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Georges Price : Les huit cents doublons de Springfield

samedi 2 novembre 2013, par Denis Blaizot

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Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Ce cour roman est paru dans les numéros 366 à 375 (décembre 1894 1894 – janvier 1895 1895 ) de la revue La Science Illustrée La Science Illustrée La science illustrée est un journal hebdomadaire de vulgarisation scientifique créé en octobre 1875. Son premier numéro porte porte la date du 18 Octobre 1875. Les principaux rédacteurs sont Adolphe Bitard, Louis Figuier et Élysée Reclus pour la première année mais ils cèdent la place à de nouveaux noms dès le début de la seconde année. Cette première version a duré au moins jusqu’en 1877.

Le titre fût repris par Adolphe Bitard en décembre 1887 peu de temps avant sa mort et Louis Figuier prend sa relève dès le mois de mars 1888.

Largement illustré, il contient dès le premier numéro de janvier 1888 des nouvelles et romans à épisode. Les romans seront signés entre-autre par Louis Boussenard, Albert Robida et Jules Verne. On y retrouvera également les signatures de rédacteurs des revues La Nature et la Revue Scientifique.

À partir du n°340 ( premier numéro du second semestre 1894) la date disparaît de la première page du cahier hebdomadaire, mais reste inscrite sur la couverture.

La première page du fascicule n°901(4 mars 1905) porte en regard de la date les mentions S.I. N°901 et S.A.N. N°175. S.A.N. est l’abréviation de Sciences, Arts, Nature, créée en novembre 1901. Doit-on comprendre que ce fascicule était vendu sous deux titres ?

Je n’ai pour l’instant aucune information sur le devenir de cette publication au-delà de l’année 1905.
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Prologue

Pierre Marsault sortit, la mort dans l’âme, du bureau de M. Rivière, et, machinalement, il s’engagea dans le dédale formé par les immenses ateliers dont le cabinet du grand constructeur était le centre. Il passa entre les longues files de bâtiments noirs, hérissés de hautes cheminées, secoués incessamment par la trépidation des machines, et dont s’échappait, comme le bruit d’une respiration monstrueuse, un concert puissant et sourd : le ronflement des volants gigantesques, et le souffle des ventilateurs énormes, que dominait parfois le déchirement d’une fusée de vapeur, ou le sifflet aigu d’une chaudière demandant de l’eau. Il laissa sur sa droite les ateliers d’ajustage, et arriva jusqu’aux nombreuses cales, établies sur les bords de la Seine, où reposaient, sur leurs tins, les torpilleurs et les bateaux de petite dimension, yachts à vapeur, hirondelles et autres, dont la construction était une des spécialités de la maison Rivière fils.
Devant la sixième cale, il s’arrêta, très pâle. Au chevet, se lisait un écriteau : « La Flèche ». Sur le plan incliné se dressait un bateau inachevé. Les bordages de tôle, peints en vermillon, n’avaient pas encore recouvert entièrement les délicates membrures, Je ne sais pour quelle cause, on ne travaillait pas en ce moment aux autres petits bâtiments. Et, sous ce ciel gris d’octobre, dans ce silence et cet abandon, toujours plus sensible sur le bord des grands fleuves, ce squelette rouge, semblable à la carcasse sanglante d’un cétacé, apparaissait sinistre et lamentable.
Pierre monta l’échelle, descendit dans les charpentes de fer, et là, se prenant la tète à deux mains, il pleura.
Tout son avenir s’écroulait. Cette fois, il était bien et définitivement écrasé. Dans son entourage, tout le monde, sauf sa femme, était lassé de lui. Il devait partout. Désespérément fidèle à sa foi scientifique, cramponné à la certitude de sa découverte, il avait épuisé jusqu’à la lie la coupe des humiliations. Se payant de ses hontes par un glorieux rêve, comme les ascètes d’autrefois achetaient par de viles besognes la future auréole, il s’était abaissé lui, le savant et l’honnête homme, devant des richesses louches qui soutenaient parfois son œuvre d’une dédaigneuse obole, et maintenant, au moment de toucher au port, au moment d’aveugler par l’éclat d’une expérience en grand les détracteurs et les incrédules, l’appui suprême lui manquait. On lui refusait un dernier crédit, et l’on exigeait avec le règlement de la dette passée, le payement d’avance de tous les travaux à faire.
Quatre-vingt mille francs ! Il lui fallait 80,000 fr ! Le constructeur s’était montré inflexible. Il en avait assez, des inventeurs, des industriels. Il venait encore de perdre 30,000 francs du fait d’un de ces songe-creux qui ne sont pas si naïfs qu’ils en ont l’air, et jouent à pile ou face en ne risquant que les écus du constructeur. Aussi il était bien résolu à arrêter les frais. Certes, daignait-il ajouter, il ne confondait pas Marsault avec la masse. Mais la mesure était générale et irrévocable. Et si dans huit jours la somme n’était pas versée, le navire serait démoli. Il en serait personnellement désolé — oh ! désolé ! d’autant plus que, il le reconnaissait, il avait à peu près promis de faire crédit. Évidemment, l’invention était belle, assez belle pour que Pierre trouvât un autre constructeur, ajoutait-il ironiquement. Mais la nouvelle déconvenue qui venait de l’atteindre avait comblé la mesure. Sa résolution était définitivement arrêtée, et rien ne l’en ferait dévier.
Le fruit de douze ans de travail était perdu. Cette invention féconde qui, par une nouvelle forme donnée au navire, et par l’adoption de l’hélice double, à ailes concentriques et inversées qu’il avait imaginée, devait révolutionner la navigation et rendre possibles des vitesses inconnues jusqu’ici, cette invention resterait lettre morte. Privé d’aide, de moyens matériels d’exécution, n’ayant plus de relations, il allait retomber définitivement dans la foule des inventeurs platoniques, dans cette sombre phalange de lutteurs obscurs dont l’incrédulité fait des visionnaires, où s’étouffent chaque année sous l’indifférence les germes de tant d’idées ingénieuses, où se fondent et se dissolvent, à l’ardent contact de la misère, tant de trésors de travail, de patience et d’efforts.
Un instant, une pensée sinistre et désespérée se présenta à son esprit. La Seine coulait bien près... L’île de Billancourt était déserte. Mais Pierre n’était pas seul au monde. Il avait une femme et deux jeunes enfants. Il entrevit avec une lucidité d’agonisant le navrant tableau de la misère qui s’emparerait d’eux le jour où le père ne serait plus là pour apporter au pauvre nid la becquée quotidienne, et il voulut vivre, non par courage, mais par devoir.
Cet homme rentra chez lui la tête vide, s’arrêtant dix minutes devant une vitrine de magasin contenant uniquement des bouteilles systématiquement rangées ; ou s’absorbant un quart d’heure dans la lecture vingt fois recommencée d’une grande affiche d’eau capillaire. A une heure seulement il arriva à sa porte.
Il habitait, au bout de la rue Vavin, une petite maisonnette derrière laquelle s’étendait un assez vaste enclos, qui avait été autrefois un jardin. Mais, de sa destination primitive, il restait seulement, le long de la maison, quelques plates-bandes que Mme Marsault s’efforçait d’entretenir, et de longues tiges de passeroses jaunies et de tournesols desséchés, dont les grands cœurs fanés et piquetés de points noirs, étalaient leurs alvéoles vides. Un côté était occupé par un grand hangar, qu’une toile goudronnée, glissant sur des tringles, pouvait fermer. Sous ce hangar, on voyait deux modèles de navires, tout reluisants et ferrés de nickel, reposant sur leurs chantiers, deux de ces modèles de prédilection, que les inventeurs construisent avec amour, ornent et finissent avec une tendre minutie, et fabriquent en bois précieux et en métaux polis, comme pour prévenir favorablement l’examen par l’agréable impression du premier aspect.

Au fond, dans l’angle, une petite construction en briques, très grossière, s’élevait surmontée par un haut tuyau de tôle étayé par des câbles de fer. Par la porte restée ouverte, on y voyait une petite forge et ses accessoires. Dans le reste de l’enclos, il y avait les mille choses inexpliquées et bizarres dont s’entoure une existence de chercheur : des baquets d’eau, sans doute pour la trempe des métaux, des ferrailles étranges, des barils, des ailes d’hélices rouillées, une vieille enclume toute jaunâtre et fendue, des bâtis de fonte, des bielles faussées, des fragments de roues ; une pile d’une trentaine d’éléments, veuve de ses liquides, dont les vases de grès se tachaient de la lèpre verte des sels de cuivre, et dont les rhéophores rompus se tordaient en spirales irrégulières.
Pierre était entré par la petite porte du jardin. En traversant cet espace, il détourna la tête pour ne pas voir les modèles du hangar, et, par un effort surhumain, tenta de prendre une contenance moins triste. Sa femme était inquiète. Quand elle le vit, très blanc, les yeux cernés, et la démarche affaissée, malgré sa volonté de dissimuler son désespoir, la brave créature qui partageait ses peines et ses espérances vint à lui, et, sans mot dire, le serra contre elle et lui amena ses enfants. Elle ne lui demanda même pas quel coup les frappait. Elle savait qu’un malheur nouveau fondait sur eux, et, avec son instinct sagace de femme, elle avait deviné, sans le dire, la catastrophe dans la lettre qui avait appelé son mari chez le constructeur. En deux phrases qui sortirent péniblement de sa poitrine oppressée, il précisa l’étendue du désastre, dont l’effroyable simplicité ne demandait d’ailleurs pas de longues explications. Cette vaillante femme s’efforça de relever son courage. Peut-être, en effet, pourrait-il trouver un autre constructeur plus généreux et plus confiant, mais il lui ferma la bouche d’un mot. Comment attendraient-ils ? Avec quelles ressources vivrait-on, pendant qu’il chercherait ce sauveur inconnu ? Jusqu’à présent, on s’endettait, tout en se privant. On pressurait les humbles crédits du voisinage ; comme Bernard Palissy, brûlant ses meubles pour chauffer ses fours, on sacrifiait tout pour gagner des jours, pour enfiler des heures après des heures, pour atteindre, minute par minute, l’instant d’un succès sur lequel, l’invention, prenant un corps, on était en droit de compter. Mais maintenant ? Maintenant, il fallait vivre. abandonner définitivement les rêves de modeste bonheur échafaudés sur le navire, et chercher de suite quelque place de contremaître, d’ouvrier même, qu’il ne trouverait peut-être plus, ayant quitté depuis des années les ateliers et les usines, et apportant avec lui la réputation d’un irrégulier du travail.

