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Maurice Level : « Au vieux Sarguemines »

samedi 12 décembre 2020, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans l’Excelsior du 6 mars 1920 1920 .

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La boutique, dont la peinture était déteinte et par endroits écaillée, portait comme enseigna Au vieux Sarreguemines. Bâtie en retrait dan une rue étroite de la rive gauche, elle ne recevait quelques rayons de soleil qu’à l’heure matinale où l’eau bouillonne dans les ruisseaux, et où les ménagères court vêtues, la tête enveloppée d’un fichu, vont chercher leur lait.

M. Gendre vivait là, parmi ses vieux meubles, ses vieilles étoffes, ses vieux livres, poussiéreux et râpé comme eux, levé tard, tôt couché, sans ambitions et sans rêves, tellement habitué à ses bibelots qu’il les vendait presque à regret, ne distinguant pas, dans son cœur paternel, entre le flacon de Venise ébréché et la miniature Louis XVI, orgueil et gloire de sa vitrine.

Jadis, bien achalandé, le magasin avait peu à peu perdu ses clients. À peine si, de temps à autre, un visiteur poussait la porte, demandait un prix, examinait une chaise, un chandelier d’étain, puis s’en allait, sans acheter. M. Gendre le reconduisait poliment, effleurait d’un doigt câlin le bibelot qu’un instant il avait craint de perdre, et reprenait sa lecture. De petites rentes soigneusement gérées, une économie parfaite et une absence totale de besoins lui permettaient ce dilettantisme et ce détachement.

Un jour qu’il lisait un bouquin orné d’images candides, la clochette de l’entrée tinta. Il leva la tête, retira ses lunettes, posa son livre et dit avec une affabilité d’un autre âge :

— Vous désirez, monsieur ?

— Jeter un coup d’œil, répondit le client en regardant autour de lui.

— Faites donc, monsieur, faites donc, autorisa M. Gendre. Ce n’est pas bien en ordre, mais je suis seul, et il y a tant de choses... Il faut excuser...

— Je sais, je sais ; j’ai l’habitude des magasins d’antiquités, et le bibelot m’importe plus que le cadre.

M. Gendre le complimenta de comprendre ainsi l’amour des belles choses. Le visiteur allait et venait, se faufilant entre les meubles entassés, ouvrant un tiroir, essayant la patine d’un bois, feuilletant un volume. À chacun de ses gestes, M. Gendre expliquait ou conseillait :

— Faites attention, vous pourriez vous salir... il y a tant de poussière !... Ne prenez pas la peine... Ceci (je vous le dis franchement) n’est pas ancien — du moins il n’y a qu’une partie qui soit de l’époque ; les cuivres sont modernes... Mais ceci, en revanche, est parfait... Oh ! je vois, vous êtes connaisseur !

— Un peu, répondit le client. À force de chercher, n’est-ce pas...

Il tournait entre les doigts un huilier en vieux Moustier.

— Joli, dit-il en le reposant avec soin.

— Vous trouvez tout de suite la bonne pièce ! commenta M. Gendre en souriant.

— Je m’intéresse aux faïences, expliqua le client.

— Alors, dit M. Gendre, en confidence, je vais vous montrer quelque chose...

Il retira d’un bahut une assiette de la Compagnie des Indes, l’éleva pour en faire admirer la transparence, la mania pour en goûter la pâte tendre, la fit sonner d’une pichenette et la tendit. Le visiteur la reçut avec respect, et hocha admirativement la tête.

— J’en ai douze pareilles, exposa M. Gendre... mais je ne tiens pas à les vendre... Plus tard, si je me retire à la campagne, je les mettrai sur un buffet...

— Vous avez cent fois raison, approuva le visiteur, ce sont des merveilles.

M. Gendre aimait qu’on aimât ce qui lui était cher. Le client commentait les qualités de cette porcelaine, avec une érudition familière. M. Gendre lui confia toute sa pensée :

— L’ennui de notre métier, c’est qu’on a la plupart du temps affaire à des personnes ignorantes, et qui ont la prétention de s’y connaître. J’en ai vu qui discutaient, marchandaient, à cinq francs près, un objet d’une valeur certaine, et qui n’auraient pas su distinguer une commode Régence d’une commode Louis XV ! Avec vous, c’est un plaisir ; on parle, on échange des idées... Autrement, autant vendre du sucre ou des petits pois...

