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Selma Lagerlöf : L’oiseau Rouge-Gorge

vendredi 27 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans L’excelsior du 1er juin 1923 1923 .

Conte fantastique ou conte merveilleux ? J’hésite un peu. Mais il est question de la façon dont le rouge-gorge a acquis son beau poitrail rouge. C’est donc à n’en pas douter un texte qui ressort de la littérature de l’imaginaire.

Très beau texte d’ailleurs, qui a sa morale... que je ne vous dirai pas. Lisez le donc, il le mérite comme toute l’œuvre de cette auteure de talent que je soupçonne certains de limiter à son roman phare : Le voyage merveilleux de Nils Holgersson. [1].

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C’était au temps où le bon Dieu créait l’univers.

Il fit le ciel, la terre, les animaux, les plantes et leur donna un nom.

Toutes sortes de légendes se rattachent à cette lointaine époque. Et, si nous les connaissions toutes, nous aurions l’explication de bien des secrets que nous ne comprenons pas à présent.

Or, il arriva qu’un jour le bon Dieu étant dans son paradis en train d’enluminer le plumage des oiseaux, la couleur vint à manquer sur sa palette ; et le pauvre chardonneret risquait fort de n’être point coloré, si le Dieu artiste n’avait eu l’idée d’essuyer tous les pinceaux sur ses ailes.

Ce même jour, l’âne vit ses oreilles s’agrandir, parce qu’il n’arrivait pas à retenir son nom. À peine avait-il fait deux pas dans les prairies du paradis qu’il l’oubliait, trois fois il revint pour le demander. À la fin le bon Dieu, impatienté, lui tira les oreilles en lui disant : « Ton nom est âne, âne, âne, » et tout en parlant il tirait si fort, si fort, pour qu’il entendit mieux, que ses oreilles s’allongeaient, s’allongeaient...

Ce même jour l’abeille fut punie parce que dès sa naissance elle s’était mise à distiller le miel, et avait attaqué d’un dard venimeux les hommes et les animaux qui voulaient s’approcher pour goûter l’ambroisie d’or faite de l’âme des fleurs. La voyant si avare de son bien, le bon Dieu se fâcha, appela l’abeille et lui dit :

— Je t’ai donné le moyen de butiner le suc des fleurs pour que tu en fasses la plus douce, la plus parfumée et la plus suave des liqueurs ; mais je ne t’ai pas accordé le droit d’être si dure avec ton prochain. Souviens-toi de ceci : toutes les fois que tu empêcheras un être de manger de ton miel, tu seras condamnée à mourir...

Il se passa bien des choses étranges, ce jour-là... Ah ! oui, ce même jour le grillon devint aveugle et la fourmi perdit ses ailes...

Assis dans son paradis, le bon Dieu, grand et doux, avait durant tout le jour donné la vie ; quand vers le soir il eut l’idée de créer un petit oiseau gris.

— Ton nom est rouge-gorge, lui dit-il.

Et l’ayant complètement modelé il ouvrit la main et l’oiseau s’envola.

Quand il eut parcouru les espaces et contemplé les beautés de la terre où il devait vivre, la fantaisie lui vint de se mirer dans un petit ruisselet. Il vit alors qu’il était tout gris et gris aussi était le duvet de sa gorge. L’oiseau virait, tournait, se contemplait dans l’onde, sans se découvrir une seule plume rouge.

À tire-d’aile il retourna au paradis.

Le bon Dieu était toujours assis, de ses mains sortaient les papillons qui voltigeaient autour de sa tête ; les pigeons roucoulaient sur ses épaules et alentour s’épanouissaient le lys, la rose et la reine-marguerite.

Le cœur du petit oiseau palpitait d’émoi ; il tournoyait et petit à petit il se rapprocha, se précipitant tout à coup dans la main de Dieu.

— Que veux-tu ? questionna celui-ci.

— Seigneur, dites-moi pourquoi vous m’avez nommé rouge-gorge, quand du bec à la queue je suis gris ? Pourquoi me nommez-vous rouge-gorge, alors que je n’ai pas une seule plume rouge ?

