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Jacques Césanne : La preuve

samedi 19 décembre 2020, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans l’Excelsior du 26 février 1920 1920 .

Vous pouvez la retrouver sur Gallica.

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Les deux jeunes femmes s’étaient accoudées sur la terrasse qui domine le lac, et leurs voix assourdies se perdaient dans la nuit :

— Le bonheur, disait l’une d’elles, songeuse, il ne faut pas se vanter trop tôt de l’avoir connu...

— Écoutez, chère madame, reprit l’autre, j’ai trente-huit ans, M. d’Argentière, quarante-cinq. En voici bientôt vingt que nous sommes mariés. Eh bien ! je l’aime comme au premier jour et jamais sa tendresse pour moi ne s’est démentie un seul instant. Nous ne nous sommes pour ainsi dire point quittés. Je l’ai accompagné partout où l’a conduit sa carrière... C’est que, voyez-vous, nous sommes si complètement, si absolument faits l’un pour l’autre. Nos façons de comprendre, de sentir, d’espérer, sont tellement identiques... Je n’imagine point qu’il puisse avoir une pensée qui demeure secrète pour moi, pas plus que moi pour lui. L’âme de chacun de nous est comme le miroir de l’autre.

Mme d’Argentière se tut. Il y eut un petit silence, puis son interlocutrice lui demanda :

— Vous n’avez pas eu d’enfants ?

— Non. Mais j’ai été tellement femme que j’ai moins souffert, peut-être, de n’avoir pas été mère...

Les deux femmes s’éloignèrent et leurs voix achevèrent de se perdre dans la nuit.

×××

Ce matin-là, Mme d’Argentière gravissait courageusement un sentier abrupt (car elle entendait bien limiter au strict minimum un embonpoint naissant), lorsqu’elle aperçut à quelque cent mètres devant elle un promeneur solitaire dont elle reconnut tout de suite la silhouette, car M. d’Argentière, encore très jeune d’aspect et d’allure, avait, en marchant, une sorte de déhanchement qui eût permis, à distance, de le distinguer entre mille autres. Elle appela :

— Charlie !

Surpris. le promeneur se retourna, et lorsque Mme d’Argentière se fut approchée de lui, elle le dévisagea et demeura interdite :

— Oh ! Pardonnez-moi, monsieur ! Je vous avais pris de loin pour mon mari... Vous avez une façon de marcher qui est tellement la sienne... Et puis... Vous lui ressemblez aussi d’une façon si frappante...

L’homme que Mme d’Argentière avait devant elle rappelait, en effet, trait pour trait son mari, tel qu’elle l’avait connu vingt ans plus tôt.

— Nous sommes peut-être des parents éloignés, et qui s’ignorent, répondit l’inconnu. Ce serait, madame, une grande joie pour moi de retrouver une famille, car j’ai perdu toute la mienne. Je suis arrivé hier soir au Palace, et je me nomme Charles de Plassans.

Tout semblait paradoxal dans cette aventure, et Mme d’Argentière se demandait si elle ne rêvait pas. Était-il possible qu’elle retrouvât chez un étranger la démarche, l’attitude, la physionomie, la voix, et jusqu’au prénom de son mari ?

Plassans... Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait ce nom. Elle chercha dans ses souvenirs, puis elle balbutia :

— Plassans... Non, nous ne connaissons pas.

Elle ne disait point la vérité. Elle venait de se rappeler soudain un séjour qu’elle avait fait à Étretat, quelques mois après son mariage. La villa qu’elle habitait avec M. d’Argentière était toute proche d’une autre où demeurait une jeune femme, une Mme de Plassans que son mari, officier de marine, était venu installer là, avant de partir en Orient. Elle la revoyait maintenant avec une précision singulière, cette brune piquante aux yeux ardents, au buste avantageux...

Elle ajouta rapidement, presque durement :

— Non... Nous ne connaissons pas. D’ailleurs, mon mari, lui aussi, n’a aucune famille. Excusez-moi, monsieur...

