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Abel Hermant : Légitime défense

dimanche 10 janvier 2021, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans l’Excelsior du 7 août 1921 1921 .


Voilà un bien bon polar. Un petit drame de la légitime défense, quand la méfiance tourne à la bêtise. Un vrai régal. Comme chacun des contes que j’ai lu de cet écrivain dans mon exploration des Contes de l’Excelsior, mais je ne me suis arrêté qu’à ceux dont le titre m’a fait penser que le texte pouvait être policier, fantastique, etc. Qu’en est-il en fait de la centaine d’autres dont il est l’auteur entre le 1er janvier 1920 1920 et ce début de mois d’août 1921 1921  ? Et a-t-il continué à produire une nouvelle par semaine pendant toute la durée d’existence de ce quotidien ? Maintenant, je vais regarder de plus près ses productions.

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Deauville, ... août 1921 1921 .

Maman chérie,

Le style télégraphique a ses inconvénients comme il a ses avantages. Il supprime les nuances. Je t’ai, aussitôt en débarquant, télégraphié : Bien arrivés Deauville, parce qu’il était convenu entre nous que ces mots, et ces mots seuls signifieraient : « Dors tranquille, nous n’avons pas été assassinés en route » ; mais, dans une lettre, je ne puis exactement te dire que nous soyons « bien arrivés », car nous avons été, en quittant la gare d’Évreux, les victimes — mais certainement, les victimes — d’un petit accident. Oh ! je t’en prie, ne te mets pas martel en tête. La chose est assez désagréable, sans doute, mais on m’assure que tout s’arrangera. Tu me connais : je ne sais pas l’art de monter en épingle les mauvaises nouvelles. En deux mots, voici : Georges est sous mandat de dépôt, c’est, paraît-il, l’expression, consacrée.

Si encore on l’avait incarcéré à Deauville, près de la maison chinoise que nous avons louée, en avril, soixante mille francs ! (Autre gaffe : si nous avions attendu le 15 juin, nous l’aurions eue pour quarante mille). Mais — tu vas tomber de ton haut — on n’incarcère pas à Deauville, même pendant la saison ! Les flics, qui ont appréhendé mon mari sur le marchepied du wagon, l’ont conduit à Caen, tu m’entends bien : à Caen, par étapes. Ils ne lui ont même pas laissé le temps de changer de linge et de se laver les mains. Après un voyage de trois heures et demie ! Le pauvre garçon était furieux.

Et cette prison de Caen ! Il n’y a pas le téléphone dans les cellules ! Quand j’ai la moindre chose à communiquer au prévenu, je dois passer par le directeur, qui est d’ailleurs fort obligeant. Il fait venir Georges dans son cabinet, et se retire, pour ne pas entendre la moitié de notre conversation et deviner le reste. Dès que Georges aura son non-lieu, dussions-nous embêter tous nos amis, nous ferons obtenir à ce fonctionnaire modèle l’avancement qu’il mérite.

J’oubliais que tu ne sais encore rien de notre aventure et que tu bous, probablement. Tu te demandes ce qu’à bien pu faire ton gendre, ton cher gendre, pour être sous les verrous. C’est bien simple : il a tué un homme. Sois de ton siècle et ne te mets pas sens dessus dessous parce que le mari de ta fille a tué. Il a tué, mais il n’est pas « coupable d’avoir tué ». Je vais t’exposer les faits, comme je les exposerais, le cas échéant, au juge d’instruction.

Nous avions retenu nos places longtemps d’avance ; mais au lieu de chercher à être seuls dans notre compartiment, dussions-nous payer trois ou quatre billets de plus, nous en avions exigé un qui, avec nous, fût complet. Inutile de te dire que nous n’avions eu aucune peine à le trouver, les trains sont bondés, tout le monde fuit : les Français seront toujours les mêmes, ils se rient des pires dangers.

Si Français que nous soyons, Georges et moi, nous eussions préféré un vieux wagon à un wagon-couloir, puisque l’expérience a démontré que ces wagons-couloir, imaginés pour la sécurité des voyageurs, offrent surtout des commodités aux bandits ; mais il n’y a que des voitures de luxe aux trains de luxe, nous avons été obligés de nous résigner.

Nos compagnons de voyage semblaient du moins présenter toute garantie. C’était un assez jeune couple, avec deux enfants en bas âge. L’aîné seul était assis, la mère tenait l’autre dans ses bras. Ils n’occupaient donc, à eux quatre, que trois places, nous, deux, et la sixième restait libre. Je me sentis pourtant d’ores et déjà si rassurée que je dis tout bas à Georges :

— Allons ! nous n’aurons pas à faire usage du charmant browning que maman nous a donné.

