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André Reuze : Le fétiche de la « Capricieuse »

mardi 12 janvier 2021, par Denis Blaizot

Ce conte est paru le 10 septembre 1921 1921 .

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Qu’en dira-t-elle ? Que dira cette conscience affreuse, le spectre qui marche dans mon chemin ?

CHAMBERLAYNE. (Pharronida.)

Dès le début de septembre, la Bamboula, qui revenait la première d’Islande, apporta la nouvelle à Paimpol. Jean-Marie Coadou, le jeune capitaine de la Capricieuse, avait disparu inexplicablement pendant les dernières semaines de pêche, par temps calme, en pleine nuit.

Il était resté sur le pont après les autres avec Yves Jézéquel son ami, puis Jézéquel avait rejoint les hommes en bas pour boire. Ils criaient très fort pour appeler le « capitaine » en plaisantant, joyeux à cause du retour prochain. Lui, cependant, ne venait toujours pas. Alors quelqu’un monta le chercher et l’on entendit que les gros sabots de celui-là couraient très vite d’un bout à l’autre du navire. À part l’homme de barre qui n’avait rien vu, rien entendu dans l’obscurité, personne ne se trouvait sur le pont, ni dans la mâture, ni nulle part. Cette brume impalpable qui n’était rien et isolait pourtant les pêcheurs dans une sorte de monde irréel, ce vide gris de la mer d’Islande, semblait avoir bu sournoisement Coadou en étouffant son cri sur ses lèvres. Et maintenant ils se repentaient affreusement, les gars de la Capricieuse, d’avoir tant chanté, tant fait de bruit ce soir-là. Un surtout, Jezéquel, qui gardait un pli au front et ne parlait plus à personne. Coadou était un frère pour lui. Ensemble ils avaient couru les bois pour dénicher des œufs, les grèves pour y ramasser des coquilles. L’affection qui les unissait était si grande, qu’épris tous deux de Goadik, leur petite camarade d’enfance, ils l’avaient courtisée au su l’un de l’autre, s’en remettant d’avance à la décision de la jeune fille.

Elle hésita tout l’hiver, Goadik. Ce fut seulement un peu avant le départ des pêcheurs qu’elle sembla marquer une préférence pour Coadou à qui le père Lecorgne, l’armateur, confiait son nouveau bateau la Capricieuse. Du moins on crut le remarquer lors de la bénédiction des navires islandais, mais si tout faisait présumer qu’à l’automne on célébrerait leurs noces, on savait que Goadik et Jean-Marie n’avaient pas échangé de promesses définitives.

La Capricieuse arriva un soir « ramassant les balais », comme on dit du bateau qui rentre le dernier au port, mais personne ne songeait à en rire.

— Surtout, pas d’allusion au malheur devant ce pauvre Jézéquel. Il en est encore malade. C’est bien assez d’avoir à lui apprendre la mort de sa vieille tante. Le voilà seul chez lui maintenant le pauvre gars !

— Il aura quand même un compagnon de route, dit Kerruec, un homme de la Capricieuse, le chat le suit.

Le chat du bord, que tous avaient oublié dans leur joie de sauter à terre, se décidait en effet à suivre Jézéquel. Autant celui-là qu’un autre, puisque son maître avait disparu.

C’était un animal étrange, d’un jaune cendré, avec des oreilles et une face de caramel qui lui donnaient l’air diabolique, mais ses yeux surtout étonnaient, incroyablement bleus, comme des yeux de poupée. Une dame de Paris, qui n’était pas non plus une dame ordinaire, l’avait offert à Coadou l’année précédente. Les pêcheurs l’aimaient bien. Elle s’intéressait à leur vie, allait au large avec eux, les questionnait sur l’Islande. Elle écrivait des livres et cela les étonnait, ces gars aux larges épaules. Pour remercier Caodou de l’avoir souvent emmenée en mer elle lui avait donc donné ce chat.

— Il est de race siamoise, disait-elle. Ce sera le fétiche de votre bateau.

A cause de son origine asiatique, Jean-Marie appelait son chat Le Chinois. Là-bas, en Islande, il veillait sur lui avec sollicitude, le tenait au chaud dans la chambre les jours de brume.

— Une sale bête au fond, concluait Kerruec. Jean-Marie le tenait sous sa vareuse le soir de sa disparition. « C’est une compagnie », qu’il disait comme ça. Quand nous sommes arrivés sur le pont, le chat nous regardait les uns après les autres d’une drôle de façon. S’il n’avait pas appartenu à Jean-Marie, qui l’aimait bien, je l’aurais jeté à l’eau.

— Jézéquel va sans doute le prendre chez lui, dit quelqu’un, en souvenir...

Et la bête jaune, en effet, s’installa chez Yves, dans la petite maison de pierre dont le toit de chaume s’affaissait un peu. Les vents d’hiver balayèrent sur la lande le somptueux tapis des bruyères pour permettre à la neige d’y étaler un autre tapis tout blanc. En bordure des chemins, les croix de pierre imploraient le ciel bas. Jézéquel ne sortait guère. Il n’allait plus voir ses amis et désertait jusqu’à l’église.

— Cette mort de Jean-Marie, disaient les Islandais, ça lui a donné un coup. Ce qu’il lui faudrait pour tenir son ménage et changer ses idées, c’est une bonne épouse.

Et tous pensaient à Goadik Gauven, la fille du douanier. Pourquoi pas... Il l’avait courtisée l’an passé, et puisque Coadou ne reviendrait plus !