Le déjeuner avait attendu le maître du logis. Le maître du logis, humble titre, attribut de cette souveraineté du foyer, qui relève l’homme par le saint exercice de sa royauté intime, et sous le poids duquel le pauvre Pierre courbait la tête, honteux d’être impuissant à remplir les obligations qu’il entraîne.
Après ce repas frugal et silencieux, il sortit dans l’enclos et erra au milieu de ces mille débris entassés par ses investigations laborieuses. Et, tout en marchant à petits pas, les mains dans ses poches, désœuvré, il revoyait dans sa tête toute son existence de labeur et de pauvreté : sa sortie brillante de l’école des Arts-et-Métiers d’Angers, sa première découverte chez Springfield, dont le résultat avait été une transformation radicale, au bénéfice de son patron, de la fabrication de l’acier, et une immense fortune pour cet Anglais. Puis c’était ses succès aux Expositions, la médaille d’or donnée à son télégraphe écrivant et le diplôme d’honneur obtenu par son photomètre enregistreur, qui donnait le graphique des intensités lumineuses. Inventions superbes, mais non fructueuses, qui figuraient au premier rang parmi les trésors de la science pure, mais qui ne pouvaient entrer, en raison de leur prix élevé, dans le domaine de l’application rémunératrice.
Et, tout en relisant ainsi cette mélancolique histoire de la vie, que la nature nous représente toujours dans les grandes crises, comme un remords et comme un regret souvent, parfois aussi comme une consolation, Pierre se dirigeait instinctivement vers la petite forge où, noir de charbon, en sueur, peinant en manœuvre pendant des jours et des nuits, il avait chanté malgré les déceptions passées, la virile chanson du travailleur, l’alléluia de l’espérance.

Par habitude, il entra dans l’étroit espace. Le fourneau sous son mantelet de tôle, était noir. Sur l’enclume se trouvait un modèle inachevé d’hélice, qu’il avait construite en fer forgé, pour pouvoir par tâtonnements, en régler et modifier les courbures. Il prit cette pièce, dont les ailettes étaient encore droites. Il la regarda longtemps, revenant malgré lui à son idée, la creusant, laissant par une invincible abstraction, son esprit s’isoler des angoisses matérielles. Sa main ralluma d’elle-même le foyer éteint. Bientôt résonnèrent les chocs sonores du marteau sur l’enclume, et, telle est la puissance divine du travail, si grande est la satisfaction qu’il tire de lui-même, que la chaude haleine du soufflet, et les retombées rigoureuses et vibrantes du marteau agirent davantage sur l’esprit de Pierre par leur active harmonie, que les consolations du dévouement.
Quel morose philosophe a donc fait du travail un châtiment éternellement supporté par l’homme pour expier la faute du premier jour ? Il est au contraire le soutien, le remède suprême et sûr contre les peines de la vie. Il est, dans ses plus humbles créations, le principe fécond et sublime qui élève l’homme et caractérise, par la faculté de produire, la ressemblance de la créature avec Dieu. Il est enfin le dispensateur des jouissances les plus libres, les moins soumises aux influences extérieures, car il partage avec la charité et l’honneur le superbe privilège de porter en lui-même sa récompense.
Absorbé dans son labeur, Pierre se trouvait insensiblement dans une disposition d’esprit moins désespérée. Cet homme qui tout à l’heure s’abandonnait, qui regardait sa vie comme si bien achevée que l’amour des siens seul l’avait empêché de se jeter dans la mort, cet homme se reprit non pas à concevoir un espoir, mais à entrevoir encore la possibilité de l’espérance. Muré dans une situation inextricable comme dans un cachot sombre, il ne se hasardait pas encore à caresser la pensée invraisemblable d’en sortir, car il faut à l’aspiration consolante vers l’avenir une lueur, si faible soit-elle, qui la justifie et la guide. Mais si un rayon de lumière se faisait jour par une fente de sa prison, il était prêt à se précipiter vers la fissure bénie, à l’élargir avec ses ongles, à retrouver, bientôt réveillée, cette foi en des jours meilleurs qui dort parfois dans les âmes brisées, mais n’y meurt jamais. A ce moment, sa femme entra dans la forge. Elle lui tendit un journal spécial, le Monde industriel, en lui désignant un passage. Il prit la feuille et lut l’entrefilet suivant.
« Sir James Springfield, le grand savant et constructeur anglais est en ce moment à Paris. Il est venu livrer lui-même à la Compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, un wagon d’expériences qui, dit-on, est une merveille. Nous consacrerons, dans notre prochain numéro, un article spécial à ce magnifique appareil, qui contient tous les instruments nécessaires pour étudier les innombrables problèmes qui se groupent autour de la traction. Plusieurs de ces instruments sont entièrement nouveaux et extrêmement ingénieux. On n’a jusqu’à présent rien fait d’aussi complet, et nous sommes obligés de penser que la science n’a pas de patrie, pour ne pas regretter que cette œuvre de premier ordre ne soit pas due à une maison française.
« Sir James Springfield est descendu à l’hôtel du Louvre. »

I

Le mari et la femme se regardèrent. La veille, Pierre n’eût pas songé à demander quoi que ce fût à son ancien patron, à l’homme qui avait édifié sa fortune sur une invention de son contremaître sans lui en réserver une parcelle. Et aujourd’hui, ce nom lui apparaissait comme une lueur qui ramenait l’espoir. Peut-être, en effet, Springfield se rappellerait-il la source première de sa richesse, et consentirait-il à une aumône qui eût été une faible restitution. Au besoin, Pierre lui ferait une part, la plus grosse s’il l’exigeait. Il demanderait seulement, que son nom, à lui le créateur, ne fût pas exclu des brevets. Et, avec l’enthousiasme particulier aux gens qui renaissent à la vie, avec l’emportement d’une réaction contre le vide mortel qui l’avait envahi, il s’attacha à cette idée, la retourna sous toutes ses faces, et, en arriva à la trouver réalisable, probable, presque sûre.
Pierre Marsault appartenait à une modeste famille. Son père, simple conducteur des ponts et chaussées, avait eu grand’peine à lui faire donner l’instruction nécessaire pour entrer dans une école d’arts et métiers. A sa sortie de l’établissement, le jeune homme, d’humeur un peu inquiète et vagabonde, désireux d’ailleurs de s’instruire et de voir du pays, avait fait une sorte de tour de France, et, pendant plusieurs années, avait erré de ville en ville, et d’atelier en atelier. Il était ainsi arrivé à Calais, où, après le court roman d’amour du travailleur qui pense trop pour pouvoir rêver, il avait épousé une jolie fille, Jeanne Brizard, dont le père était contremaître dans l’usine où Marsault se trouvait alors employé au même titre.
Il semblait que la destinée dut le fixer désormais à Calais. Sa place était bonne, et ses chefs professaient pour lui une estime particulière. Malheureusement, la maison était menée par deux frères, dont l’un s’occupait de la partie technique, tandis que l’autre dirigeait les services commerciaux. Celui-ci se laissa entraîner par des spéculations désastreuses qui aboutirent à une faillite. L’usine passa en d’autres mains, et les nouveaux propriétaires amenèrent avec eux leur personnel dirigeant.
De Calais à Londres, la distance est courte. Dans la première de ces villes, où nos voisins sont en grand nombre, Pierre avait appris l’anglais. Il rassembla ses économies, partit pour Londres, et trouva un emploi dans les usines de S. J. Springfield.
Là comme partout, sa vive intelligence, ses connaissances pratiques, et surtout ses qualités primesautières de chercheur et d’inventeur, attirèrent rapidement sur lui l’attention du propriétaire des usines. Il arriva en peu de temps à une situation exceptionnelle, et, tout en gardant son modeste titre de contremaitre, il devint le confident et le collaborateur de Springfield. La fortune paraissait lui sourire, et il semblait désormais que, dans cette maison solide, sinon encore puissante, son avenir dût être définitivement assuré.
Springfield, membre de la Société royale de Londres, créé Sir par la reine, était bien réellement, suivant l’expression du journal le Monde industriel, un grand savant ; mais l’esprit très vaste de cet homme de haute valeur se doublait d’un caractère étrange et d’une âme ignorante de tout scrupule. Il alliait, dans la plus bizarre confusion, le noble amour de l’investigation scientifique avec la cupidité la plus basse et les plus âpres convoitises.
Son âpreté, son impitoyable rigueur en affaires étaient proverbiales dans tout le Royaume-Uni. Type complet de l’homme à qui tout réussit, servi par des facultés géniales, par un immense savoir, par une finesse d’autant plus efficace qu’elle ne reculait devant aucun moyen, si méprisable fût-il. Springfield, au contraire des gens heureux, couvait des levains d’envie et de haine, qu’on n’eût pas osé soupçonner.
Médecin, chimiste, ingénieur, il embrassait les branches les plus diverses de la science, et il lui semblait qu’il en possédait le monopole, que nul n’avait le droit d’y toucher pour lui en disputer la propriété ou le bénéfice.
Comme cet autre Anglais qui, goûtant l’eau à l’embouchure d’un fleuve d’Afrique, et la trouvant salée, disait : nous sommes en Angleterre, il eût dit volontiers, chaque fois qu’on annonçait une découverte : ceci est de mon domaine.

Et si un étranger se permettait par hasard de trouver le fractionnement de la lumière électrique, la liquéfaction de l’oxygène, ou la direction des aérostats, il haussait les épaules comme un prix du Conservatoire qui assiste aux essais d’un amateur, mais il se sentait envahi par une rage froide qui le faisait blanchir de cette pâleur tachée de jaune des gens bilieux et méchants.
Tout au plus professait-il un peu d’indulgence pour ses compatriotes. Mais cette concession, due à l’instinct le plus vivace qu’un Anglais porte en lui, s’arrêtait à la limite tracée par son intérêt. Et si Stephenson ou Séguin, revenus au monde, eussent laissé échapper devant lui l’imprudente révélation de leurs découvertes, il eût volé l’idée de Stephenson sans plus de scrupules que celle de Séguin.
Comme il arrive souvent, l’extérieur de cet être complexe ne trahissait pas ses instincts intimes. Springfield était robuste, de très haute taille et portait allègrement cette verte vieillesse que préparent aux Anglais les exercices de l’ adolescence. La face était osseuse et puissante. Deux longs favoris blancs l’encadraient et lui donnaient un air respectable de vieux marin. Le front, très vaste et très découvert se couronnait d’une crête grise, produit de la lutte opiniâtre des brosses contre les rébellions des cheveux rares et forts. Les yeux gris, très pâles, regardaient l’interlocuteur en face ; on veut que l’homme astucieux fuie l’œil qui se fixe sur lui. Quand la ruse se double d’audace, il n’en est rien, et la franchise apparente du regard n’est qu’une astuce de plus ; tandis que plus d’un être loyal baisse ou détourne le regard si une timidité native ou fille des déceptions lui étreint le cœur.
Avec ses inférieurs, Springfield était froid et dur. Mais il les rémunérait avec une certaine générosité. Très sceptique, il n’attachait aucune importance aux liens du sentiment, et croyait que l’intérêt seul pouvait lui assurer le concours des gens qu’il employait.
Aussi était-on très surpris dans son entourage de voir de quelle façon amicale il traitait son contremaître français. Les intéressés voulurent connaître la cause de ce changement dans les allures de Springfield.
Ils questionnèrent adroitement Marsault, et celui-ci avoua ingénument qu’il était sur la piste d’un procédé spécial de fabrication de l’acier qui révolutionnerait cette industrie et rapporterait des bénéfices énormes.
Tout s’expliquait. Habitué à spéculer sur l’intérêt chez autrui, Springfield était lui-même pris par l’intérêt.

