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Rider Haggard : She 18

mardi 22 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 3 mars 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 18

Roman de M. RIDER HAGGARD

XI(Suite)

Ses mains retombèrent sur ses hanches, puis s’élevèrent de nouveau au-dessus de sa tête et, foi d’honnête homme, je vis la flamme blanchâtre jaillir en même temps, et monter presque jusqu’à la voûte, jetant une lueur sinistre sur Ayesha elle-même, sur le corps recouvert d’un linceul et sur les parois du rocher !...

Les bras retombèrent ainsi que la flamme et, d’une voix sifflante qui glaça mon sang dans mes veines, Ayesha prononça les paroles suivantes :

— Maudite, maudite soit-elle à tout jamais !

Les bras se relevèrent de nouveau, et la langue de feu jaillit en même temps, puis ils retombèrent encore.

— Maudite soit sa mémoire ! Maudite soit la mémoire de l’Égyptienne !

Même mouvement des bras et de la flamme.

— Maudite soit-elle à cause de sa beauté, la jolie fille du Nil ! Maudite soit-elle pour m’avoir privée de mon bien-aimé !

Et, de nouveau, la flamme se retira...

Ayesha se couvrit les yeux de sa main, et, abandonnant sa voix sifflante, elle s’écria :

— À quoi bon maudire ? Elle m’a vaincue, et elle est partie !

Puis elle recommença, avec une énergie encore plus terrible :

— Puisse ma malédiction l’atteindre partout et troubler son repos ! Qu’elle se cache dans les ténèbres ! Qu’elle soit plongée dans un abîme de désespoir !

Et les mêmes rites diaboliques continuèrent, la flamme se réfléchissait dans les yeux angoissés d’Ayesha : ses terribles malédictions, dont aucune description ne peut rendre l’horreur, se répercutaient contre les murailles, et des lueurs sinistres, succédant à une obscurité profonde, éclairaient le cadavre étendu sur la dalle de pierre !

Elle finit par se taire, épuisée de fatigue, et, s’asseyant sur le plancher rocailleux, elle poussa des soupirs désespérés.

— Pendant deux mille ans, murmura-t-elle, pendant deux mille ans, j’ai attendu et souffert ; mais, quoique les siècles succèdent aux siècles, ce souvenir me hante sans cesse, toute espérance m’est refusée ! Oh ! avoir vécu deux mille ans, le cœur rongé par la passion, mon péché toujours devant les yeux ! Oh ! ces années de tristesse, ces années d’ennui qui. ne finiront jamais !

 » Mon bien-aimé ! mon bien-aimé !... Ah ! pourquoi cet étranger est-il venu ? Depuis cinq cents ans, je n’ai pas souffert de la sorte ! Ah ! si j’ai péché contre toi, n’ai-je pas expié mon péché ? Quand me seras-tu rendu, toi qui es tout pour moi ? Hélas ! que ne suis-je morte avec toi, moi qui t’ai massacré ! hélas ! hélas ! »

Et elle s’affaissa sur le sol, en soupirant et en versant un torrent de larmes.

Soudain, elle se calma, se releva, rajusta sa robe, et, rejetant ses longues boucles en arrière, elle s’avança vers le cadavre étendu sur la pierre.

— O Kallikratès ! s’écria-t-elle, — et ce nom me fit tressaillir, — je veux contempler de nouveau ton visage, quoique ce soit une vraie torture ! Une génération a passé depuis que je ne t’ai contemplé, toi que j’ai massacré de ma propre main !

Elle souleva alors en tremblant un des coins du linceul et murmura d’une voix faible qui trahissait son effroi :

— Te ressusciterai-je pour te voir là devant moi, comme jadis ? Je puis le faire.

Et elle étendit ses mains sur le linceul, tandis que tout son corps se raidissait et que ses yeux devenaient ternes et vitreux. Je reculai avec horreur derrière le rideau, mes cheveux se dressèrent sur ma tête, et je crus voir — était-ce une hallucination ? était-ce une réalité ? — je crus voir le corps frissonner légèrement et le linceul s’agiter comme s’il reposait sur la poitrine d’une personne endormie. Soudain, elle retira ses mains, et le mouvement du corps me parut cesser.

— À quoi bon ? dit-elle tristement. À quoi bon rappeler un semblant de vie quand je ne puis rappeler l’esprit ? Même si tu étais debout devant moi tu ne me reconnaîtrais pas, et ne pourrais faire ce que je t’ordonnerais. La vie, chez toi, serait ma vie, et non ta vie, Kallikratès.

Durant un instant, elle resta immobile et rêveuse, puis, s’agenouillant près du corps, elle porta le linceul à ses lèvres et se mit à pleurer amèrement. La vue de cette femme s’abandonnant à sa passion pour un mort était si horrible, que je ne pus supporter plus longtemps un pareil spectacle ; je m’éloignai donc en tremblant et me glissai dans le sombre couloir, l’âme bouleversée par cette vision infernale.

