de la Ciotat. Attardé à Cassis, il avait manqué le dernier train et s’était décidé à rentrer à pied par le chemin du col. L’autre, l’homme à la hache, était un chemineau connu dans la contrée où il se louait parfois pour couper du bois dans les fermes. Il y avait eu guet-apens, lutte, coup de hache tranchant net le poignet droit, lutte encore et enfin coup de couteau perçant le cœur. L’assassin s’empara d’une montre, d’un portefeuille, d’une bourse et prit la fuite. Mais assailli pair Satan dans la clairière, il avait succombé en quelques secondes sous les crocs du danois lui labourant la gorge. Et la main, la main coupée, qu’était-elle devenue ?

Or, cette main hallucinante, je l’avais ramassée, moi, sur le perron de ma villa. en dépit de l’angoisse qui me faisait défaillir. La cachant derrière moi, j’entrai dans la maison et je dis à mes domestiques :

— Un homme a été assassiné dans la montagne. Satan a égorgé l’assassin, qui est mort. Je vais m’habiller et ensuite, au village, je préviendrai le maire. Vous deux, ne sortez pas d’ici. Et enfermé au verrou, je m’assis devant ma table de travail après avoir posé sur le buvard la main coupée, dont les doigts frigides serraient la pierre brillante. À la section du poignet, le sang était coagulé, Et, mes yeux fixés sur cette main cadavérique, j’usai de ma mémoire et de toutes les puissances de ma raison.

Cette main avec cette pierre avait frappé à ma porte quelques secondes avant que me parvinssent les cris d’appel, de désespoir et d’agonie du malheureux. Donc, aussitôt tranchée d’un coup de hache, cette main, qui probablement venait de s’armer d’une pierre pour la défense, cette main avait franchi l’espace, long d’un kilomètre à vol d’oiseau, qui sépare de ma villa le lieu du guet-apens et de la lutte. Voilà le fait. Incompréhensible et affolant, ce fait était aussi réel que ma propre existence. Comment avait-il pu se produire ?...

Plus tard, un second phénomène, de la même nature que celui de la main coupée, jeta un rayon de lumière dans la nuit où se débattait ma raison. Il participe trop de ma vie intime pour que je puisse en faire l’objet d’un récit. Du moins noterai-je qu’il fut pour moi le motifs d’un voyage à Grenade et de mes longues conversations avec les gypsies bohémiennes de l’Albaycin, en qui s’est perpétuée, par tradition orale, la science redoutable des mages chaldéens. Nos savants modernes, ceux du moins qui se sont préoccupés des phantasmes des vivants et des morts, emploient des mots comme corps astral, lévitation, courant fluidique, extériorisation magnétique, pour épiloguer autour des réalités de l’au-delà qu’ils n’ont encore qu’entrevues parce qu’ils s’obstinent, à regarder dans la nuit avec des yeux humains pour lesquels la lumière est le seul moyen de voir. Il faut se faire une âme de sphynx pour n’être pas arrêté, par d’infranchissables ténèbres, au seuil de l’Inconnu.

Edmond Cazal