Elle redescendit en courant vers l’hôtel.

— C’est une folle, pensa M. de Plassans. Décidément la guerre a dérangé la cervelle de bien des gens.

×××

Mme d’Argentière est en tête à tête avec son mari.

— Charles, tu ne m’as jamais trompée ?

M. d’Argentière regarde sa femme avec ahurissement :

— Que signifie cette plaisanterie ?

— Je ne plaisante pas. Ce que je te demande est extrêmement sérieux.

— Eh bien ! je te réponds sérieusement. Je ne t’ai jamais trompée.

— Tu le jures ?

— Naturellement. Mais je ne m’attendais pas à me voir poser cette question après vingt ans de mariage.

— Dis que tu le jures.

— Je le jure.

— Tu mens, tu mens, tu mens !

— Mon amie, je n’aime pas les scènes.

— Ce n’est pas une scène. Tu m’as trompée avec Mme de Plassans.

M. d’Argentière a un petit serrement de cœur. Comment et pourquoi sa femme vient-elle lui exhumer cette histoire si secrète d’un passé si lointain ? Cependant, quelle preuve peut-elle avoir ? Il répond avec assez d’assurance :

— Mme de Plassans ? Connais pas.

— Oh ! Tu exagères. Mais n’importe, je vais préciser tes souvenirs : Mme de Plassans, c’était notre voisine, à Étretat, cette brune forte et commune, qui avait l’air d’une fille... Oh ! rappelle-toi !

— Je me souviens, en effet, de cette dame, maintenant. Mais, après quinze ou dix-huit ans...

— Dix-neuf.

— Enfin, je ne sais plus, moi ! Après si longtemps, je puis avoir oublié une voisine de plage !

— On n’oublie pas aussi facilement, même quand on est un homme. Car je suppose que tu as dû avoir, tout de même quelque honte vis-à-vis de toi-même quelque remords. L’année de notre mariage ! Pouah...

— Tu commences à m’énerver. Quand on accuse ainsi les gens, on doit être prêt à apporter des preuves. Ce serait trop commode, en vérité !

Mme d’Argentière se penche à la fenêtre.

— Des preuves ? Une suffit. Tiens, regarde !

Un jeune homme arrive sur la terrasse et a, en marchant, une sorte de déhanchement qui le ferait reconnaître entre mille. Elle le désigne du doigt :

— M. Charles de Plassans.

Il s’adresse au portier. Elle dit :

— Écoute !

À l’apparition de cet autre lui-même, que le Destin dresse devant lui, M. d’Argentière comprend tout à coup.

C’est la preuve, en effet. la preuve irrécusable. Mais cette preuve ne l’accable pas de son poids formidable. Au contraire, elle semblerait lui donner des ailes. Il pourrait se jeter aux pieds de sa femme pour implorer son pardon. Mais l’heure de l’époux est passée. Celle du père commence. Aujourd’hui, l’un n’a derrière lui qu’un amour ressassé, périmé, stérile. L’autre a devant lui nouvel amour pur, imprévu, charmant M. d’Argentière se retient pour ne pas descendre l’escalier quatre à quatre pour ne pas aller crier à cet enfant.

— Viens, toi ! Embrasse-moi... Et puis c’est moi qui vais te mener dans la vie maintenant parce que tu es... tu es mon petit !

×××

Effondrée dans un fauteuil, Mme d’Argentière pleure silencieusement. Il s’approche d’elle. Il essaie de prendre ces mains qui cachent le visage baigné de larmes. Mais elle le repousse avec horreur :

— Oh ! laissez-moi... Allez-vous-en !

Et, dans le bouleversement de son être, elle se répète une toute petite phrase qu’on lui jetait la veille comme un défi, et qui lui semblait un blasphème :

— Le bonheur... Il ne faut pas se vanter trop tôt de l’avoir connu !

Jacques Césanne