II
Les bâtiments d’exploitation étaient situés sur une des nombreuses lignes qui rayonnent de la station de Victoria, à l’endroit où se dessine vaguement cette limite indécise et mal définie entre Londres et la campagne, que les étrangers ont peine à saisir. On cesse tout à coup de voir les maisons, mais on trouve encore sur les routes les becs de gaz, les plaques indicatrices des noms de rues, et jusqu’aux policemen de la ville. Puis, brusquement, on rencontre une agglomération de constructions, sept ou huit files de maisonnettes soudées les unes aux autres, ayant chacune leur jardinet uniforme, au sol estompé en grisailles par les brouillards chargés des émanations de la houille. On reprend un moment l’illusion de la ville, et l’on retombe subitement dans une vaste étendue plate et déserte sous le ciel gris de la campagne, nue en hiver, toute verte au printemps, jusqu’au moment où l’on retrouve les mêmes pâtés rustiques de maisons noires ou rouges doublées de leurs maigres enclos.

L’usine et les logements des ouvriers composaient une de ces agglomérations.
Marsault logeait dans une des rangées de maisons, dont il occupait la dernière. Gagnant suffisamment d’argent, il s’était installé là un intérieur confortable, que Jeanne avait orné avec cet instinct artistique des Françaises, et surtout des Françaises du Midi.
Mme Marsault, en effet, était née en Provence et y avait passé son enfance. Il lui était resté dans l’imagination ce sentiment du beau que laisse après lui le spectacle des splendeurs de la nature, le souvenir des puissantes harmonies de couleurs des levers de soleil sur les vagues infinies de la Méditerranée, ou des soirs resplendissants sur les montagnes violettes. A l’encontre de ses voisins, la jeune femme ne considérait pas son jardin comme un enclos à faire sécher le linge. Elle lui consacrait tout le temps qu’elle ne donnait pas à son ménage ou à son enfant. Elle n’avait alors qu’un fils, et, à force de persévérance et de soin, elle était arrivée à créer dans cet étroit espace un nid de verdure et de fleurs, où elle venait s’asseoir souvent pour travailler ou faire jouer son fils.
Jeanne était bien le type de ces jeunes femmes du Midi pour lesquelles il semble que l’expression « une belle fille » a été inventée. Elle était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, admirablement prise. Le visage d’un ovale parfait, était couronné de cheveux noirs, lustrés comme une aile de corbeau, très drus et très épais, et la lèvre rouge comme une cerise était délicatement ombrée par les deux touches à peine sensibles d’un duvet très fin. Elle s’habillait simplement, comme il convenait à une femme de sa condition, mais avec goût, bien que sa nature méridionale se révélât dans le choix des couleurs un peu vives, qui seyaient d’ailleurs à sa beauté.
Son union avec Pierre avait été un mariage d’inclination, et depuis le jour où il avait été célébré, leur mutuelle affection ne s’était pas démentie une minute. Elle avait pris seulement, du côté de la jeune femme, une allure un peu protectrice, je dirais presque maternelle. Par suite l’amour de Pierre pour Jeanne n’allait pas sans une certaine déférence pour celle qui était en même temps la créature chérie et la brave petite mère de famille. Spectatrice constante du labeur de son mari, elle s’était imposé pour loi de lui faciliter sa tâche, de lui permettre de s’isoler des soucis matériels pour s’adonner tout entier à ses études et à ses travaux. Elle réalisait des miracles pour que sa modeste maison présentât toujours l’aspect de cette bonne gaîté des choses, fille de l’ordre et des soins, qui exerce une action si forte et si bienfaisante sur certains esprits spéculatifs. Et il fallut l’écrasement final de l’impérieuse misère pour qu’elle en arrivât un jour à s’avouer impuissante à remplir le devoir simple et sublime qu’elle s’était tracé.
Mais à l’époque dont nous parlons rien ne faisait encore présager les mauvais jours. Et chaque matin, après le départ de Pierre pour l’usine, Jeanne profitait des premiers rayons de soleil, que les brouillards viennent voiler si vite en Angleterre, pour faire prendre à son fils, sur la pelouse du jardinet, un grand bain de bon air lumineux et frais. Assise, en peignoir rose sous une petite tonnelle, elle se livrait pendant ce temps à quelque travail d’aiguille.
Chaque matin, Springfield, fidèle aux préceptes d’une saine hygiène, combattait la néfaste influence d’une vie sédentaire par une promenade à cheval. La maison de Pierre étant la dernière de la rangée, avait un côté de son jardin en bordure sur la route par laquelle il passait.
Et à chaque promenade, il voyait la jeune femme. Celle-ci, parfois, levait la tête au martèlement des sabots du cheval sur le sol durci du chemin, et se remettait bien vite à son travail, avec ce sentiment vaguement craintif que donne aux faibles la vue de l’homme qui tient en main leurs destinées.
Et chaque fois que le hasard de ses promenades quotidiennes le ramenait ainsi devant ces riants tableaux du bonheur intime, Springfield éprouvait en lui un invincible sentiment d’envie, Esprit positif, ambitieux, acharné, cet homme avait vécu jusque-là loin de tout ce qu’il considérait comme une faiblesse humaine. L’idée de se faire une famille, d’appuyer sur sa force la douce fragilité d’êtres aimés, lui était toujours apparue comme indigne de l’homme bien trempé, qui poursuit un but et veut fermement l’atteindre. Parmi tous les philosophes dont la forte sève l’avait nourri à l’université de Cambridge, qui l’avait compté parmi leurs plus brillants élèves, un seul l’avait frappé et convaincu, Hobbes, le rude penseur, dont la désespérante et froide doctrine fait de l’égoïsme la base du contrat social. Heureux de trouver chez un puissant esprit une théorie raisonnée et brillamment déduite qui répondit aux instincts qu’il portait en lui, il avait fait sortir ce corps de doctrines du domaine de la psychologie pour le faire entrer dans celui de la casuistique, et se l’était assimilé jusqu’à le prendre pour règle de conduite et pour critérium de conscience. Aussi en était-il arrivé à faire taire en lui tout ce qui de près ou de loin ressemblait à un sentiment. Et cependant, tout en méprisant les humbles bonheurs que les simples goûtent dans l’accomplissement de la mission humaine que Dieu nous a donnée sur la terre ; tout en raillant, dans son for intérieur, les voluptés sereines des modestes, ces voluptés qui sont la rançon des durs devoirs et le repos des cruels labeurs, il ne pouvait se défendre de les envier et d’en vouloir à ceux qui les avaient trouvées sur leur rude chemin. Dédaigneux pour lui-même des joies du foyer, il ne pouvait supporter l’idée de les voir savourer par d’autres. Tel l’ange déchu qui a renié le ciel poursuit de sa haine ceux qui y sont restés.
Chaque jour, cette jalousie inavouée et toute puissante s’augmentait dans l’âme de Springfield. Les circonstances semblaient prendre à tâche, d’ailleurs, de favoriser ce monstrueux épanouissement. Jusque-là, l’Anglais avait été seulement par hasard et à de rares intervalles le témoin du bonheur intime de Pierre. L’enchaînement des faits l’obligea à le voir de plus près, à pénétrer jusque dans ses replis cette existence à deux, sainte et paisible.

Le jour où le contre-maître lui exposa ses idées sur la fabrication de l’acier, il fut convenu que Pierre travaillerait beaucoup chez lui. En effet, il fallait des dessins à une grande échelle, et la prudence interdisait de les exécuter dans les ateliers de dessin attenant à l’usine. Une indiscrétion eût pu être vite commise. Il fut donc convenu que Pierre établirait une salle de dessin dans sa maisonnette et que Springfield viendrait surveiller le travail. Pour expliquer les absences de Pierre devenues ainsi fréquentes, on disait à l’usine qu’il s’occupait à examiner et à classer d’anciens comptes afin de réunir les documents nécessaires à la solution d’une vieille affaire contentieuse. Sa femme avait été heureuse de cette combinaison qui la séparait moins de son mari. Plein de son idée, rêvant gloire et fortune, le brave garçon s’était mis à l’œuvre avec ardeur. L’un et l’autre avaient fait réparer et aménager une vaste pièce très claire, sous les toits. Au milieu se dressait, sur ses hauts chevalets, la grande table à dessin en bois blanc chargée des rouleaux de toile gommée, des boites de couleurs, des pochettes de compas. Au mur s’alignaient les équerres, les tés, les poternes, les pistolets. Et, dans un angle, une petite table supportait une corbeille à ouvrage.
Chaque jour, tandis que Pierre dessinait, Jeanne s’asseyait à cette table, sans lui rien dire, pour ne pas troubler ses recherches, mais heureuse de le sentir là pendant que, dans une pièce voisine, son fils faisait sa sieste quotidienne. Parfois, quand il avait résolu quelqu’une des difficultés qui se dressaient à chaque pas devant lui, Pierre posait son tire-ligne et se promenait par la chambre en se frottant les mains. Puis, avant de se remettre à l’œuvre, il venait embrasser sa femme ou bien allait entr’ouvrir la porte de la pièce voisine et regardait son fils, paisiblement endormi sur sa couchette. Alors, Jeanne rompait le silence et tous deux faisaient de ces beaux projets qui sont à la fois le malheur et la consolation de tous les êtres qui vivent d’imagination — des inventeurs, ces poètes de la matière, ou des poètes, ces inventeurs des idées.
Et, comme l’été était venu, le soleil se mettait de la fête et, à travers le grand vitrage, jetait sur ces rêves la dorure transparente de ses rayons clairs.

