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Rider Haggard : She 15

lundi 21 décembre 2020, par Denis Blaizot


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Ce texte a été publié le 29 février 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 15

Roman de M. RIDER HAGGARD

X

— Eh bien ! dit-elle, le voilà parti, ce vieil insensé ! Ah ! que la sagesse de l’homme est peu de chose ! Il la ramasse comme de l’eau mais, comme l’eau, elle coule entre ses doigts et, pourtant, il suffit que ses mains soient humectées pour qu’on le proclame un sage !... N’est-ce pas vrai ? Mais comment donc t’appelle-t-on ? On ne m’a pas encore dit ton nom.

— On m’appelle Holly, ô reine, répondis-je.

— Holly, reprit-elle, en prononçant le mot avec difficulté, mais avec un délicieux accent ; et qu’est-ce que Holly ?

— Holly (le houx) est un arbre avec des piquants, dis-je.

— Fort bien. Tu as l’air, en effet, assez piquant et, en même temps, tu es robuste comme un chêne, et fort laid, par-dessus le marché, mais, si je ne me trompe, tu es profondément honnête et tu sais réfléchir. Maintenant, Holly, ne reste pas ici, entre avec moi et assieds-toi à mes côtés... Je ne veux pas que tu rampes devant moi comme ces esclaves. Je suis lasse de leur adoration et de leurs terreurs et, parfois, il me prend envie de les réduire en poussière ! Et, de sa main d’ivoire, elle écarta le rideau pour me livrer passage...

J’entrai en frissonnant, car cette femme était vraiment terrible. Derrière les rideaux se trouvait un réduit long de douze pieds sur dix de large, et au milieu de ce réduit, il y avait un divan et une table garnie de fruits, près de laquelle on remarquait une sorte de vasque taillée dans la pierre et remplie d’une eau limpide. L’appartement était éclairé par des lampes richement ciselées, et l’air était imprégné de parfums subtils qui semblaient émaner de la magnifique chevelure et des vêtements blancs de la reine. J’entrai dans la petite pièce et attendis avec émotion.

— Assieds-toi, dit la reine en me désignant le divan. Jusqu’à présent, tu n’as aucune raison de me craindre. Si tu as quelque crainte, celle-ci ne sera pas de longue durée, car je te mettrai à mort ! Ainsi donc, que ton cœur soit léger !

Je m’assis à l’un des bouts du divan, près de la vasque, et la reine s’assit à l’autre bout.

— Maintenant, Holly, me dit-elle, comment se fait-il que tu parles arabe ? C’est ma propre langue, car je suis Arabe de naissance, et j’ai vu le jour dans la vieille cité d’Ozal, province d’Yaman l’Heureuse. Cependant, tu ne parles pas comme nous étions habitués à parler. Ton langage n’a pas ce doux accent, qui caractérisait les tribus d’Hamyar.

— J’ai étudié l’arabe durant plusieurs années, répondis-je. D’ailleurs, cette langue est encore parlée en Égypte et ailleurs.

— Ainsi, on la parle encore et il y a encore une Égypte ?... Et quel est le Pharaon qui règne actuellement ? Est-il de la race du Perse Ochus, ou les Achéménides sont-ils partis ? car nous sommes loin du temps d’Ochus...

— Voilà près de deux mille ans que les Perses ont quitté l’Égypte et, depuis lors, les Ptolémées, les Romains et bien d’autres ont dominé sur les bords du Nil pour tomber ensuite, dis-je tout troublé. Comment peux-tu connaître le Perse Artaxerxès ?

Elle se mit à rire sans me répondre, et je frissonnai de nouveau jusqu’à la moelle des os.

— Et la Grèce, reprit-elle, y a-t-il encore une Grèce ? Ah ! j’aimais tant les Grecs ! Ils étaient beaux comme le jour et fort intelligents, mais néanmoins volages et irascibles.

— Oui. dis-je, il y a une Grèce : et maintenant, il y a de nouveau un peuple grec. Pourtant, les Grecs d’aujourd’hui ne ressemblent guère aux Grecs d’autrefois, et la Grèce, elle-même, n’est qu’une mauvaise copie de l’ancienne Grèce.