Autour de lui, il voyait étinceler la pourpre sur le plumage saupoudré d’or du faisan, sur l’épaisse collerette du perroquet, sur la crête superbe du coq, sur les ailes des papillons, sur les écailles des poissons, sur le velours des roses. Et maintenant il pensait qu’une seule petite goutte de cette pourpre ; le rendrait beau et justifierait mieux son nom.

— Pourquoi suis-je appelé rouge-gorge ? demanda-t-il encore.

Il croyait que le bon Dieu s’écrierait : « Ah ! mon ami, je vois que j’ai oublié de colorer en rouge les plumes de ta poitrine. Attends un moment, je vais le faire ! »

Mais le seigneur se contenta de sourire et dit avec calme :

— Je t’ai nommé rouge-gorge, rouge-gorge restera ton nom. Et quant aux plumes rouges de ton col, tu peux les gagner toi-même.

Le seigneur leva la main et l’oiseau reprit son vol à travers le monde.

Tandis qu’il descendait du paradis, il cherchait ce qu’il pourrait bien faire, lui petit oiseau, pour avoir des plumes couleur de rubis.

L’idée lui vint de faire son nid dans un buisson de roses rouges. Il espérait qu’un pétale en se détachant de la fleur viendrait s’appliquer sur sa petite gorge et lui donnerait ainsi sa couleur.

×××

Depuis ce jour qui a été le plus beau du monde, bien des années et bien des années ont passé. Les animaux, les hommes avaient quitté le paradis pour se répandre sur la terre. Les humains avaient appris à la cultiver, à traverser les mers, à se faire des vêtements et des parures. Et depuis longtemps déjà ils savaient bâtir des temples, des villes puissantes, comme Thèbes, Rome, Jérusalem.

Voici que survint un nouveau jour, dont on se souviendra longtemps aussi dans l’histoire du monde.

Le matin de ce jour, sur une petite colline devant les murs de Jérusalem, un rouge-gorge chantait pour ses petits qui reposaient dans le nid resté, depuis l’ancêtre, suspendu à l’humble rosier. Il leur faisait le récit de la merveilleuse aurore de la création, et ce récit avait passé de bec en bec chez les rouges-gorges tel qu’il avait été transmis par le premier sorti des mains du créateur et qui avait entendu la parole divine.

— Oui, mes enfants, leur disait-il mélancoliquement. Depuis cette époque, tant d’années se sont écoulées, tant de roses ont boutonné, tant de petits oiseaux sont sortis de leur œuf, que le nombre en est incalculable, et rouge-gorge est toujours gris, n’ayant pas encore réussi à gagner des plumes rouges.

Les petits oiseaux ouvraient de larges becs, se demandant pourquoi leurs aïeux n’étaient pas arrivés par quelques hauts faits à se procurer cette couleur éclatante.

— Nous avons tout essayé, mais aucune de nos tentatives n’a réussi. Ainsi le premier rouge-gorge ayant rencontré une fois un autre oiseau semblable à lui, se mit à l’aimer d’un amour si violent qu’il sentit sa poitrine le brûler et rougir. Il pensait, sans doute, que la volonté céleste était de le voit aimer avec cette ardeur, afin que les plumes de sa gorge puissent prendre la couleur de la braise d’amour, dont son cœur était plein. Mais il ne réussit pas, comme après lui nous n’avons pas réussi, comme vous aussi ne réussirez pas !

Tristement les oisillons chantaient en écoutant ces paroles. Ils commençaient à perdre espoir de voir un jour une belle flamme rouge parer le duvet de leur petite gorge.

— Nous avons aussi mis notre espérance dans notre voix, le premier rouge-gorge chantait à merveille et son cou se gonflait d’enchantement. Par moment il s’attendait à voir la chaleur de son âme monter jusqu à sa poitrine et l’empourprer. Vain espoir ! Il ne réussit pas, comme après lui nous n’avons pas réussi, comme vous aussi ne réussirez pas !

De nouveau un faible son sortit des gorges à demi nues des petits. Et l’oiseau poursuivit :

— Nous avons également compté sur notre bravoure, sur notre courage. Le premier rouge-gorge avait lutté hardiment avec les autres oiseaux ; pendant le combat son col s’enflammait du désir de vaincre et il s’attendait à voir sa rouge ardeur lui teinter les plumes. Mais il ne réussit pas plus que nous n’avons réussi, pas plus, que vous autres ne réussirez.

