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Ludovic Naudeau : Le changement du décor

lundi 12 avril 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le matin du 12 janvier 1921 1921 . vous pouvez le retrouver sur Gallica.

Émerveillé, le Sicilien contemplait toutes les magnificences raffinées du yacht, essayant de comprendre quel caprice du destin l’amenait, presque en conquérant, sur ce navire splendide. La jeune Américaine l’aimait-elle donc ? Avait-il jamais caressé un pareil rêve ? Ah non ! Mais le sort fait de nous ce qu’il veut. Une rencontre dans un bal de Messine. L’impulsion spontanée d’une fille fantasque, se manifestant par des invitations réitérées à bord du Rainbow, des avances, presque une déclaration d’amour.

Jim Penn, le roi du coton, ne concevait pas l’idée de combattre l’engouement de sa fille ; toutefois il se sentait irrité : sans doute, ce Luigi Marchioni n’était pas le premier venu on connaissait ses immeubles de la via Garibaldi, son huilerie de San Francesco di Paola, mais, qu’était-ce, aux yeux du milliardaire de Chicago, qu’un riche de Messine ? Ce Marchioni était jeune, bien fait, apte aux exercices du corps, beau cavalier après tout et danseur élégant. Pourtant, May n’avait-elle pas éconduit beaucoup d’autres hommes qui lui étaient supérieurs, les uns par les dons physiques, les autres par l’intelligence ou l’opulence ? May désirait-elle sérieusement épouser ce fade bellâtre aux prunelles noires, ce banal mélange de ténor, joueur de guitare et de toréador ?

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Quelques jours plus tard, Luigi regardait s’éloigner vers la haute mer la caravelle superbe. May, sur la passerelle, agitait une écharpe. Nulle mélancolie dans cette séparation Miss Penn comptait seulement faire des achats à Naples en vue du bazar de charité qui allait bientôt s’ouvrir à Messine.

Quarante-huit heures à peine s’étaient passées depuis que le Rainbow était entré dans le port de Naples. Soudain, la voix des crieurs de journaux emplit la ville de clameurs insolites. Une nouvelle terrifiante fit monter de la cité joyeuse un grand cri d’horreur. Un tremblement de terre, en quelques secondes, venait d’anéantir Messine et Reggio di Calabria ! Cent cinquante mille personnes avaient péri. Toute l’escadre italienne était partie pour le détroit. Bientôt des torpilleurs débarquaient sur les quais de Naples, blêmes, déguenillés, sanglants, des blessés, des survivants au visage convulsé, échappés par miracle au cataclysme. On s’étonna de ce qu’ils fussent peu nombreux les habitants de Messine, surpris dans leur sommeil, avaient presque tous été broyés, dans l’abominable remous de la matière en folie.

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Angoissée, May écoutait l’énumération, à chaque instant plus désespérante, de tous ces détails atroces. Et Luigi ? Agonisant peut-être sous un enchevêtrement de poutres ? Que faire ? Partir, aller là-bas, participer aux secours ! Penn essaya de discuter, mais la curiosité, au fond du cœur, le moussait. Le Rainbow, chauffé à toute vapeur, franchit, en une nuit, la distance qui sépare Naples de l’île du sud.

Et puis, ce fut la descente aux enfers, ce fut la vision des cadavres amoncelés, ce fut la grande lamentation hallucinante des moribonds et des mutilés. La terre hurlait à la mort ! Messine avait été broyée comme si elle avait été longuement piétinée par un géant furieux. La villa de Marchioni ? Un chaos de décombres où des pans de murs, menaçant de s’écrouler, rendaient toute investigation périlleuse. Ce spectacle eut raison des nerfs de May et après trois jours de recherches il fallut quitter le charnier d’où montait l’exhalaison cruelle d’une multitude ensevelie.

Le Rainbow réapparut à Naples ; May, dans son exaltation, parlait de prendre le deuil, Penn ému, la laissait dire.

Un jour se passa. Songeurs et harassés May et son père suivaient la Strada del Duomo. Soudain, Penn s’arrêta.

— By Jove ! s’écria-t-il, est-ce là notre homme ou son fantôme ?

À une terrasse, un garçon de café, hâve et mal accoutré, circulait, portant des plateaux. Il aperçut les Américains, il rougit et s’approcha.

— Quoi, est-ce vraiment vous ? questionna May.

— Oui... sauvé par miracle. Un croiseur n’a transporté ici. Toute ma famille est morte tous mes biens sont anéantis. J’étais riche, heureux, envié ; je me retrouve ici indigent. Comme je suis valide, il m’a fallu trouver un gagne-pain. Les secours à donner aux blessés, aux vieillards, aux femmes, aux enfants dépassent de beaucoup les ressources de l’autorité. On m’a embauché dans ce café, par charité : je ne possède plus rien, pas mêmes les vêtements que je porte.

×××

May subissait une émotion indéfinissable, une sorte de gêne. Quoi, ce garçon de café minable, banal, que rien ne différenciait de ses collègues, pouvait-il être le beau cavalier qu’elle avait cajolé parmi les sites merveilleux de la Sicile, tapissés d’orangers, d’amandiers et de citronniers ? La-bas sa mâle vigueur incarnait l’ardente nature du midi, le rire flamboyant qui tombe du Soleil. À Naples, elle le revoyait grotesque, l’air hagard et obséquieux, résigné déjà, semblait-il, à la servitude. Elle sentait son enchantement mourir, le charme était rompu. C’était injuste, coupable, révoltant même, mais elle se sentait incapable de rien changer à cette volte-face de son désir. Elle avait cru aimer et elle n’aimait pas où elle n’aimait plus. Réagir ? Avoir pitié ? Il l’eût fallu, oui, mais !

— Bien, dit-elle, bien, cher monsieur Marchioni ; vous êtes vivant, c’est l’essentiel ! Oh ! je prends une part bien vive à vos épreuves. D’ailleurs nous sommes vos amis, nous sommes là ! Pour l’instant, excusez-nous, nous sommes dans l’obligation de retourneur à bord.

— Envoie-lui un chèque, une bonne somme, dit-elle il son père quand elle se retrouva sur le Rainbow. Donne ordre qu’on le lui porte sans retard.

— Naturellement ! Mais après ?

— Après ? Oh ! ce pays m’effraye, j’ai hâte de ne plus être auprès de ces volcans. Partons aussi vite que possible, cher père. Ici j’ai peur.

Marchioni, quand il eut reçu l’offrande généreuse de ses amis, acheta des vêtements et courut au port. Le Rainbow avait déjà gagné le large et il ne le revit jamais plus.

Ludovic Naudeau Ludovic Naudeau Ludovic Naudeau (1872-1949)
Né à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) le 05-03-1872 et mort à Pontoise (Val d’Oise) le 03-09-1949. Il fut journaliste au « Temps ». Il fut prisonnier des soldats du général Oku Moukden au Japon pendant une année (source B.N.F.)