Je ne sais maintenant comment je parvins à trouver mon chemin. Je rampais depuis vingt minutes environ au milieu des ténèbres, quand je m’aperçus que j’avais dépassé le petit escalier par où j’étais descendu. Enfin, épuisé de fatigue, rempli d’une frayeur mortelle, je m’affaissai sur la pierre et m’évanouis.

Quand je repris connaissance, je distinguai derrière moi un faible rayon de lumière. Je fis quelques pas et je vis que c’était justement par le petit escalier que cette lueur pénétrait jusqu’à moi. Gravissant les marches, je pus regagner ma chambre en sûreté, et, me jetant sur mon lit, je m’endormis bientôt d’un lourd sommeil.

XII

Quand je m’éveillai, le lendemain matin, j’aperçus Job en train de secouer mes habits, et de ranger mon nécessaire de voyage.

— Comment va M. Léo, Job ? lui demandai-je.

— À peu près de même, monsieur. Je crains bien que sa fin ne soit prochaine ; et pourtant je dois dire que cette jeune sauvage, Ustane, le soigne aussi bien qu’une chrétienne. Elle est toujours à son chevet, et, si je veux m’interposer, elle se met en colère ; l’autre jour, elle a été jusqu’à me menacer d’un couteau dissimulé sous l’espèce de chemise de nuit dont elle est revêtue ! Ah ! monsieur, c’est cruel d’avoir à supporter pareil traitement de la part d’une sauvage ; mais aussi, pourquoi sommes-nous allés chercher ce qu’aucun homme ne peut trouver ? Voyez-vous, monsieur, tout n’est pas encoure dit, et, pour prix de notre folie, nous irons rejoindre les spectres et les cadavres qui habitent ces grottes diaboliques ! Et, maintenant, je vous quitte, car il faut que je m’occupe de M. Léo, si toutefois cette sauvagesse veut me le permettre.

Les remarques de Job n’étaient pas précisément égayantes après une nuit comme celle que j’avais passée ; en outre, je ne pouvais m’empêcher de reconnaître qu’il avait raison. Tout pesé, il me semblait certain que nous ne sortirions jamais de ce pays. À supposer que Léo se rétablit et que Ayesha voulût bien nous laisser partir, comment trouver notre chemin à travers les marais ? Il n’y avait donc qu’à accepter notre destinée ; et, pour ma part, je ne demandais pas mieux, car l’aventure m’intéressait au plus haut degré et, — l’avouerai-je, — les charmes d’Ayesha, même après le terrible spectacle que j’avais contemplé la nuit précédente, exerçaient sur moi une puissante attraction...

Après m’être habillé et avoir pris quelque nourriture, je m’empressai d’aller voir Léo, que je trouvai en proie au plus violent délire. Je demandai à Ustane ce qu’elle pensait de son état : elle se borna à secouer la tète en pleurant. Évidemment, la jeune fille n’avait pas grand espoir et je réfléchis que le mieux serait de décider Ayesha à venir le voir. Elle le guérirait certainement si tel était son bon plaisir ; en tout cas, elle disait qu’elle le pouvait. Sur ces entrefaites, Billali entra dans la chambre et, secouant la tête :

— Il mourra ce soir, dit-il.

— Que Dieu le protège, mon père ! répondis-je.

Et je me disposai à sortir, le cœur serré.

— Celle qui doit être obéie te réclame, mon fils, dit le vieillard dès que nous eûmes atteint le rideau ; mais sois plus prudent. Hier, j’ai bien cru que la reine allait te réduire en poudre quand tu n’as pas voulu ramper devant elle... Elle siège actuellement dans la grande salle pour juger ceux qui ont essayé de te tuer, toi et le Lion. Viens, mon fils, viens vite !

Je me mis donc en marche et le suivis à travers le corridor, et, en arrivant dans la grande caverne centrale, nous aperçûmes quantité d’Amahagger qui s’y précipitaient pêle-mêle, vêtus les uns d’une robe, les autres de la simple peau de léopard. Nous mêlant à la foule, nous remontâmes l’énorme et presque interminable souterrain. Les murailles étaient couvertes de sculptures et tous les vingt pas environ, s’ouvraient des couloirs conduisant, me dit Billali, à des tombes creusées dans le roc par « l’ancien peuple ». Personne ne visitait maintenant ces tombes, paraît-il ; et je me réjouissais du vaste champ de recherches scientifiques qui s’ouvrait devant moi.