Il ne me répondit que d’un geste, compréhensible pour moi seule : il porta, d’un air martial et en fronçant le sourcil, la main droite à sa poche de revolver.

— Chut ! lui dis-je en souriant.

Cependant, le train allait partir et la sixième place demeurait inoccupée. Cela nous sembla louche. Le jeune couple ne disait rien, mais je voyais bien que la femme, le mari surtout, étaient inquiets. Georges, un peu nerveux, appela le contrôleur, et lui demanda pourquoi ce fauteuil restait vide. Le contrôleur répondit, avec le détachement de ces gens-là, que le voyageur avait retenu et payé sa place de Paris, mais ne monterait qu’à Évreux. Cela nous sembla de plus en plus louche. Nous gardâmes nos réflexions pour nous, mais nous attendions Évreux avec l’impatience que tu conçois.

Le couple profita de l’arrêt pour se dégourdir les jambes. Moi et Georges, nous étions bien résolus à ne pas bouger. Nous attendîmes de pied ferme le sinistre inconnu. Il parut enfin. Ah ! maman !... Tu sais que je suis physionomiste. Je ne pus voir cet homme sans me dire qu’il m’arriverait malheur par lui.

Ce n’était pas précisément qu’il eût l’air d’un malfaiteur, mais on n’a jamais l’air d’un malfaiteur quand on l’est ; il faut surtout se méfier des simulateurs qui font semblant d’être inoffensifs. Il n’était pas couvert de haillons, naturellement. Il était même habillé avec beaucoup de correction et avec la dernière élégance. Ses bagages à main étaient luxueux, j’ai eu tout de suite l’idée qu’il les avait volés lors d’un précédent attentat. Il ne semblait pas trop mal élevé. Comme il se présentait devant la portière en même temps que cette, jeune mère, dont je t’ai parlé déjà plusieurs fois, il s’effaça pour la laisser passer ; il l’aida même à monter, avec la plus respectueuse politesse. Bref, des gens qui ne sont pas doués du sens de l’observation auraient dit :

— C’est un monsieur très bien, un parfait gentleman, peut-être un gentilhomme.

Mais moi, qui ai l’œil, je lui trouvais je ne sais quoi d’indéfinissable. Je lançai à Georges un regard significatif. Il me répondit d’un regard : il avait la même impression que moi. Je devins aussi nerveuse que lui. J’avais une espèce de tremblement. J’eus peine à retenir un cri lorsque le train s’engagea sous le petit tunnel, qui est franchi en quelques secondes, et instinctivement j’allumai mon briquet. L’ayant allumé, je ne voulus pas avoir l’air d’une sotte, et je tirai une cigarette russe de mon étui. C’est ici que le drame commence véritablement ; il n’a pas duré en tout cinq minutes.

L’inconnu, en me voyant fumer, eut un sourire... un sourire à le gifler ; et comme se parlant à lui-même, mais assez haut pour que je l’entendisse :

— Tiens ! dit-il. Je croyais avoir retenu ma place dans un wagon de non-fumeurs.

Il feignit de réfléchir un moment, et ajouta, au même diapason :

— C’est sans doute un wagon de fumeuses.

— Plaît-il, monsieur ? dit Georges.

Tu le connais : il me parle, trop souvent, sur un ton qui ne me plaît guère ; mais il ne peut souffrir que les autres me parlent sur le même ton.

Le monsieur, au lieu de s’excuser et de répondre, dit — et toujours avec cette affectation intolérable de politesse :

— Pardon, monsieur, il m’est impossible de supporter la fumée quand je ne fume pas moi-même. Auriez-vous l’extrême bonté de demander à madame si la fumée des hommes ne la gêne pas ?

Préjugeant ma réponse, il tira de sa poche un objet brillant, qui était évidemment son porte-cigarettes ; mais, sur le moment, je ne m’en rendis point compte et je jetai un cri perçant. Hélas ! plus prompt encore que l’étranger, mon mari avait tiré de sa poche un autre objet brillant... Maman, c’est une arme terrible. Ah ! tu nous as donné là de la première qualité ; tu n’as pas fait d’économies. Quand on commence à tirer, on ne s’arrête plus, on va, machinalement, jusqu’à épuisement du magasin. Ce n’est pas un pistolet, c’est une mitrailleuse. Le pauvre monsieur, qui était déjà mort à la première balle, a essuyé toutes les autres. Georges a perdu la tête ! C’est la meilleure preuve de son innocence ; mais comme, en d’autres conjonctures, mieux, vaudrait peut-être garder son sang-froid, sois tranquille, ma chère maman : désormais, c’est moi qui porterai le revolver.

P. c. c. :

Abel Hermant Abel Hermant Né à Paris, le 3 février 1862.
Mort le 29 septembre 1950.