III

Conformément au programme adopté, Springfield venait fréquemment suivre les progrès du travail de Pierre. Le hasard de ces visites le mettait à chaque moment en présence de ces tableaux paisibles, et peu à peu, ses instincts envieux se surexcitaient et l’usinier finissait par concevoir pour son subordonné une véritable haine. Il avait besoin de tout son empire sur lui-même pour dissimuler ce sentiment qui prenait des allures d’idée fixe et se traduisait souvent par une bizarrerie d’allures qui intriguait très fort M. et Mme Marsault. Parfois, Springfield fixait avec persistance ses yeux sur ceux de Pierre et celui-ci sentait, à ce regard morne et pénétrant attaché sur lui, comme une sorte ·de frisson lui courir sous la peau. A plusieurs reprises, la gêne qu’il éprouva devint telle qu’il fut sur le point de demander à Springfield pourquoi il le regardait ainsi. Mais au moment précis où il allait laisser échapper sa question, l’Anglais prenait la parole généralement sur une question technique et Marsault mettait cette singulière attitude sur le compte d’une absorbante distraction.
D’autres fois, en pleine conversation, Springfield prenait brusquement son chapeau et s’en allait, balbutiant à peine un mot d’excuse.
Certes, il eût depuis longtemps renoncé aux services de Pierre s’il n’eût pas été dominé, par-dessus tout, par l’intérêt qu’il avait à le garder auprès de lui. Springfield sentait dans le cerveau de son contremaitre toute une mine d’idées, pressées, un peu heurtées, mal dégagées de certaines ignorances, mais d’une inconcevable richesse, et capables de remuer des mondes, le jour où elles seraient mises en œuvre par des mains habiles comme les siennes. Il avait résolu d’exploiter cette tête comme il aurait exploité un charbonnage ou un gisement d’or. Il n’éprouvait pas plus de scrupule à s’emparer de cette mine d’idées qu’à capter une source, à canaliser une rivière, ou à domestiquer toute autre force naturelle.
Malheureusement pour lui, Springfield, qui n’avait jamais compté avec les sentiments humains, avait des concurrents doublés d’ennemis terribles, qui lui faisaient, en toute occasion, une guerre acharnée, et ne se montraient pas plus scrupuleux que lui sur le choix des armes qu’ils employaient. Ces adversaires avaient des espions jusque dans son usine, et s’efforçaient de se tenir au courant de tout ce qui s’y passait. On ne tarda pas à savoir la part que Marsault avait prise à différentes découvertes antérieures des constructions, et l’on jugea sévèrement, dans le monde scientifique et industriel anglais, cette conduite déloyale. Naturellement, Springfield ignora d’abord les bruits qui couraient, mais un jour ils se révélèrent à lui dans des circonstances qui causèrent à son amour-propre une terrible blessure.

Il y avait séance à la Société royale de Londres. Springfield devait lire un mémoire. Au moment où il fit son entrée, il fut accueilli avec une froideur si marquée, qu’il comprit immédiatement que ses collègues le tenaient en suspicion. La Société royale est extrêmement chatouilleuse en tout ce qui touche à l’honorabilité de ses membres, et le loyal gentleman qui présidait, après avoir constitué l’assemblée en comité secret, déclara que certains bruits défavorables avaient pris une telle consistance que, dans l’intérêt de la compagnie, comme dans celui des collègues visé, il se voyait obligé de lui demander quelques explications.
Les espions qui surveillaient Springfield avaient bien renseigné ceux qui les payaient, rien n’avait passé inaperçu, ni même, ni surtout les mystérieuses conférences de Springfield avec Marsault.
Aussi, disait-on, que l’usinier préparait une grande découverte, qu’il devrait, comme les précédentes, à son contremaitre, et dont il s’attribuerait seul la gloire, ainsi qu’il l’avait déjà fait. On citait les brevets antérieurs dans lesquels Marsault aurait dû avoir la plus grosse part. En un mot, on visait la vérité, mais considérablement amplifiée.
Un mémoire avait été envoyé à la Société Royale par un groupe de rivaux de Springfield. C’est l’exagération même de ce document, dont le président donna lecture, qui sauva Springfield. Celui-ci se défendit avec une habileté dédaigneuse, prit dans le mémoire deux ou trois faits notoirement grossis qu’il réfuta sans peine, et parvint à ramener ses collègues. L’incident n’eut pas d’autres suites. Mais à partir de ce jour, sa haine contre l’homme qui lui avait valu cette avanie ne connut plus de bornes. L’intérêt lui-même fut impuissant à lui souffler une plus longue dissimulation. Voulant quand même garder « sa mine d’idées », il devint, du jour au lendemain, ouvertement brutal ; il infligea à Marsault, devant les ouvriers, des humiliations publiques. Il alla jusqu’à lui jeter, en plein atelier, de méprisantes épithètes. Si bien, que le malheureux contremaître, un jour, comprit qu’il lui fallait aller chercher son pain ailleurs, Springfield s’efforça de le retenir. Mais son parti était pris, et les deux hommes se séparèrent sur cette phrase jetée par Springfield :
« Vous vous repentirez un jour de m’avoir quitté. » Quelques jours plus tard, la famille quittait la maisonnette spectatrice de tant de beaux rêves, et rentrait en France.
Springfield, de son côté, réalisa immédiatement la menace que contenait sa dernière phrase. Marsault avait assez avancé son œuvre pour qu’il ne restât plus qu’à y mettre la dernière main. Aussi, quelques semaines plus tard, fit-il breveter dans tous les pays du monde son nouveau et fameux procédé pour la fabrication de l’acier. Telle était la conduite de Marsault que, lorsqu’il eut lu dans les journaux techniques des détails sur cette découverte, et qu’il eut reconnu son ouvrage, il attendit pendant des mois, pendant des années, espérant toujours que Springfield lui ferait une part dans les bénéfices qui devaient en résulter. Et quand il eut acquis la conviction que son labeur avait été définitivement stérile, il en éprouva quelque amertume, mais il arriva presque à s’en consoler, en homme qui se sent assez riche d’imagination pour réparer une telle perte.

On sait combien les réalités cruelles de la vie infligèrent un démenti à cette confiance dans l’avenir.
Springfield se jura de prouver qu’il aurait pu se passer des travaux de Pierre Marsault. Il suivit, espionna pas à pas sa carrière industrielle, et chaque fois qu’il apprenait que son ancien subordonné entreprenait un nouvel ordre de recherches, il s’y adonnait lui-même avec rage, y appliquait toutes ses facultés, toutes les ressources que mettaient à sa disposition sa fortune et la largeur de ses moyens d’exécution, et inventait de son côté ce que Pierre trouvait du sien. C’est ainsi que l’Exposition universelle de 1878 eut deux télégraphes écrivants et que deux photomètres-enregistreurs figurèrent au Healt Exhibition de Londres en 1884. Or, dans les deux concours, les appareils de Pierre obtinrent la plus haute récompense, tandis que ceux de Springfield ne recevaient que des médailles d’argent. Au moment où commence ce récit, le constructeur anglais s’attachait à perfectionner l’hélice et les formes des navires.
Avec sa froide persévérance d’insulaire, qu’aucune défaite n’abat, ce haineux Duc-de-Fer tentait une troisième épreuve et rêvait des voluptueuses cruautés d’un Hudson-Lowe, après un triomphe à la Wellington.
Le jour où Jeanne, désespérée, entra dans l’atelier de Pierre et lui remit le journal qui annonçait l’arrivée de Springfield, des années avaient passé sur le souvenir de sa tentative.
Elle ne savait pas de quelle haine, encore sans effet, cet homme poursuivait Pierre. Elle croyait au contraire que le souvenir du service arraché à son mari le disposerait à en rendre un lui-même.

IV

Chacun, en effet, juge en général autrui en se servant de sa propre conscience comme d’un dictionnaire humain. Éminemment bon et simple, vivant presque toujours dans les hauteurs sereines de la spéculation scientifique, poursuivant ses rêves d’inventeur, nourri de cette algèbre abstraite et subtile des chercheurs d’imagination, qui entraîne l’esprit jusqu’à un vague mysticisme, Pierre avait d’ignorantes indulgences d’apôtre, et n’accusait pas les hommes, qu’il ne connaissait pas. Il s’en prenait aux circonstances et aux faits. Il n’avait jamais été bien convaincu que l’acte de Springfiel bénéficiant de ses premières recherches eût été un vol. Avec le noble aveuglement des âmes pures, il avait cherché, dans sa sublime foi, à inventer des justifications à la conduite de Springfield. Tout au plus se laissait-il aller à l’accuser de parcimonie à son égard. Car enfin, se disait-il, comme contremaitre, il devait, il est vrai, tout son travail à son patron ; mais celui-ci eût pu lui tenir compte de ce que son labeur avait dépassé en résultat les limites ordinaires.
Quant à la guerre sourde dont il avait été l’objet, il ne l’avait jamais soupçonnée. Non, jamais cet humble n’eût pu croire que le savant eût marché sur ses brisées.
Au moment de l’Exposition de 1878, il se trouvait en Espagne, et, en 1884, il était trop pauvre pour se rendre à Londres. Il ignorait que Springfield eût exposé des appareils analogues aux siens, et il avait appris ses deux victoires sans savoir sur quels adversaires il les avait remportées.
Il arriva donc à l’hôtel du Louvre presque avec confiance. Mais, quand il entra dans la cour, une nouvelle réaction se produisit en lui. Et soudain, il trouva absurde l’espérance qu’il avait conçue. Il s’arrêta indécis sur le seuil du bureau de l’hôtel, il tenait de la main le bouton de la porte, prêt à revenir sur ses pas. Un employé blond et correct leva les yeux, quitta un instant son travail, et lui demanda ce qu’il désirait.
Alors, Pierre rassembla son courage.
« Monsieur Springfield ? Dit-il.
— Chambre 239, répondit l’employé après avoir regardé son répertoire. Mais il vient de rentrer il y a cinq minutes, et il a pris sa correspondance. Vous le trouverez sans doute à table.
— Merci, monsieur. »
Pierre gravit l’escalier de la cour d’honneur et entra dans la salle d’attente. Autour des grandes tables couvertes de tapis de velours, sur lesquelles tombait la lumière crue du gaz, des hommes et des femmes lisaient les journaux que distribuait et remettait en ordre un grave et silencieux huissier à chaine. En pénétrant dans cette vaste pièce tranquille dans son luxe banal, en foulant l’épais tapis dont la laine touffue et discrète étouffait le bruit des pas, il se sentit encore plus intimidé. Décontenancé devant les regards désœuvrés qui se levaient curieusement sur lui, tournant son chapeau entre ses doigts, il chercha des yeux un siège et s’assit dans une encoignure sombre, heureux de dérober sa rougeur dans cette ombre protectrice.
Il lui semblait que sa qualité de solliciteur devait éclater dans son attitude, dans son visage, dans son vêtement, dans toute sa personne. Tous ces hommes élégants, toutes ces femmes en toilettes soignées lui paraissaient des heureux du monde. Leurs poses indolentes, les regards distraitement inquisiteurs qu’ils jetaient sur lui justifiaient cette humilité troublante. Et pourtant combien parmi ces gens étaient venus chercher là un refuge contre l’heure impérieuse du diner. Combien avaient demandé — et ceux-là étaient encore les timides, — un nom imaginaire au bureau de l’hôtel ! Combien gardaient, l’estomac vide ou lesté d’un petit pain de deux sous, le louis unique avec lequel ils tenteraient la fortune dans quelque tripot louche, à l’heure où un homme en redingote correcte peut s’y présenter, comme s’il se passait, après un bon diner, la fantaisie de perdre son argent en mauvaise compagnie ! Combien feuilletaient une revue, dont tout le repas se réduisait au cure-dent final, qui attendait, dans le gousset, l’heure de s’exhiber triomphalement entre deux lèvres affamées !
La misère parisienne a ceci de particulièrement sinistre qu’elle rampe aussi bien sous les lambris dorés que sous les voûtes suintantes des carrières d’Amérique, et que, parfois le gentleman en habit noir prélève sur les sandwichs de l’ambassade, en riant avec sa danseuse, le diner qui lui a manqué.
C’était un endroit mal choisi pour endormir la faim, que cette salle confortable et bien chauffée. Au fond s’ouvre deux immenses baies vitrées, par lesquelles apparaît dans toute sa splendeur, la quiétude repue des dineurs exotiques qui viennent dissiper à Paris les piastres, les livres sterling, les onces d’or et les roupies hindoues. A travers les transparences des larges arceaux, on voyait les petites tables au beau linge éblouissant, aux scintillants cristaux, devant lesquelles s’épanouissait l’appétit gourmet des hôtes. Il y avait là des clergymen à collier blanc, des misses blondes et chargées de bijoux d’argent, des matrones espagnoles en robes voyantes et en mantilles sombres, des Mexicaines dorées aux yeux de diamant noir, savourant les vertes marennes, découpant les faisans servis en plumes, dégustant la mousse gaie du champagne, l’or des sauternes, et le rubis des vieux bourgognes. Dans cette foule qui goûtait au moins le plaisir de l’heure présente, parmi ces gens à qui les valets en habit apportaient le programme des spectacles, Pierre cherchait l’homme dont dépendait sa vie. Il l’aperçut soudain, au fond, à une table solitaire. Auprès de lui était une liasse de journaux et de brochures bigarrées, dont il coupait les pages avec une liseuse, et qu’il parcourait tout en dinant. L’inventeur en voyant tout à coup son arbitre, éprouva une commotion intérieure, à laquelle succéda une sensation de vide, une angoisse poignante caractérisée par de grands coups sourds et lents que son cœur battait dans sa poitrine. Il attendit, avec la stoïque volonté d’en finir, que le repas de Springfield touchât à sa fin, et au moment où il vit le savant se lever et rassembler ses brochures, il entra dans la salle à manger, et alla à lui.
L’Anglais ne parut pas plus surpris de le voir que s’il l’eût quitté la veille. Il l’accueillit avec courtoisie, et l’emmena dans un coin écarté de la salle d’attente, favorable à une conversation discrète. Tous deux s’assirent. Subitement, après le premier choc, le trouble qui étreignait Pierre avait cessé. Il ne sentait plus les battements de son cœur. Il était devenu instantanément très calme, très maître de lui, son esprit était libre, et malgré l’aridité de sa bouche, qui gênait encore sa parole, il put, après ces préliminaires obligés, exposer sa requête en homme qui propose une affaire, et non en solliciteur qui demande un service. Cette lucidité inattendue le rassura. En s’entendant parler, il reprenait peu à peu confiance, et il lui semblait que ses arguments, nettement déduits et clairement exprimés, étaient irréfutables.
Springfield l’écoutait sans mot dire, renversé dans son fauteuil, les jambes croisées, tortillant de ses doigts osseux le bout de son favori blanc. Quand Pierre eut fini, l’Anglais réfléchit une seconde, en couvrant son interlocuteur d’un regard de sphinx. Chose curieuse ! ce moment d’incertitude pendant lequel se décidait son destin, ne parut pas à Pierre aussi long qu’on eût pu le croire.

