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Maurice Level : L’acquitté

mardi 22 décembre 2020, par Denis Blaizot

Ce conte est paru le 20 mars 1920 1920 dans l’Excelsior.

M. Jouveau, commissionnaire en pierres précieuses, rangeait avec un soin méticuleux des perles sur une feuille de papier de soie, lorsqu’on fit entrer un visiteur dans son bureau.

Comme il ne faisait pas très clair, et que la lampe électrique éclairait seulement sa table, il ne le reconnut pas tout d’abord. Le visiteur s’empressa de rafraîchir sa mémoire :

— Vous ne me reconnaissez pas, monsieur ? Pourtant nous avons passé trois longues journées face à face ! Je suis Moustel, Moustel, accusé d’assassinat, que vous et vos collègues du jury avez bien voulu acquitter le mois dernier.

— Ah ! pardonnez-moi, s’écria M. Jouveau, les mains tendues... Je suis fort heureux de vous voir, et nous avons été tous bien fiers ce proclamer votre innocence !

— Tous ?... murmura Moustel... Croyez-vous ?

— Oui, il y a eu un entêté — le seul ---- pour voter contre l’acquittement... Mais, moi, je n’ai jamais douté un instant...

— Je sais, je sais, répondit Moustel, et je sais que votre influence de chef des jurés a entraîné la conviction de plusieurs de ces messieurs.

— J’en conviens, et je m’en félicite, répliqua le commissionnaire.

Il avait gardé de ses fonctions redoutables et éphémères un grand respect de la justice, une pointe de dignité grave, presque emphatique, et une estime certaine de sa propre valeur. M. Moustel s’inclina et reprit :

— Aussi bien ai-je considéré qu’il était de mon devoir de vous exprimer ma gratitude. Si je ne l’ai pas fait plus tôt, c’est que ma longue détention, les fatigues, les angoisses de ces journées d’audience m’avaient fortement déprimé...

— Cela se conçoit, approuva M. Jouveau.

— Mais, acheva M. Moustel, après un séjour à la campagne, ma première visite est pour vous.

— Je vous en suis tout à fait obligé, remercia M. Jouveau.

— N’est-ce pas naturel ? s’étonna l’acquitté.

— Les choses les plus naturelles ne sont pas celles que les hommes pratiquent le plus volontiers, soupira le commissionnaire, philosophe ; et la gratitude ne pousse pas toujours où on a semé le bien...

— Le tour de cette formule est particulièrement heureux, remarqua M. Moustel, et je vous l’emprunterai à l’occasion, si vous voulez bien le permettre ?...

M. Jouveau permit d’un sourire, et, renversé dans son fauteuil, demanda :

— Qu’allez-vous faire, maintenant ? Reprendre vos occupations antérieures, sans doute ? Vous étiez rentier, je crois ?

— Oui, mais je chercherai autre chose. Cette malheureuse histoire m’a dégoûté du genre humain... ou du moins me l’a fait voir sous un jour nouveau...

— Évidemment... cette erreur qui aurait pu être fatale... Quand on pense que vous auriez pu !... C’est affreux ! Et quel concours de circonstances, de coïncidences !... Enfin, tout est bien qui finit bien... Dans quelque temps, il ne vous restera que le souvenir d’un mauvais rêve...

— Mauvais rêve ? répéta M. Moustel, vous voulez dire un rêve inespéré !

M. Jouveau regarda son interlocuteur avec étonnement. Celui-ci posa son chapeau sur le coin de la table et se mit à rire :

— Monsieur, vous êtes un excellent homme, mais un enfant. Oui, il y a eu une erreur judiciaire ; mais pas dans le sens que vous croyez. Légalement, et pour toujours, puisqu’il y a chose jugée, je suis innocent : en fait, je suis coupable.

— Vous ? balbutia M. Jouveau.

— Moi. Pourquoi m’en défendrais-je, puisqu’on ne peut plus me poursuivre de ce chef ? J’ai bel et bien tué la crémière du passage Boulard. Pourquoi je l’ai tuée ? Oh ! pour mille raisons... Mais une seule suffit : pour prendre son argent. Elle était riche, je ne l’étais plus : il n’en fallait pas davantage...