— Parbleu ! approuva le visiteur en s’arrêtant devant un brûle-parfums.

— Amusant ? dit M. Gendre.

— Gentil... approuva le client. Combien en voulez-vous ?

— Deux mille, répondit M. Gendre, en clignant ses petits yeux.

— Deux mille... deux mille... répéta le monsieur en soulevant le couvercle.

M. Gendre se mit à rire :

_— Je plaisantais ! C’est un bibelot que j’ai laissé là, je ne sais pourquoi... C’est moderne — enfin, ce n’est pas du seizième comme on pourrait croire — s’il vous plaît... Vous m’en donnerez soixante-dix francs... C’est trop ?... Mettons soixante, et emportez-le...

— Eh bien ! dit l’acheteur, entendu.

Il tira son portefeuille de sa poche, y prit un billet, puis se ravisa :

— Non, décidément, monsieur Gendre, je ne peux pas... Vous avez là un cloisonné chinois du seizième qui est une pure merveille ! Quand vous m’en avez demandé deux mille, j’en suis resté stupéfait ! Ça en vaut trois, quatre mille... davantage peut-être !... Et vraiment, je ne me sens pas le courage de profiter de votre erreur... Vous vous êtes trompé... Tout le monde se trompe, et les plus forts se laissent rouler... Vous auriez été un marchand comme il y en a tant, je vous aurais pris au mot, je l’avoue... Mais vous êtes un artiste, un de ces artistes qui font honneur à une profession aujourd’hui bien diminuée, et je ne ferai pas une chose pareille... Voulez-vous quatre mille ?

— Êtes-vous sûr que ça vaut ce prix-là ?... Car, si vous avez votre délicatesse, moi, j’ai mes scrupules...

— N’en ayez aucun ; je ne me trompe pas, affirma le client.

— Alors, ma foi, marché conclu. Je peux dire, par exemple, que c’est de l’argent qui me tombe du ciel !

Tout en parlant. il enveloppait le brûle-parfums. Le client paya, plaça le paquet sous son bras et sur le point de sortir, s’arrêta :

— Que je suis étourdi ! J’étais entré chez vous pour acheter une coiffeuse ! Il m’avait semblé en voir une...

— Celle-ci ? Du galbe, en bon état ; un peu chère par exemple : cinq mille....

— Hein ! murmura l’acheteur, ce n’est pas donné ! La forme est courante ; les bronzes... truqués... Je voulais quelque chose pour la campagne... A quinze cents francs, ça irait...

— C’est ce que je l’ai payée...

— Tenez, seize cents — et encore, parce que j’ai trouvé l’autre bibelot. Croyez-moi, vous n’en tirerez pas plus.

— Allons, soupira M. Gendre — qui n’y perdait pas.

— Voici la somme, et voici ma carte ; envoyez-moi ça ce soir.

— Comptez sur moi, dit M. Gendre après avoir lu : Marquis de Pompignolles, 160, boulevard Malesherbes.

Et, refermant la porte, il sourit :

— Dieu merci, il y a encore d’honnêtes gens !

— Dites donc, annonça un mois plus tard un voisin en entrant dans sa boutique, c’est pas vous qui feriez des affaires comme ça ! Écoutez ce que dit le journal :

HOTEL DROUOT. — La première journée de la vente de Pompignolles a produit près d’un demi-million. Une seule coiffeuse, ornée de bronzes ciselés de Jean-Louis Prieur, ayant appartenu à Mme de Pompadour, a atteint 287.000 francs.

— Ah !... le misérable ! s’écria M. Gendre.

— Vous trouvez, vous aussi, qu’il faut être un misérable pour payer un bibelot une pareille somme quand la vie est ce qu’elle est ?... approuva le voisin.

— ... Oui, balbutia M. Gendre frappé à mort, et voulant malgré tout cacher sa honte.

Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.

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