Il attendait avec calme, avec tranquillité même, l’arrêt qui allait être rendu. Il l’attendait, en homme qui a joué sa dernière carte, qui l’a bien jouée et qui, sûr de ne pouvoir plus rien pour lui-même, se remet entre les mains de Dieu, en disant : « J’ai fait tout ce que je pouvais, le reste ne me regarde plus. »
— Mon cher, dit Springfield, je vais vous parler à cœur ouvert. J’ai contre vous plus d’un motif de rancune. Vous m’avez quitté brusquement autrefois, et depuis, vous avez été pour moi un concurrent souvent gênant. Je pourrais donc, en toute justice, répondre à vos propositions par un refus pur et simple. Mais je sais que vous avez jadis sévèrement jugé ma conduite à votre égard, et j’éprouverai trop de plaisir à vous prouver que vous vous êtes trompé, pour user de ce droit.
Je ne veux être ni votre associé, ni commanditaire intéressé dans votre découverte, parce que j’ai à peu près moi-même résolu, par d’autres moyens, le problème que vous considérez comme définitivement éclairci. Mais, comme il ne me plaît pas que mon invention bénéficie de votre impuissance, comme d’autre part j’ai gardé un bon souvenir de vos services chez moi, je mettrai à votre disposition les 80,000 francs dont vous avez besoin. Ils seront entièrement à vous. Maintenant, si votre fierté s’accommodait mal d’un don, vous seriez libre de me les rendre quand il vous plaira. Mais je ne vous les réclamerai jamais.
Pierre ne pouvait en croire ses oreilles. A peille put-il balbutier quelques paroles de gratitude.
— Ne me remerciez pas encore, reprit le savant, car il y a une condition, qui sera, en même temps qu’un service que vous me rendrez, une petite vengeance qui m’est bien due. Oh ! ne vous effrayez pas : Votre roi Henri IV dont le duc de Mayenne avait été l’ennemi acharné, le fit, dit-on, marcher très vite pendant deux heures, et comme il suait et soufflait, étant très gros, le roi lui dit : « Mon cousin, c’est tout le mal que je vous ferai de ma vie. » Ma vengeance est un peu de la même famille. Voici ce que j’attends de vous. Vous savez que je suis venu ici pour livrer à la Compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée un wagon d’expériences. Avant qu’il soit mis à la disposition des ingénieurs, j’ai voulu l’expérimenter moi-même sur la ligne, pour m’assurer que le voyage n’a rien dérangé à aucun de ses organes. Demain soir, je pars avec le wagon pour Marseille, par le rapide. Il s’agit de m’accompagner, et de vérifier par vous-même l’efficacité d’un appareil que j’y ai introduit, pendant que je procéderai à d’autres expériences.
— Quel est cet appareil ? demanda Pierre.
— C’est tout simplement un compteur kilométrique, répondit Springfield. Mais il doit remplir un double but : marquer les kilomètres parcourus, et accentuer chaque indication par un phénomène qui tienne constamment en éveil l’attention des opérateurs. Dans certaines expériences que ce wagon répétera fréquemment, puisqu’il est destiné à étudier la traction sur les trajets longs et rapides, la constatation de la distance parcourue à chaque moment du voyage est entièrement liée aux autres observations de régularité, de force ou de direction. Vous savez cela, puisque vous êtes du métier. Il importe donc qu’elle puisse être suivie sans interruption parfois pendant de longues heures, par l’ingénieur. J’ai d’abord pensé à un timbre très fort, résonnant à chaque mouvement d’aiguille indiquant, sur un des cadrans, 1,000 mètres de plus. Mais j’ai réfléchi que cette vibration serait insuffisante dans certains cas, dans le sommeil par exemple. En effet, quelle que soit la puissance du timbre, le son est toujours le même, l’oreille s’y habitue, et au bout d’un temps très court, cette assuétude empêche la perception d’arriver jusqu’au cerveau : la preuve c’est qu’on dort très bien dans une chambre où il y a une horloge.
J’ai donc imaginé une modification très simple du compteur ; elle consiste en ceci : une caisse métallique reçoit un grand nombre de disques. A chaque kilomètre, un déclenchement fait tomber un des disques dans un bassin de bronze très sonore situé à un mètre et demi au-dessous. Suivant la position du disque dans sa chute, suivant la partie du bassin où elle a lieu, le choc varie d’intensité et de tonalité. Il en résulte, dans le son produit, une variété infinie qui s’oppose à toute accoutumance de l’ouïe. Eh bien ! je veux voir, par votre exemple, si véritablement cet appareil répond à l’idée que j’ai poursuivie.
— En somme, répondit Pierre en souriant, il ne s’agit que d’une nuit blanche à passer.
— Une nuit blanche, c’est bien cela, dit Springfield. Elle ne vous effraie pas ?
Pierre haussa les épaules.
— Donc, arrêtons bien nos conditions : comme j’entends que mon expérience soit poussée à fond, je veux qu’un intérêt puissant vous soutienne. Cet intérêt augmentera pour vous en raison d’une circonstance particulière. Je n’ai pas encore reçu les disques métalliques nécessaires. Je les remplacerai par des doublons de 100 francs que je ferai prendre demain matin à la banque. Vous m’avez demandé 80,000 francs ; je mettrai huit cents de ces pièces dans le caisson de l’appareil. Si vous comptez exactement, sans vous tromper, pendant toute la nuit et jusqu’à la dernière, les pièces au fur et à mesure de leur chute kilométrique, elles seront à vous, et vous aurez ainsi vos 80,000 francs. Mais je vous préviens que la plus légère erreur, qu’un instant de distraction, une somnolence de deux minutes pendant laquelle vous laisseriez échapper un chiffre, vous ôtent tout droit à l’accomplissement de ma promesse, et vous me connaissez assez pour savoir que, dans un sens comme dans l’autre, je tiendrai ma parole. Est-ce décidé ?
— Sans doute, répondit Pierre : mais votre expérience ainsi comprise ne prouvera pas grand’chose.
— Parce que ?
— Parce que j’ai un tel intérêt à rester éveillé et attentif, que les chutes stridentes des doublons ne seront pour rien dans mon absence de sommeil et de distraction.
— Peut-être, répondit le savant doublé d’un médecin, avec son indéfinissable sourire.
De cet entretien, de la clause bizarre ajoutée par Springfield au service rendu, Pierre ne retint rien que le fait matériel, éblouissant, à peine croyable qu’il avait réussi.

Il descendit les marches presque chancelant, sous le poids d’une immense joie, le front serré, le sang aux tempes.
La fraîcheur de la rue le saisit et lui rendit l’équilibre physique et moral.
Le rendez-vous était pour le lendemain soir, à sept heures à la gare de Lyon.
Ainsi, le surlendemain, dans quarante-huit heures, il aurait cette somme qui lui donnait désormais l’indépendance, lui permettait d’achever son ouvrage, de parler haut et ferme au constructeur d’accquérir pour lui et les siens gloire, renommée et fortune !
Dans trois jours, il serait de retour de Marseille, et irait aligner les billets de banque sur le bureau de M. Rivière stupéfait. Il se voyait déjà dans ce vaste cabinet sombre, tout meublé de casiers, aux murs surchargés de plans sur toile gommée, avec la grande verrière du fond donnant sur les ateliers de dessin où travaillaient, devant les files de hautes tables, les employés en manches de chemise. Il calculait déjà l’attitude qu’il prendrait à l’égard de M. Rivière, attitude correcte, un peu froide, mais très simple, comme s’il eût naturellement satisfait à une exigence la plus naturelle du monde.
Et il se hâtait courant presque dans la nuit brumeuse, se faufilant au milieu des voitures, passant avec un bonheur d’homme heureux dans des enchevêtrements de véhicules pour annoncer deux minutes plus tôt à sa chère compagne le magnifique secours que le ciel leur envoyait. Et, dans son ivresse joyeuse, il avait des élans de suprême reconnaissance pour Springfield, pour cet homme qu’il avait si mal jugé, qui n’avait jamais pu rien faire pour lui, puisqu’il ne lui avait jamais rien demandé, et qui saisissait ainsi la première occasion de lui prouver, autrement que par des paroles, qu’il n’avait pas oublié l’origine de sa richesse.
Cette soirée fût une de ces fêtes que le destin offre rarement aux humains.

