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Ludovic Naudeau : Le mystère du train 57

dimanche 11 avril 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le matin du 15 juin 1921 1921 . Vous pouvez le retrouver sur Gallica.

Excellent texte fantastique. Je ne peux qu’être tenté de rechercher d’autres contes de cet écrivain plus connu pour ses travaux de journalisme sur le Japon ou la Russie.

En face de moi mon compagnon de voyage se vautra sur la banquette qu’il occupait seul. Quel homme était-ce ? Un être fluet, blafard. Son signalement ? Indéfinissable. La viscosité de ses prunelles luisait entre des paupières rouges ; de sa personne je ne remarquai que cela.

— Avez-vous réfléchi, me dit-il, qu’il n’y a pas de solution de continuité entre les deux rails qui nous portent et toutes les autres voies ferrées étendues sur le vieux monde ?

Cet étrange propos me fit tressaillir, j’y coupai court et, après avoir masqué de son rideau bleu la lampe du plafond, je m’aK longeai, cherchant le sommeil. L’inconnu dormait-il ? On eût pu le croire ; cependant, ses pupilles m’épiaient dans la pénombre et leur lueur, filtrant comme un rais de lumière crue sous une porte close, était un obstacle à mon repos. Énervé, je me retournai, et comme la fatigue m’accablait, bientôt je m’endormis.

Cela se passait, vous l’ai-je indiqué ? dans le train 57 qui part à minuit de Rouen pour Paris. Un mauvais train ! De vieux wagons sans couloir !

Je ne saurais dire quelle heure il était quand une clameur retentit et me crispa jusqu’au plus profond de mon être. Je levai la tête. Pâle, oh ! très pâle, mon compagnon, debout, était penché sur moi, proférant :

— Qu’avez-vous donc ? Ce cri terrible que vous avez poussé m’a réveillé. Ah ! vous m’avez fait peur !

— Moi ! J’ai crié ? Mais pas du tout. Pourquoi ? Je ne crie jamais en dormant.

— Oui, vous avez crié et vous m’avez épouvanté.

— Quelqu’un a crié, mais c’est vous. Je suis bien sur de n’avoir pas crié.

— Moi ? Non, certainement. Je vous en prie, oh ! ne criez plus, j’ai peur !

Peur ! Moi aussi, j’avais peur. Peur de ce hurlement que j’avais entendu, mais que je n’avais pas poussé. Peur de ce mystère dans la grande nuit tonnante et trépidante.

Je me recouchai. Mon voisin, grommelait des paroles confuses et je m’efforçais de serrer mes paupières pour ne pas percevoir la radiation de ses prunelles. Combien de temps somnolai-je ? Je ne sais pas.

Et encore une fois je fus réveillé par un cri monstrueux. Quelqu’un agonisait sous la torture. Mais où donc ? Je sautai sur mes pieds, mes genoux tremblaient, mon front se mouillait d’une sueur glacée. L’homme était devant moi, debout lui aussi :

— Pourquoi vous lamentez-vous ainsi, monsieur ? proférait-il. Pourquoi vous amusez-vous à me faire peur ?

— Comment ? C’est vous qui avez poussé cette clameur ! Je ne tolérerai pas davantage vos mystifications, répondis-je, exaspéré.

— Par deux fois, vociférant, vous m’avez arraché mon sommeil...

— Allons, assez, dis-je, taisez-vous !

— Me taire ? Tais-toi plutôt.

L’assurance du hère me stupéfiait. Quelqu’un d’autre, peut-être avait crié. Un assassinat ? Notre compartiment formait le bout d’un wagon au petit carreau triangulaire où pendait la sonnette d’alarme ; je jetai un regard rapide. Personne là Alors ?

L’homme murmurait :

— Tu es malade, il fallait rester chez toi.