Transportés par ce souvenir héroïque, les petits sifflaient courageusement, exprimant leur désir de ne pas renoncer à gagner la parure si désirée. Mais l’oiseau calma leur élan.

Que pourraient bien tenter les malheureux là où les illustres aïeux avaient échoué :

Aimer, chanter, lutter, que faire de plus ?... Oui, que pouvaient-ils ?

Tout à coup l’oiseau s’arrêta au milieu de sa phrase. D’une porte de Jérusalem sortait une foule, qui se ruait vers la colline où le rouge-gorge avait son nid. C’étaient des cavaliers montés sur de fiers chevaux, des soldats armés de lances, des bourreaux portant des marteaux et des clous, des marchands, des prêtres, des juges qui allaient dignement, des femmes en pleurs et tout une tourbe hurlante.

Tout tremblant, rouge-gorge contemplait ce spectacle du bord de son nid.

La crainte de voir le rosier écrasé, les petits tués l’envahissait :

— Tenez-vous sur vos gardes, leur cria-t-il, serrez-vous bien les uns contre les autres, ne faites pas de bruit. Un cheval s’avance vers nous... et puis un lourd soldat aux cothurnes ferrées... Ah ! mon Dieu ! la foule fonce droit sur notre rosier !

Soudain l’oiseau se précipita dans son nid, protégea les petits de ses ailes en criant :

— Ah ! quelle affreuse chose. Ne regardez pas, on va crucifier trois criminels !

Des coups de marteaux retentissaient mêlés à de lamentables cris de douleur et à de farouches hurlements. Les yeux agrandis d’horreur, rouge-gorge suivait la scène. Il ne pouvait pas détacher ses regards des trois suppliciés.

— Que les hommes sont cruels, gémissait-il. Ils ne se sont pas contentés d’attacher les malheureux sur une croix, ils ont posé sur la tête de l’un d’eux une couronne d’épines. Les pointes lui écorchent le front, son sang coule. Et pourtant cet homme est beau, son regard est doux, il inspire l’amour. Ah ! il me semble que les pointes le déchirant pénètrent dans mon cœur.

Une immense pitié gagnait le petit oiseau.

— Que ne suis-je l’aigle, notre roi, avec mes serres j’arracherais les clous de ses mains et chasserais brutalement la foule des persécuteurs.

Il voyait le sang couler goutte à goutte sur le front du crucifié, il s’agitait dans son nid, ne tenant plus en place.

— Bien que petit et faible, je voudrais faire quelque chose pour ce pauvre martyre.

Tout à coup il sortit de son rosier, vola à tire d’aile vers la croix.

Il décrivit de larges cercles avant d’aller au but, parce qu’il était un petit oiseau timide et peureux qui n’avait jamais osé s’approcher d’un homme.

Cependant, petit à petit, il s’enhardit, s’approcha et avec son bec il arracha du front du malheureux une épine. À ce moment une goutte de sang tomba sur la gorge de l’oiseau, elle s’étendit, s’étendit et colora toute sa poitrine.

Alors le crucifié écarta les lèvres et murmura tout bas à l’oiseau :

— Grâce à ta miséricorde, tu as gagné ce que tous tes aïeux ont vainement tenté d’obtenir depuis la création.

Quand il rentra dans son nid, les petits, émerveillés, lui crièrent :

— Père ! ta gorge est rouge, les plumes de ta gorge sont plus rouges que les roses.

— Oh ! ce n’est qu’une goutte de sang du pauvre homme. Après le bain dans un ruisseau ou une claire fontaine il n’y paraîtra plus.

Mais quand l’oiseau se fut baigné la teinte rouge ne disparut point.

Elle vint même embellir la gorge des petits quand ils furent grands.

Depuis, elle rutile sur la poitrine de tous les rouges-gorges.

Selma Lagerlof

(Traduit par Ingrid Hagg, adapté par Marguerite Milhau.)


[1Roman que je n’ai toujours pas lu. Mais j’ai adoré les nouvelles que j’ai pu lire dont le célèbre « Charretier de la mort ».