Jamais on ne croirait qu’une somme d’argent, une matière inerte plus ou moins brillante et frappée en rondelles pût exercer une telle influence sur cette noble substance pensante qui s’appelle l’âme. La cupidité est un mot qu’on prononce trop vite. Il s’applique à deux choses absolument différentes, et comporte une de ces confusions dont plus d’un exemple appauvrit notre langue. Il y a deux cupidités, comme il y a deux idolâtries. De même qu’un moujick russe, adorant les images à la matière desquelles il attribue une divine influence, est plus idolâtre, dans son paganisme chrétien qu’un Platon vénérant un symbole dans la statue d’ivoire et d’or du Parthénon, de même l’homme qui, par une aberration singulière, s’attache à la matérialité du métal monnayé, est un être méprisable, tandis qu’on ne saurait avoir que du respect pour celui qui voit dans l’or le moyen, vivement désiré, d’enrichir la science, ou de semer autour de lui le bonheur. Et pourtant, il n’existe pas deux mots pour caractériser cette saisissante opposition dans la poursuite d’un même but.
Pierre ne parla pas à sa femme de l’expérience imposée. En se taisant, il obéit à un sentiment qu’il ne définissait pas, une crainte vague de voir sa compagne fonder une appréhension, un doute, sur cette circonstance futile. Il ne se rendait pas compte que, s’il redoutait chez elle un tel mouvement instinctif, c’est que le germe en était en lui-même, encore presque latent, mais déjà engendré.
Il se promenait à grands pas dans la salle à manger, les pommettes rouges, esquissant de projets en projets des rêves gigantesques, voyant dans les limbes radieux d’un avenir qui élargissait à ses yeux enfiévrés d’immenses et lumineux horizons, une route définitivement aplanie, jalonnée de toutes les découvertes que, dans ses heures laborieuses, il avait entassées à l’état embryonnaire dans ses immenses cartons.
Et, tout en partageant sa joie, sa compagne, guidée par ses timidités de femme, s’effrayait de ces plans sans limite, de cette place immense, surhumaine, que son mari embrassait en se jouant dans le champ du progrès et du génie, et qu’il semblait saisir déjà, dans l’ampleur du geste inspiré qui accompagnait sa parole.
Pierre s’endormit d’un sommeil d’homme brisé, régulier et calme.
Cette torpeur bienfaisante le maîtrisa une partie de la nuit.
Tout à coup, la grosse horloge d’une usine voisine sonna lentement, dans la nuit silencieuse, cinq heures.
L’anéantissement complet du repos s’était dissipé. Le sommeil persistait, laissant plus ouverts les sens endormis. Ces cinq sonores tintements de bronze pénétrèrent jusqu’à son cerveau. Et alors, il se produisit un de ces étranges phénomènes du songe encore mal connus.
Avec la rapidité foudroyante qui caractérise les phases du rêve, un cadre, une situation se dessina instantanément au premier son de l’horloge, dans son esprit surexcité.
Le wagon... la figure froide de Springfield, les pièces d’or tombant lourdement, une à une, dans le strident bassin de métal, et lui, comptant : Un... deux... trois... quatre... cinq !... Puis une terreur effroyable qui se traduisit en un rauque soupir, et le réveil, sinistre, avec sa sueur de cauchemar, qui le fit se dresser sur son lit, hagard, encore à son rêve, en criant dans l’ombre :
« Tout est perdu !... je me suis trompé ! »
Ce songe lui laissa une impression sinistre qui persista même après le lever du jour. Pendant ces douze heures, qui lui parurent se traîner avec une désespérante lenteur, il fut hanté par un pressentiment sombre, qu’il s’efforçait de combattre par sa raison, se répétant à lui-même que la tâche qu’il avait à remplir pendant la nuit suivante était un simple enfantillage, et qu’il avait bien souvent passé des nuits sans sommeil sur des calculs autrement difficiles que le dénombrement simple d’une succession de phénomènes dont chacun annonçait bruyamment sa présence. Pour se prouver combien sa tâche était facile, il s’essaya à compter, tout en faisant les cent pas dans le corridor, les gouttes qui, dans la cuisine, tombaient avec un bruit cristallin du filtre mal fermé dans une écuelle.
Il compta facilement jusqu’à mille sans se tromper.
Il renouvela l’expérience sur des coups de marteau de tailleurs de pierre qui travaillaient à une bâtisse du voisinage, sur les grincements plaintifs d’une girouette qui tournait. sans cesse au vent d’automne, et toujours avec le même succès. Décidément, ce n’était qu’un jeu. Et pourtant une émotion intime ne le quittait pas. Il sentait tomber l’enthousiasme de la veille.
Il se posait des questions qui restaient sans réponse. Il trouvait malgré lui que le consentement de Springfield avait été bien prompt. Il en arrivait peu à peu à chercher si, dans la condition mise à son aide, ne se cachait pas quelque piège, si c’était bien véritablement pour faire une expérience que l’Anglais la lui avait imposée.
Et dans cette clause étrange, certes, mais non pas effrayante, il ne saisissait la possibilité d’aucune embûche que la sagesse humaine pût prévoir. Tout au plus cette obligation était-elle le résultat d’un caprice de savant, ou peut-être un prétexte pour ménager un long tête-à-tête, et en profiter pour lui arracher quelque secret.
Et à peine avait-il trouvé cette dernière explication, qu’il se la reprochait comme un acte d’ingratitude.
Pierre avait seulement dit à sa femme, sans préciser, que Springfield avait réclamé son assistance pour faire des essais sur son wagon, dans le trajet de Paris à Marseille.
Il lui dissimula soigneusement l’état inquiet et agité de son esprit. Au moment de prendre congé de sa chère famille, en songeant que quinze heures à peine le séparaient du but, il retrouva toutes ses espérances et le départ fut presque gai.
Le trottoir intérieur de la gare de Lyon présentait l’aspect animé que lui donnent les premiers froids à l’heure du départ du rapide, lorsque les élégances frileuses s’enfuient vers les côtes de la Méditerranée. Pierre traversa ces groupes, cherchant le wagon d’expériences.
Il l’aperçut, magnifique sous son vernis neuf, avec ses rampes de cuivre reluisantes, les coupoles de ses énormes lanternes, et les anémomètres qui couronnaient son faîte. On l’avait placé à la queue du train, où, pour une première étude, les mouvements divers plus accentués promettaient de plus nombreuses observations. Il y monta, et vit Springfield qui mettait des notes en ordre sur une tablette de chêne poli.
Le savant lui dit un bonjour bref et continua son travail.
Pierre, sur son invitation, prit une escabelle.
L’intérieur de la voiture était en pleine lumière.
Les deux lampes Carcel, dans leur globe de cristal, éclairaient les cuivres étincelants des transmissions multiples, qui aboutissaient sur une grande table centrale aux cylindres enregistreurs, recouverts de leurs enveloppes de papier quadrillé. Partout des cadrans, des sonneries, des tableaux à chiffres dans des cadres, sous Je verre desquels dormaient encore de longues aiguilles, des thermomètres, des hygromètres, tout un arsenal de science résumant dans un étroit espace, par les plus ingénieuses dispositions, tous les moyens d’investigation possible.
Au fond, en haut de la paroi, un large caisson, avec une fente par où les disques devaient tomber, dans le grand bassin de cuivre, brillant et poli, retenu en place par de fortes agrafes de fer. Dans cette caisse, peinte en vert sombre, se trouvait la fortune, les 800 doublons.
Aucune parole ne fut échangée jusqu’au moment où le train s’ébranla. A cet instant, Springfield, en trois mots, rappela à Pierre les conventions établies. Celui-ci s’inclina.
Deux minutes s’écoulèrent. Puis, on entendit un léger déclic. Une raie d’or apparut dans l’étroite gueule de fer, et la pièce. — La première ! — tomba bruyamment sur la paroi inclinée du bassin, et rebondit au fond. Pierre, d’une voix forte, compta — Un !
Springfield prit un papier préparé, pointa ce nombre, et se remit à suivre attentivement un diagramme qui se traçait lentement sur un des cylindres.
Pierre se sentait tout à fait tranquille. Dans sa complète liberté d’esprit, il examinait les objets environnants, dont plusieurs, bien qu’il connût leur usage et leur destination, l’intriguaient par leurs dispositions nouvelles. Mais ses yeux revenaient fréquemment vers le bassin, et, au bout d’une minute et demie à peu près, le train commençant à prendre sa vitesse normale, il vit tomber une seconde pièce :
— Deux, dit-il.
Comme la première fois, Springfield pointa le nombre, et reprit son observation.
Pendant une heure environ, les choses continuèrent ainsi. Pierre s’était peu à peu habitué à sa machinale besogne, qui lui semblait de plus en plus enfantine. Au reste, il avait un guide pour le cas où, par impossible, il eût oublié le dernier nombre énoncé : sur la paroi antérieure de la caisse se trouvaient trois cadrans, qui devaient évidemment indiquer le premier les unités, le second les dizaines, et le troisième les centaines de kilomètres. De sa place, il ne distinguait pas les graduations, mais il voyait les aiguilles, et observait que leurs positions se modifiaient. Il se leva et s’approcha insensiblement, de manière à regarder de près les cadrans sans que son compagnon s’en aperçut. Quand il fut à bonne distance, il les examina, et s’arrêta soudain, cloué sur place. Le tour de chacune des glaces qui les garnissait avait été recouvert d’une bande de papier collée qui masquait les graduations.

Quand Pierre se rassit, il leva les yeux sur Springfield, et leurs regards se croisèrent. Springfield souriait ironiquement, l’inventeur rougit, et se sentit péniblement impressionné. Il fallait décidément que l’épreuve s’accomplit tout entière.
Il en était maintenant au chiffre 63. Très troublé, il réfléchissait à cette sage précaution, qui prouvait, chez Springfield, la volonté bien arrêtée d’exécuter dans sa teneur impitoyable le traité consenti, et aussi, peut-être, une arrière-pensée mystérieuse, mal caractérisée, mais dont la réalité se présentait pour la première fois avec certitude à son esprit, lorsque, tout à coup, le choc d’une nouvelle pièce retentit. Rappelé brusquement à la situation, Pierre voulut compter, et ne trouva pas immédiatement dans sa tête la succession numérique. Il lui fallut un travail de mémoire très court, mais sensible, pour se rappeler le dernier nombre 63. Un instant, en présence de cette passagère défaillance, il eut l’impression foudroyante de l’effondrement complet, du vide mortel. Déjà son compagnon avait levé la tête et le regardait, lorsqu’il dit :
— Soixante-quatre !
C’était un terrible avertissement. Lorsqu’il eut laissé tomber le chiffre sauveur, le sang courut dans tout son être, bourdonna dans ses oreilles, comme il arrive lorsque la vie reprend ses droits après l’arrêt brusque de la circulation qui vous glace dans les grands dangers. Pour échapper à toute distraction nouvelle, il résolut d’avoir recours au procédé si naturel des enfants qui ne veulent pas oublier le prix d’un objet qu’on leur envoie acheter. Il décida qu’il se répéterait chaque dernier numéro d’ordre jusqu’à la chute suivante, et, avec toute sa puissance de volonté, écartant sans y arrêter son esprit une seconde, toute idée, toute pensée qu’elle fût, il se tint rigoureusement parole. Il franchit ainsi une longue étape, et compta encore cent vingt-trois pièces, récompensé de l’opiniâtre tension de son esprit par l’absence de toute hésitation.

