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Miguel Zamacoïs : L’homme aux oreilles écartées

dimanche 6 décembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans l’Excelsior du 13 mars 1920 1920 .
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Dans un café voisin de la gare Saint-Lazare Théodore Bouffe était assis. Il penchait sa tête aux oreilles anormalement écartées sur la quatrième page d’un journal et de tout près, car il était prodigieusement myope, lisait avec une Attention minutieuse les « offres et demandes d’emploi ».

Sur la table un bock vide, comme gradué de cercles multiples de mousse, témoignait que la bière avait été longuement dégustée, à petits coups.

Théodore Bouffe cherchait une position sociale. C’est une recherche bien difficile quand on n’a aucun métier, aucune aptitude, aucun don, aucune facilité. Elle l’est encore bien plus quand — c’était le cas pour Théodore — on joint à sa nullité effective, grâce à un écartement exagéré des oreilles et à une bouche entr’ouverte une fois pour toutes, l’apparence physique d’une niaiserie incurable.

Heureusement, il y a des grâces d ’état.

Théodore Bouffe ignorait absolument son infériorité intellectuelle. Il ne savait pas non plus que sa bouche demeurait habituellement ouverte. Et quand il se regardait dans un miroir, il se réjouissait que ses oreilles ne fussent pas appliquées contre son crâne à l’imitation de celles de tant de ses semblables, évidemment dégénérés. On ne s’étonnera pas que, dans de telles dispositions d’esprit, le pauvre garçon attribuât uniquement à la malchance la difficulté qu’il avait de conserver plus de quarante-huit heures un poste quelconque.

Donc, Théodore égrenait une à une les offres d’emplois sans trouver quelque chose qui lui convînt. Ou bien les demandeurs exigeaient des connaissances techniques spéciales — a-t-on idée de ça ! — des mécaniciens, des ajusteurs, des ciseleurs, des conducteurs d’autos, etc., ou bien — pour qui le prenait-on ? — ils proposaient de vils emplois de manœuvres. d’hommes de peine, de coltineurs, de débardeurs !

Il lisait toujours, et déjà l’approche de la signature du gérant du journal à la fin de la dernière colonne le remplissait de découragement, quand il tomba en arrêt sur une annonce ainsi rédigée :

On demande, employé intelligent, très actif, bien élevé, connaissant au moins trois langues à fond, pour traduire correspondance dans très importante maison de commerce. Quinze cents francs par mois pour commencer. Situation d’avenir. S’adresser 108, rue de la Pépinière. Urgent.

Théodore réfléchit autant qu’il était en son pouvoir :

— Intelligent, bien élevé, trois langues, conclut-il, voilà ce qu’il me faut... La maison est voisine, ne perdons pas une minute... Mon petit Théo, je crois que, cette fois-ci, tu vas pouvoir écrire à papa et maman Bouffe, à Aurillac, que ta fortune est faite !

Il régla son bock, rectifia sa tenue et gagna le 108 de la rue de la Pépinière. C’était un grand hôtel particulier sur la façade duquel on lisait : JULES VRIGNOTTEAU, importation de combustibles en gros.

Tout de suite, Théodore, en pénétrant dans la vaste ruche affairée, eut le sentiment de l’importance de la maison. Un garçon l’adressa à un commis qui l’adressa à un autre, lequel, ayant téléphoné à un troisième personnage, lui dit :

— Passez dans ce salon d’attente, le secrétaire particulier de M. Vrignotteau va vous recevoir.

Après un quart d’heure d’attente, un monsieur d’aspect froid et sévère apparut :

— C’est vous qui venez pour la place de traducteur ? Vous avez des papiers ? Bon... Vous savez que la maison est en rapport avec le monde entier ; vous aurez du travail... Mais, si vous faites bien votre affaire, vous pouvez vous créer une belle situation... Vous connaissez trois langues à fond ?

— J’en connais sept.

— Sept langues ? Oh ! oh ! Voilà qui est intéressant ! Le patron pensait, qu’il lui faudrait pour la traduction au moins deux employés, chacun parlant plusieurs langues ; il va être ravi, et je ne serais pas étonné qu’il vous donnât tout de suite deux mille francs par mois... Je vais vous annoncer. Tenez-vous bien, et pas de phrases. Le patron n’est pas commode, il a tant de soucis dans la tête !... Il a autre chose à faire qu’à bavarder avec vous, mais il tient à embaucher lui-même tous les employés... Je vais déjà lui dire que je réponds de vous... Attention, hein, et pas de gaffes ! Après un nouveau quart d’heure d’attente, au milieu d’un va-et-vient incessant de commis et de carillonnages ininterrompus du téléphone, Théodore Bouffe fut introduit solennellement par le secrétaire dans le bureau du puissant patron. Celui-ci manipulait et signait des papiers d’un air de mauvaise humeur :

— Perdons pas de temps, dit-il, en mâchant les syllabes et sur un ton rogue... C’est vous le nouvel employé traducteur ? Paraît que vous savez sept langues à fond ? Intéressant... Dans quel ordre classez-vous ces sept langues, au point de vue de la connaissance que vous en avez ?

— Celle que je sais le mieux, c’est le français.

— Le français ? Vous comptez ça pour une langue ? Après ?

— Après, c’est le charabia, parce que ma famille est d’Aurillac.

M. Vrignotteau jeta un regard stupéfait au secrétaire particulier, envahi lui-même tout à coup par une inquiétude intense.

— Le charabia ?... Après ?

— Après, c’est le javanais.

— Le javanais ?

— Oui... Jave, lave pavarlave travès bavien !... Après, c’est l’argot, parce, que j’ai aidé à recopier un dictionnaire de la langue Verte chez un éditeur... Puis, c’est l’espéranto ; parce que ce même éditeur en a imprimé une méthode... Et puis, c’est le langage des sourds muets, avec les doigts, parce que j’ai été six mois économe dans une institution spéciale... Et, enfin, le langage Braille, pour les aveugles, parce que j’ai été employé pendant la guerre dans une œuvre des Dames compatissantes... Ça fait bien sept langues, et je puis dire que...

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage : Il poussé, bousculé par le secrétaire, il fut projeté brutalement dans l’antichambre ; là., cueilli puis boxé par un huissier costaud, il dégringola l’escalier et se retrouva tout meurtri et tout ahuri sur le trottoir.

Miguel Zamacoïs