Nous arrivâmes enfin à l’extrémité de la grotte, où se trouvait un dais de pierre semblable à celui sur lequel nous avions été si furieusement attaqués, ce qui me prouva que ces dais avaient sans doute servi d’autels pour les cérémonies religieuses et plus spécialement pour les rites funéraires. En face de ce dais étaient groupés un grand nombre d’individus des deux sexes ayant un air sinistre et boudeur, capable de glacer la gaieté du plus enjoué des hommes. Sur le dais était installé un fauteuil grossier en bois incrusté d’ivoire, avec un tabouret tenant au fauteuil.

Soudain, on entendit un cri : « La reine ! la reine ! » et, là-dessus, tous les spectateurs se jetèrent la face contre terre et restèrent immobiles comme s’ils étaient frappés à mort. Au même moment, un long cordon de gardes sortit d’un couloir situé à gauche, et se rangea des deux côtés du dais. Puis survinrent une vingtaine environ de serviteurs muets, autant de femmes muettes portant des lampes, puis enfin une personne emmaillotée des pieds à la fêle, que je reconnus pour Ayesha elle-même. Elle monta sur le dais, s’assit sur le fauteuil, et m’adressa la parole en grec, sans doute pour ne pas être comprise de son entourage.

— Viens, Holly, me dit-elle, assieds-toi à mes pieds et regarde-moi juger ceux qui voulaient te massacrer. Pardonne-moi si mon grec est quelque peu fautif ; il y a si longtemps que cette langue n’a résonné à mes oreilles !

Je m’inclinai et, montant sur le dais, je m’assis à ses pieds.

— Comment as-tu dormi, mon cher Holly ? demanda-t-elle.

— Fort mal, Ayesha, répondis-je, en songeant avec terreur qu’elle savait peut-être comment j’avais passé une partie de la nuit.

— Moi aussi, dit-elle avec un sourire, je n’ai guère bien dormi. La nuit dernière, j’ai eu des rêves bizarres, et c’est toi, ô Holly, qui en es la cause.

— De quoi as-tu rêvé, Ayesha ? demandai-je d’un air indifférent.

— D’une personne que j’aime et d’une autre que je hais ! répondit-elle vivement.

Puis, changeant le cours de la conversation, elle s’adressa en arabe au capitaine des gardes :

— Faites amener les accusés !

Le capitaine s’inclina profondément (les gardes et les serviteurs étaient demeurés debout) et s’engagea avec ses hommes dans un des couloirs de droite.

Il y eut alors un silence. Ayesha, la tête appuyée sur sa main, semblait perdue dans ses rêveries, tandis que la multitude continuait à ramper sur l’estomac, relevant seulement un peu la tête pour nous regarder.

Au bout d’un moment, nous entendîmes un bruit de pas dans le couloir, et la garde défila, escortant les prisonniers, au nombre d’une vingtaine, sur le visage desquels se peignait une sombre frayeur. On les fit ranger en face du dais, et ils allaient se prosterner comme les spectateurs, quand Ayesha les arrêta.

— Non, dit-elle de sa voix la plus douce, veuillez rester debout. Peut-être le temps viendra-t-il où vous serez fatigués d’être étendus.

Et elle rit d’un rire mélodieux.

Un frémissement de terreur courut dans les rangs des pauvres victimes et, malgré leur méchanceté, je ne pus m’empêcher de les plaindre. Quelques minutes se passèrent, durant lesquelles Ayesha sembla examiner lentement et soigneusement chaque accusé.

Enfin, s’adressant à moi d’un ton paisible et délibéré :

— O mon hôte, dit-elle, reconnais-tu ces hommes ?

— Oui, reine, je les reconnais presque tous, répondis-je.

Et les prisonniers me lancèrent un regard menaçant.

— Alors, raconte à cette noble compagnie ce qui s’est passé.

Je fis donc, aussi brièvement que possible, le récit de l’horrible fête. Tous, accusés et spectateurs, m’écoutèrent dans un profond silence, et, quand j’eus terminé, Ayesha appela Billali qui confirma pleinement mes dires. Aucun autre témoin ne fut cité.

— Vous avez entendu, dit enfin Ayesha, d’une voix claire et perçante qui contrastait avec son accent habituel. Qu’avez-vous à dire pour votre défense, enfants rebelles ?

Personne ne répondait, quand un des prisonniers, grand et robuste gaillard, prit la parole et dit que, si on leur avait commandé d’épargner les blancs, ils n’avaient reçu aucun ordre au sujet du noir ; aussi avaient-ils cru pouvoir le supplicier à la mode du pays, pour le manger ensuite ; quant à leur attaque contre nous, elle avait eu lieu dans un soudain accès de fureur, et ils la regrettaient sincèrement. Il terminait en faisant appel à la miséricorde de la reine ; mais on voyait, à l’expression de son visage, qu’il avait fort peu d’espoir.

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)