V

Le train fuyait dans la nuit, avec une rapidité vertigineuse, n’arrêtant qu’à de longs intervalles pour désaltérer la machine. Springfield poursuivait tranquillement ses diverses études, et ne s’occupait de son compagnon que pour pointer minutieusement les nombres à chaque appel. Pierre, assis sur un escabeau, adossé à la paroi dans l’attitude raide des statues égyptiennes, continuait sa machinale répétition mentale, et fixait ses yeux grand ouverts sur le vaste bassin poli, au fond duquel les doublons neufs, tous frais sortis des caves de la banque, formaient un tas rayonnant de mille facettes. Son regard s’attachait, malgré lui, vers un point de l’intérieur du bassin, où la flamme puissante et fixe de la lampe Carcel mettait une superbe raie lumineuse, un magnifique reflet qui semblait faire un foyer incandescent sur le cuivre, et s’échapper du métal par les mille irradiations de son étincelant bouquet.
Il éprouvait une sorte de plaisir vague à regarder ce point. En le fixant ainsi, la fatigue que déterrninait chez lui l’obligation de ne penser à rien lui paraissait diminuer. Il en résultait une sensation de repos, un bien-être relatif, dont il ne cherchait pas à se défendre, le subissant presque sans en avoir conscience, et surtout, sans rapporter l’effet à la cause. Il poursuivait l’opération monotone qui le garantissait contre tout oubli, et comptait régulièrement les kilomètres dont chacun apportait, dans ses soixante secondes, une parcelle de son avenir, sans qu’une hésitation nouvelle fût venue le troubler.
Les minutes s’écoulaient, longues, à la vérité, désespérément longues. Mais aucun obstacle ne surgissait. Et cependant, l’inventeur était étonné de se sentir sans force pour espérer, alors que l’espoir devait paraitre permis. Il était envahi, à son insu, par une atonie très lentement progressive de ses facultés. Seul, le pouvoir de la numération, ayant pris la force d’une sorte d’instinct, subsistait encore dans cet engourdissement que berçait pendant chaque minute, la répétition du même nombre, et qui, sous l’empire de l’irrésistible attraction du point brillant du vase, allait augmentant jusqu’à une béate torpeur, jusqu’au suprême péril, jusqu’au sommeil.
Il murmura d’une voix distincte encore, le nombre quatre cent quatre-vingt-quinze.
Il commença à se le réciter en lui-même, mais cette parole idéalement articulée que dessine, sans le secours de la langue, la pensée dans le silence intime de notre être, perdit peu à peu sa netteté, et s’étouffa en une sorte de rythme apportant seulement, aux dernières lueurs de la perception, une cadence lointaine dont elle se contentait. Tout conspirait contre lui : la fascination du bassin de cuivre, son identique et vide de sens des chiffres soixante fois répétés, les fatigues et les émotions, les alternatives de désespoir et de joie des jours précédents, et jusqu’au mouvement de lacet du train, roulis adouci comme les maternelles oscillations d’un berceau, par les souples suspensions du wagon.

Il dormait — que dis-je ? il rêvait !
Son âme parcourait les espaces immenses que le rêve, libre du joug de la raison, ouvre au sommeil des malheureux. Le ciel était radieux et éclairait la Seine miroitante. Le rivage était couvert de gens en habits de fête. Au milieu du fleuve se dressait la Flèche, débarrassée de ses étais, achevée, peinte en blanc, pavoisée. Il donnait un signal. Le navire glissait sur sa cale, au milieu d’un léger nuage de fumée. Son arrière refoulait les eaux tranquilles, un hurrah joyeux s’élevait, et la Flèche, élégante et fière, se balançait doucement sur les molles ondulations soulevées par sa majestueuse immersion. Tout cela, toute cette scène triomphale tenait dans les trente secondes qui le séparaient fatalement de l’insuccès.
Springfield s’était levé et regardait cet être terrassé par la brutalité absurde d’un besoin naturel qu’il semble si facile de vaincre. Il le regardait sans que sa physionomie exprimât aucun sentiment de haine satisfaite ou d’impérieuse pitié, sans qu’on eût pu lire autre chose sur ses traits que la curiosité de l’observateur. C’était en effet, en ce moment, le médecin seul qui suivait les phases d’un phénomène naturel. Et pourtant, cet homme avait cherché une vengeance. Il savait bien à quelles embûches il exposait ce malheureux qu’il haïssait. Il avait calculé la puissance et le mode d’action de tous les liens dont il avait environné son esprit. Sa vengeance n’était-elle donc pas complète ? Y avait-il quelque chance que la chute du doublon d’or éveillât Pierre de son lourd sommeil, ou, si elle l’éveillait, qu’il retrouvât instantanément, dans son esprit obscurci, ce chiffre exact à jeter ?
Le savant avait tiré son chronomètre. La vitesse étant sensiblement constante, la pièce devait tomber dans dix secondes. Sept s’écoulèrent. Puis la huitième. Puis la neuvième... puis, au moment précis où l’aiguille repartait :
 Quatre cent quatre-vingt-seize, dit Pierre d’une voix forte, sans cesser de dormir.
A l’instant où vibrait la deuxième syllabe, le déclic se fit entendre, et le doublon tomba.
L’hypnotisme, qui avait porté à Pierre son fatal sommeil, lui avait en même temps donné sa lucidité.
Springfield avait prévu cet effet. Aussi ne parut-il pas surpris. Il resta immobile pendant trois minutes, regardant toujours le dormeur, qui compta sans erreur les kilomètres successifs au moment même où le déclic allait se produire, comme s’il eût vu, à travers la paroi de fer, le jeu du mécanisme qui le déterminait. Puis il s’approcha et ouvrit la glace qui se trouvait auprès de sa tête. Il pleuvait. L’air entra en rafales par l’ouverture, chargé de gouttes froides. Cette fraicheur : subite, tombant sur le front de Pierre, détruisit peu à peu le charme.
Springfleld avait repris sa place, et semblait. s’attacher plus que jamais à ses calculs. Mais cette fois, il souriait de son sourire ironique et mauvais, prêt à jouir de la torture morale qui allait assaillir le patient à son réveil.