Je n’y tins plus, je le souffletai, il voulut m’étrangler : une lutte sauvage s’engagea. Cédant à nos poussées, une portière s’ouvrit. Je concentrai mes forces et, d’un élan suprême, j’abattis mon adversaire. J’éprouvai alors une brève défaillance, mais un vent glacé s’engouffrait dans la voiture et me ranima vite. Où était l’homme ? L’avais-je précipité dans le vide ? S’était-il évadé pour se soustraire à mes coups ?

Épouvanté, je tirai la sonnette d’alarme. D’ailleurs, le train, rappelez-vous ce détail, avait déjà ralenti sa marche. Nous arrivions à Mantes. Le conducteur, les employés de la gare accoururent, ils écoutèrent mon récit, je les vis se concerter : évidemment, je leur paraissais suspect ; ils me firent descendre du wagon, des gendarmes surgirent. Oh ! cette entrée, en pleine nuit, dans la prison, et, le lendemain, l’infirmerie, les médecins, toutes sortes de questions... Un aliéniste ! Sur la voie, aucun cadavre, aucun blessé. aucune trace de sang ! Je ne cessais de répéter : « Mon ennemi disparut à l’instant même où le train diminuait sa vitesse, il s’est enfui, c’est clair. »

Le docteur était sceptique. Avais-je eu quelquefois des cauchemars, des hallucinations ? Non. Considérant les ecchymoses de mon corps, il expliquait que j’avais pu me contusionner moi-même, au cours d’une crise. Aucune preuve matérielle de la présence d’un autre homme que moi dans le compartiment n’avait été relevée... sauf ce mystérieux chapeau.

Oui, vous ne savez pas ! Ma femme et ma bonne vinrent attester que j’étais parti de chez moi porteur d’un feutre mou. Or, à Mantes, voilà que j’étais muni d’un chapeau rond. Celui de l’individu aux paupières rouges, sans nul doute ! Mais ma coiffure à moi ? Elle n’avait pu être retrouvée.

— Pourtant, me disait le docteur, vous reconnaissez avoir séjourné au buffet de Rouen. N’auriez-vous pas, au moment de passeur sur le quai, décroché ce couvre-chef, croyant prendre le vôtre ?

Que répondre à cela ? C’était plausible après tout !

On me tint en observation, mais il fallut bien se rendre a l’évidence. Plusieurs personnes vinrent attester à quel point ma vie antérieure avait été exempte d’aucune excentricité. C’est un fait, on chercherait en vain dans mon passé une seule circonstance où je n’aie pas agi avec pondération et sang-froid et l’on me considère, pour l’ordinaire, comme un homme doué de volonté.

Nulle preuve que je fusse un criminel ou un fou ! Pourquoi m’aurait-on gardé ? Donc me voici ! Me voici tremblant, affolé par la peur d’être un aliéné, moi qui suis certain de ne pas en être un. Tant de discussions et d’assertions contradictoires ont rendu vague, dans mon esprit, le souvenir de ce qui s’est passé, en réalité, dans le train 57. Il y avait là un voyageur privé de raison, c’est clair ! Ce voyageur, était-ce moi ou l’homme aux paupières rouges ? Qui a crié ? Lui ou moi ? Ce cri a-t-il jamais retenti ailleurs que dans mon imagination ? Comment le savoir ? Le fugitif introuvable a-t-il jamais existé ? Mes bras l’ont étreint et ma pensée a perdu la certitude de cette étreinte.

Désormais, je vis dans l’attente, d’un je ne sais quoi dont la fatalité pèse sur toutes mes actions. Depuis cette nuit d’horreur, il y a deux êtres en moi dont l’un, conscient et lucide, étudie, scrute, surveille, minute par minute, son compagnon torturé.

Ludovic Naudeau Ludovic Naudeau Ludovic Naudeau (1872-1949)
Né à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) le 05-03-1872 et mort à Pontoise (Val d’Oise) le 03-09-1949. Il fut journaliste au « Temps ». Il fut prisonnier des soldats du général Oku Moukden au Japon pendant une année (source B.N.F.)