— Vous plaisantez ? tenta d’objecter M. Jouveau.

— Pas le moins du monde ; la chose n’y prête guère, du reste. Mais j’ai voulu vous mettre en garde contre l’éloquence des avocats. Le mien était un maître, dans toute l’acception du terme ; un as ! Vous pouvez une fois encore être juré : il faut que vous ne vous laissiez plus prendre à ce piège de la parole.

— Voyons, voyons, murmura M. Jouveau en s’essuyant le front, ce n’est pas possible ! Toutes ces dépositions favorables, toutes ces expertises qui tournaient en votre faveur, le témoignage des voisins... la certitude de votre alibi... votre passé... la précision de vos réponses... et la mollesse même du réquisitoire ?...

— Autant de petits faits qui m’ont servi, comme d’autres, auparavant, avaient pu me nuire. Votre stupeur ne me surprend pas ; je la trouve très naturelle : l’homme est ainsi fait qu’il ne peut admettre son erreur, et, pour tout vous dire, je trouve votre révolte assez réjouissante. Hé quoi ! mon cher monsieur, regretteriez-vous de m’avoir rendu aux miens ? J’ai commis un crime, soit ; je ne suis pas pour cela un meurtrier « de carrière », si j’ose ainsi m’exprimer. Je vais rentrer dans le droit chemin, et ne m’en écarterai plus, je vous l’affirme. Au fond, j’ai plus de remords qu’il n’y paraît ; mais ce qui est fait est fait, n’est-ce pas, et les plus belles phrases n’y changeraient rien. Je vous demanderai simplement de ne pas ébruiter cette histoire ; elle pourrait me faire du tort. Et cela serait aussi fâcheux pour vous, car je serais obligé de vous tenir pour responsable de tout ennui qui m’adviendrait... Je suis convaincu, du reste, que je n’aurai pas à me résoudre à cette fâcheuse extrémité...

Insensiblement, M. Jouveau s’était rapproché de la porte. Il allait l’atteindre, quand une dame âgée entra.

— Ah ! s’écria-t-elle, Dieu soit loué ! Il est là !

Moustel avait salué d’un geste de la main la nouvelle arrivante ; elle se pencha à l’oreille du commissionnaire :

— Dites comme lui, monsieur, je vous en conjure... il est fou... la détention lui a tourné la cervelle : c’est sa folie de croire qu’il a tué, mon pauvre cher enfant !... À part ça, il est doux comme un mouton...

M. Jouveau respira ; M. Moustel se frotta les mains :

— Eh bien ! maman, tu vois ! M. Jouveau est tout à fait de mon avis ; avec sa voix, qu’il m’a promise, je suis sûr d’être président de la République demain...

— Si nous allions tout de suite à l’Élysée, mon enfant ? proposa la dame en clignant la paupière du côté de M. Jouveau.

— Excellente idée ! déclara Moustel. Monsieur, je suis tout à vous...

Ils sortirent ; M. Jouveau poussa un soupir de soulagement, puis une grande tristesse l’envahit. Ainsi, voilà le fruit de l’erreur des hommes ! Un malheureux, torturé, devenu dément ! Il se réjouit aussi de sa clairvoyance qui avait évité une condamnation horrible, et, le front contre la vitre, regarda dans la rue.

Moustel avait pris le bras de sa mère, et tous deux riaient, à gorge déployée.

— Ah ça ! songea M. Jouveau. Que signifie ?...

Il courut à sa table : trois de ses plus belles perles avaient disparu, mais à leur place un petit billet portait ces mots :

Voyons, cela ne vaut-il pas mieux, tout de même, que si j’avais tué la crémière du passage Boulard pour la voler ?

Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.

Très bonne nouvelle policière, n’est-ce pas ? C’est du moins mon avis. Jusqu’à la fin — et même après :-) — le lecteur ne sait pas ce qu’il en est : l’acquitté est-il coupable du crime dont on l’accusait ? Des nouvelles comme celle-là, j’en redemande. Dommage qu’il n’y en ait pas plus dans l’Exclesior.

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