VI

L’effet de l’air-froid et de la pluie fut très rapide. Pierre ouvrit les yeux, regarda autour de lui, et redressa brusquement la tête. Il reprit le sentiment de la situation et en formula la désolante réalité par ce mot qui résumait toutes les angoisses :
— J’ai dormi !
Pourtant, retrouvant Springfield dans la même attitude, il se dit :
— Peut-être n’ai je dormi que pendant un temps très court, peut-être ai-je simplement perdu connaissance. Quel était le dernier nombre ? Quatre cent quatre-vingt-quinze. C’est donc quatre cent quatre-vingt-seize que je vais compter. Évidemment, il doit en être ainsi, car dans le cas contraire, Springfield me dirait que j’ai perdu la partie. Et pourtant, ce n’est pas possible... j’ai conscience d’avoir dormi plus de soixante secondes, et la pièce ne tombe pas encore. Je me suis sans doute assoupi seulement, tout en gardant le sentiment de ce que je devais faire. Mais j’ai rêvé... n’importe ! il arrive qu’on marche en dormant, en rêvant, et qu’on évite pourtant les obstacles. Et puis, j’ai comme un vague souvenir d’avoir entendu ma voix. Oui, j’en suis sûr, j’ai parlé. Et puisque Springfield ne me dit rien, c’est que j’ai compté.
Et alors, cette question le saisit :
— Où en suis-je ?
À peine arrivait-il à cette conclusion que tout n’était pas encore perdu, que cette poignante interrogation se dressait devant lui.
Si quelque élément pouvait lui permettre de résoudre ce problème, il fallait qu’il tirât ses déductions en quelques secondes ! Mais qu’importait le temps ! quelle révélation miraculeuse pouvait venir à son aide, pour lui dire combien de nombres il avait comptés, et combler ce trou que le sommeil avait fait dans sa mémoire ! C’était fini ; il eût fallu être fou pour chercher même pendant une seconde la solution de l’insoluble difficulté.
En proie à un effroyable serrement de cœur, la main crispée sur sa poitrine, attendant l’instant où, une nouvelle pièce tombant, il serait obligé, en se taisant, de s’avouer vaincu, le malheureux fixait ces trois cadrans muets, dont les graduations révélatrices se masquaient impitoyablement derrière l’écran annulaire qu’y avait apposé la main atrocement prévoyante de l’Anglais.
Dire que le salut était là, derrière ce frêle papier blanc, et qu’il ne pouvait déchirer l’obstacle et surprendre le secret sauveur !
Tout à coup, un flot de sang lui monta au visage.
Pendant quelques secondes, ses yeux prirent une effrayante fixité, indice d’un travail rapide et surhumain qui se faisait dans son cerveau. Springfiel s’était levé, dardant son regard sur Pierre, suspendu à ses lèvres, certain que, cette fois, la double vue de l’hypnotisme ne viendrait pas à son secours. Le patient calculait mentalement quelque équation mystérieuse. Soudain, il se redressa, croisa son regard avec celui du compagnon sinistre dans lequel il voyait maintenant un bourreau qu’il fallait vaincre jusqu’au bout, et, au moment où retentit la stridente vibration du cuivre, il s’écria, avec un superbe accent de défi et de victoire :
— Cinq cents !
L’homme mauvais, encore une fois battu, étouffa un cri de rage. Pierre ne s’était pas trompé !
De quelle surnaturelle intuition disposait-il donc ? Le papier où avaient été pointés les nombres se trouvait à l’autre bout du wagon. Les écrans annulaires des cadrans étaient intacts.
Blême de fureur, il se rassit, se reprochant à lui-même d’avoir eu la bonne foi, dans la cruauté de son épreuve, de ne pas abuser du sommeil de sa victime pour lui dire à son réveil qu’il avait cessé de compter. Puis, soudain, il éclata de rire et haussa les épaules. Il avait trouvé la seule explication plausible :
Le sommeil de Pierre avait été feint.
Oui, évidemment, l’inventeur avait voulu éprouver lui-même son bourreau, et l’avait ainsi vaincu par ses propres armes. Et en constatant ce fait, qui lui semblait d’une clarté aveuglante, il sentit sa haine invétérée et surexcitée bouillonner en lui, et murmura :
— Patience, la nuit est longue, et il y a encore trois cents pièces.
Certes, la nuit fut longue !
Or, l’explication trouvée par Springfield était fausse. Pierre avait simplement, avec son esprit investigateur, fait l’observation suivante :
Des trois cadrans, il voyait seulement les aiguilles.
Ces trois aiguilles avaient chacune, comme celles des boussoles, un diamètre entier de longueur. Elles marquaient toutes, à ce moment, une direction identique et rigoureusement parallèle. Seulement, la partie teintée et indicatrice de l’aiguille du cadran des centaines, était dirigée vers le bas, tandis que les deux autres pointaient vers le haut.
Partant de là et aidé par son habitude des déductions, il fit le raisonnement suivant :
La graduation de ces trois cadrans est nécessairement décimale. Le diamètre vertical du cadran des centaines passe donc exactement par le zéro en haut et par une centaine en bas. L’indicateur de l’aiguille en étant très rapproché, et dirigé vers le bas, une centaine va s’achever. De combien s’en faut-il ? de dix kilomètres au plus, puisque l’aiguille des dizaines est auprès de son point zéro, et en est séparée au plus par une graduation de dix.
Mais comme d’autre part l’aiguille des unités est également près de son zéro, cela suppose neuf kilomètres épuisés sur la dizaine. Donc, la prochaine chute marquera une centaine.
Quelle centaine ? avant de m’endormir, j’ai compté quatre cent quatre-vingt-quinze. J’ai conscience d’avoir dormi pendant un temps très court. Or, si cette centaine que j’attends était la sixième, j’aurais dormi environ une heure quarante-cinq minutes.
Je suis certain du contraire, car outre la notion approximative que j’ai de la durée de mon sommeil, je n’aurais pas compté cent quatre nombres en dormant sans me tromper, et Springfield m’aurait déjà prévenu. Le prochain nombre est donc le nombre cinq cents.
Autre preuve. L’appareil décimal est évidemment conçu de manière à enregistrer un chiffre rond de kilomètres, mille ou dix mille. Si c’était dix mille, la position actuelle de l’aiguille des centaines indiquerait cinq mille kilomètres parcourus, la moitié de la totalité des graduations de son cadran. Or, il n’y en a que huit cent trente de Paris à Marseille. Le cadran enregistre donc au maximum mille kilomètres, ce qui est parfaitement logique, le premier contenant dix unités, le second dix dizaines, le troisième dix centaines. Le chiffre qui est au bas du diamètre vertical marque donc la moitié de mille, c’est-à-dire cinq cents.
La gravité de la situation avait donné à Pierre une éphémère lucidité. Mais, après cet immense effort, il éprouva une sensation inconnue, une surexcitation fébrile, douloureuse, à laquelle succédaient, sans transition, des périodes d’abaissement, d’angoisse morale, d’affaissement. Quand la surexcitation dominait, il se levait, et jetait à son tortionnaire des yeux sauvages, s’avançant même sur lui, parfois, des deux ou trois pas que lui permettait l’étroit espace, crispant ses poings, et les appuyant sur la grande table centrale de chêne, comme s’il eût voulu les incruster dans le bois dur. Puis la torpeur survenait, invincible, d’autant plus terrible qu’il en avait conscience, qu’elle l’envahissait en possession de lui-même, comme un évanouissement qui vous terrasse et qu’on sent venir. Plus fort que l’éréthisme et que l’engourdissement, l’instinct de la numération se soutenait, opiniâtre, presque mécanique, en vertu d’une sorte d’impulsion initiale acquise et indestructible, de cette force étrange qui, même chez les fous, laisse subsister, au milieu du désarroi général des facultés, l’idée fixe poursuivie au temps de la raison.
Le temps s’enfuyait. Les kilomètres s’enchaînaient, l’aube s’était levée, éclairant d’un jour brumeux et sinistre, rendu plus blafard encore par l’alliance des lampes qui brûlaient, rougeâtres, le wagon dont les énormes dynamomètres féraillaient sous le plancher. Et, dans cette lumière diffuse et morte, qui donnait aux objets des contours indécis et des reflets fantastiques, Pierre, arcbouté comme un tigre, les yeux lançant des flammes par leurs prunelles rougies, ou affaissé sur l’escabeau avec des lividités de cadavre, — Pierre comptait, comptait, comptait toujours.

Springfield, maintenant, avait peur. Il n’avait pas prévu de telles phases. Il avait compté jouir d’une lutte effrayante, où sa haine, sa vengeance et ses instincts d’observateur froid et cruel trouveraient également leur aliment. Il avait pensé triompher d’un malheureux suppliant, sanglotant, courbé sous l’humiliation de la défaite, sous l’effroi du retour les mains vides, sous l’anéantissement des espérances déjà escomptées. Mais sa science physiologique n’avait calculé que les premières périodes de cette lutte. Le médecin-ingénieur n’avait pas songé à la victoire persistante, surmontant tout, amenant son misérable élu à l’intelligence de la trame ourdie, à la fureur, à l’exaspération de tout l’organisme déséquilibré par des efforts cérébraux, et des alternatives capables de briser tout ressort moral. Oui, Springfield avait peur. Son masque d’impassibilité l’avait abandonné. Il n’affectait plus, maintenant, de continuer ses expériences, tandis que l’autre se débattait. Et sa main tremblait lorsqu’il pointait, par un dernier appel à son sang-froid, les nombres que Pierre laissait tomber, d’une voix rauque, dont les échos faisaient vibrer les cuivres. Il se sentait certes vigoureux et fort, capable de se défendre contre un homme ordinaire, mais non contre un être dont le système nerveux, ainsi surexcité, devait tripler les forces. Et il surveillait, l’œil dilaté, tous les mouvements de ce compagnon qui tenait sa vie dans ses mains affolées et avec lequel il était implacablement enfermé par la vertigineuse vitesse du rapide.
L’épreuve touchait à sa fin. La dernière centaine était depuis longtemps entamée. Pierre avait quitté sa place. Il n’avait plus besoin, maintenant, de regarder le bassin ou d’ouvrir l’oreille. Le nombre tombait juste, avec une précision mathématique, au moment où la pièce fendait l’air. La victime était à trois pas du bourreau et semblait prête à changer les rôles. Les bras croisés sur sa poitrine, Springfield, les cheveux hérissés, le teint blême, reculait semelle par semelle. Et Pierre, dont les accès de prostration avaient cessé, avançait, sans rien dire, les lèvres contractées par un rictus effrayant, la bouche sanglante des morsures qu’il s’était faites. L’Anglais se sentait souffleté de sa chaude haleine. La terreur hideuse, paralysante, s’emparait de lui. Ses jambes, fléchissaient. Il balbutiait maintenant ; il priait, il suppliait cet homme dont il avait tué la raison. Il lui promettait de l’aider, de le soutenir. Il s’agissait bien de quatre-vingt mille francs ! il lui donnerait la moitié de sa fortune. Son influence, ses ateliers, tout serait à ses ordres. Et Pierre ne répondait pas, et riait toujours, la poitrine soulevée de hoquets convulsifs ; les doublons, pendant ce drame, continuaient à tomber, chacun à la seconde précise, dans le bassin de bronze, aussitôt salués du chiffre exact, que Pierre, maintenant, criait sur le visage de son ennemi, Puis tout à coup l’inventeur poussa un cri féroce, chant de triomphe de la brute qui survit à la raison divine, et hurla, au dernier tintement du dernier disque d’or :
« Huit cents ! »
En même temps, il saisit un levier et le brandit au-dessus de la tête de Springfield.
Pendant toute la durée de la lutte — de la torture — une lueur suprême de loyauté avait éclairé les cendres de cette intelligence qui se consumait. Pierre avait respecté la vie de son adversaire tant qu’il restait une convention à exécuter. Il voulait cet or, et il avait la vague idée qu’il ne serait bien à lui que lorsqu’il aurait compté jusqu’au dernier doublon devant son bourreau. Maintenant, c’était fini, les conditions étaient remplies ! Il allait se venger.
Mais le train ralentissait sa marche, approchant d’une gare. Fou de peur, Springfield n’attendit pas l’arrêt. Il ouvrit la portière avec la rapidité de la pensée, et sauta sur la voie. Pierre resta un instant sur place, stupéfait par cette brusque disparition, comme le taureau espagnol qui s’arrête hébété devant la barrière pleine, derrière laquelle s’évanouit l’agile toréador. Puis, semblant oublier l’Anglais, il revint à l’autre bout du wagon. Le tas d’or gisait maintenant au complet, dans le bassin. Il l’entassa dans un grand sac de nuit qu’il avait apporté et s’assit jusqu’au moment où le train s’arrêta à la station de Miramas. Là, il enleva comme une plume ce sac qui renfermait près de soixante livres d’or, descendit, et se promena tranquillement sur le quai, en répétant à très haute voix tous les nombres qu’il avait comptés.
Springfield s’était fendu la tête en sautant du train. Il mourut deux jours plus tard. Il n’avait repris connaissance que pendant quelques minutes. Mais il ne donna aucune explication sur le drame mystérieux dont le wagon d’expériences avait été le théâtre. Il se borna à dire, sur une question qui lui fut posée par le maire de la localité, que la possession de la grosse somme que portait Pierre Marsault était le résultat d’une convention passée entre eux, et que cet or appartenait bien à son compagnon.

Épilogue

Six mois plus tard, le Dr G... , l’illustre aliéniste, descendit de voiture à la porte d’une jolie maisonnette dont le jardin s’étendait jusqu’au bassin d’Argenteuil. Il faisait un beau soleil d’avril. Les arbres bourgeonnaient et les oiseaux chantaient. Dans un coin chaud et clair où les rayons donnaient, un homme, à l’air doux et triste, était assis dans un grand fauteuil, couvé par les regards d’une jeune femme aux paupières rougies, qui lui tenait la main tandis que deux enfants rêveurs le fixaient de leur beau regard bleu chargé d’interrogations muettes. Le docteur alla vers cet homme dont les lèvres remuaient incessamment, comme si elles eussent marmotté quelque mystérieuse patenôtre. Il l’examina, parut satisfait et dit à la femme.
« Maintenant, nous pouvons tenter l’épreuve. »
Une demi-heure après, on amenait le malade sur la petite terrasse qui donnait sur le bassin, où glissaient quelques voiles blanches. La famille et le médecin se groupaient autour de lui. Soudain, un coup de sifflet retentit, et un bateau, caché jusque-là dans la partie du fleuve que masquait le mur de la propriété, apparut.
C’était un vapeur d’une extrême élégance de formes, et qui fendait l’eau de sa coque gaîment peinte en blanc, avec une rapidité qui tenait du prodige.
Le fou se dressa, regarda un instant, les yeux grands ouverts, le doigt tendu en avant, puis fondant en larmes, s’écria :
« La Flèche ! »
Pierre Marsault était sauvé.