— Soit. Les Hébreux sont-ils encore à Jérusalem ? Et le temple qu’a bâti le sage roi est-il encore debout, et quel Dieu y adore-t-on ? Le Messie, dont ils annonçaient si bruyamment la venue, est-il en-fin arrivé, et gouverne-t-il la Terre ?

— Les Juifs ont été vaincus, dispersés, les débris de ce peuple couvrent le monde, et Jérusalem n’est plus. Quant au temple qu’Hérode a bâti...

— Hérode ? dit-elle. Je ne connais pas Hérode. Mais, continuez.

— Les Romains l’ont brûlé, les aigles romaines ont plané au milieu de ses ruines et la Judée est maintenant un désert.

— Ah oui ! c’était un grand peuple, ces Romains, ils ont marché droit au but — ils s’y sont précipités comme leurs propres aigles fondant sur leur proie ! — et ils ont laissé la paix derrière eux...

— Solitudinem faciunt, pacem appellant, insinuai-je.

— Tiens ! tu parles aussi latin ! dit-elle, tout étonnée. Cette langue sonne étrangement à mes oreilles après tant, d’années écoulées, et il me semble que ton accent n’est pas le même que celui des Romains. Qui a écrit cela ? Je ne connaissais pas cette sentence, mais elle s’applique bien à ce grand peuple. Je crois que tu est un savant homme, que tu as puisé aux sources de la science. Sais-tu aussi le grec ?

— Oui, reine, et un peu d’hébreu, mais je ne le parle guère bien. Ce sont des langues mortes actuellement.

Elle battit des mains avec une joie enfantine.

— Malgré ta laideur, dit-elle, tu sais cueillir les fruits de la sagesse. Mais revenons à ces Juifs que je hais, car ils m’appelaient « païenne » quand je voulais leur enseigner ma philosophie. Leur Messie est-il venu, et gouverne-t-il le monde ?

— Leur Messie est venu, répondis-je avec respect ; mais il était humble et pauvre, et ils ne voulurent pas de lui. Ils le flagellèrent et le crucifièrent sur le bois, mais ses paroles et ses œuvres vivent encore, car il était le fils de Dieu, et maintenant il gouverne la moitié du monde, quoique son royaume ne soit pas de ce monde.

— Ah ! ces loups furieux ! dit-elle, adorateurs de la sensualité et de mainte autre divinité, avides de gain et déchirés par les factions ! je vois encore leurs sombres figures !... Ainsi donc, ils ont crucifié leur Messie ! Cela ne m’étonne pas ; ils ne se souciaient que des dieux qui arrivaient dans tout l’éclat du pouvoir suprême, et l’esprit de vie ne leur importait guère... Oui, ce peuple élu, sectateur de Jéhoyah, sectateur de Baal sectateur d’Astaroth, sectateur des dieux d’Égypte — peuple avide de tout ce qui lui apportait la richesse et le pouvoir. Ainsi donc, ils ont crucifié leur Messie parce qu’il était plein d’humilité — et maintenant ils sont dispersés dans l’univers entier... D’ailleurs, si je ne me trompe, c’est bien là ce qu’un de leurs prophètes avait prédit. Je ne les plains guère — ils ont brisé mon cœur, ces Juifs, et m’ont chassée dans ce pays sauvage, demeure d’un peuple plus ancien qu’eux-mêmes. Quand je voulus leur enseigner la sagesse à Jérusalem, ils me lapidèrent, oui, ces rabbins et ces hypocrites à la barbe blanche excitèrent le peuple à me lapider ! Vois, j’ai encore la marque de leurs coups ! — et, découvrant soudain son joli bras potelé, elle me montra une petite cicatrice qui se détachait en rouge sur sa peau d’une blancheur éclatante.

Je reculai avec horreur.

— Pardonne-moi, ô reine, m’écriai-je, mais je suis stupéfait ! Près de deux mille ans se sont écoulés depuis que le Messie a été crucifié sur le Golgotha... Comment peux-tu avoir enseigné la philosophie aux Juifs avant sa venue. Tu es une femme et non un esprit. Comment une femme peut-elle vivre deux mille ans ? Pourquoi te moques-tu de moi. ô reine ?

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)