Personne ne savait que, quand Goadik passait le matin sur la falaise, Jézéquel, dissimulé derrière les rideaux blancs de sa fenêtre, la suivait du regard. Parfois il courait a travers la lande, faisait un long détour pour la rencontrer en prenant un air indifférent. Il avait quelque chose à lui dire, mais dès qu’elle levait sur lui ses yeux clairs si doux, il devenait gauche, balbutiait des banalités, n’osait plus la regarder en face. Était-ce assez bête... Une fille qu’il tutoyait ! Rentré chez lui il s’asseyait devant sa grande cheminée de granit, lisant dans les flammes des choses que sa pensée y, voyait. Encore deux mois, et les Islandais reprendraient la mer. Est-ce qu’il attendrait le départ pour parler à cette petite...

Le chat, assis dans la cendre tiède, le fixait de ses yeux bleus. Ce regard bizarre attirait lie sien. Pourquoi cette bête s’imposait-elle à lui ? Jamais il ne lui avait témoigné la moindre marque d’affection. Plusieurs fois il essaya de la chasser, mais elle revenait toujours dans l’âtre, ne quêtant ni une friandise ni une caresse, trouvant sa nourriture durant ses courtes fugues au dehors.

Souvent le chat paraissait dormir et rien ne demeurait visible de sa tête sombre sur le fond noir de la cheminée. Alors Jézéquel songeait à lui porter un mauvais coup, mais la bête, avertie par un mystérieux instinct, ouvrait les yeux et l’homme reculait en cachant ses mains derrière son dos.

Un soir qu’il rentrait chez lui par un chemin creux, il rencontra Goadik. Il fallait, pour éviter les mares, s’accrocher aux genêts des talus, sauter de pierre en pierre. Il aida la jeune fille à passer. Ils restaient l’un devant l’autre, gênés, comprenant qu’ils ne pouvaient se quitter ainsi.

— Il paraît, dit-elle enfin, que Lecorgne t’a choisi pour commander la Capricieuse.

— Oui, fit-il avec une brusquerie involontaire, nous appareillons dans cinquante jours juste.

— Ah ! ça sera vite arrivé bien sûr. C’est égal, Yves, tu aurais pu venir nous voir cet hiver.

Il la contemplait avec une surprise extrême, la respiration coupée, les lèvres tremblantes. Et après que le chemin tortueux les eût amenés sur la lande, il continua de l’accompagner. Leur marche se ralentissait à mesure qu’ils s’éloignaient dans la nuit tombante. Quand la brume se referma derrière eux, ils se tenaient par la main.

Leurs noces furent célébrées un mois après, en famille, sans apparat, à cause de cette vieille tante de Jézéquel qui était morte et aussi parce que le souvenir de Coadou restait entre eux. Yves avait mis à profit le mois de leurs fiançailles pour rajeunir son humble chaumière, coquette maintenant dans sa robe de chaux qui faisait mieux ressortir le vert des volets. Vers minuit les mariés rentrèrent chez eux. Yves alluma la lampe. Oh ! la bonne atmosphère tiède après le froid piquant du dehors ! Quelques tisons achevaient de se consumer dans l’âtre. Au fond, devant le mur noir de suie, deux points brillants et fixes étaient les yeux du chat.

— Tiens, dit Goadik pensive et assombrie, c’est le chat de ce pauvre Jean-Marie. Qu’as-tu, Yves, comme tu es pâle...

Il se prit à rire, essayant de se ressaisir. Le beau soir de noces, vraiment ! C’était trop stupide de trembler ainsi devant cette maudite bête. Et, tout en rassurant sa femme, il établissait un plan nouveau. Dès le lendemain il irait trouver Pol, son jeune beau-frère, qui péchait le long de la côte, et lui demanderait en secret d’aller noyer au large le chat, dont Goadik avait peur.

Pol ne fit aucune objection, emporta le chat dans un panier et ne revint pas. Le lendemain on retrouva son bateau la quille en l’air. Quelque chose se mouvait dessus, une bête mouillée, dont le poil fauve collait sur des pattes tremblantes.

— Sainte Vierge, cria un homme, c’est le chat de Coadou !

S’étant tous tournés vers Jézéquel, ils furent saisis de le voir si blême et claquant des dents.

— Oui, murmura-t-il, Pol me l’avait demandé pour se distraire en mer.

— C’est égal, remarqua celui qui avait aperçu l’épave, il ne porte pas chance.

Ils amarrèrent le bateau et l’amenèrent à la côte. Le chat bondit à terre et se sauva en miaulant. Quand Jézéquel rentra chez lui, il l’aperçut assis sur la pierre du foyer.

Alors il décida qu’il l’emmènerait jusqu’en Islande pour le jeter à l’eau loin, très loin, dans la brume, et quand la Capricieuse appareilla, il emporta le chat sans prévenir sa femme.

Le premier mois de la campagne passa sans incident. Un soir, accoudé au bordage, Yves songeait. Il songeait, parce que le bateau se trouvait au point même où, l’année précédente, Coadou avait disparu. Brusquement il tressaillit. Quelque chose de doux frôlait ses bottes.

Le chat, arrêté à six pas de lui, le dos rond, la queue droite, le regardait bien en face. Prêt à marcher sur lui, Jézéquel hésita. Une gêne insurmontable l’envahissait.

Le chat miaula faiblement en montrant ses dents aiguës et, à tout petits pas de velours, avança doucement vers lui. Alors il recula, la poitrine haletante, avec une sorte de râle continu qui s’étouffait dans sa gorge, et ses mains molles avaient dans le vide des gestes gauches, incomplets, de petit enfant.

— Ce n’est pas vrai, murmura-t-il, tu ne sais pas... personne ne sait.

Le chat avançait toujours.

Jéséquel se jeta violemment en arrière, et, comme la bête allait le toucher, il enjamba d’instinct le plat-bord. Un moment ses mains se crispèrent sur le bois humide, puis jetant un cri d’épouvante il s’abîma dans la mer glauque.

André REUZE