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Whip : Et Shahrazade dit...

dimanche 2 mai 2021, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans Le Matin du 27 août 1921 1921 .

Joli conte merveilleux qui aurait sans doute sa place dans les contes des mille et une nuits. Mais je m’avance peut-être beaucoup, n’ayant jamais trouvé le temps de les lire.

Quoi qu’il en soit prenez le temps de lire ce petit conte plein de morale.

En ce temps-là vivait Bagdad un pâtissier du nom d’Abou-Kir. Sa femme, douée d’un caractère désagréable, confectionnait cependant des galettes extrêmement délectables, qu’on venait acheter de tous les coins de la ville. Et comme Bagdad possède beaucoup de coins, par Allah l’Exalté, Abou-Kir vendait de grandes quantités de galettes, de sorte qu’il pouvait ranger des piles de dinars d’or dans un coffre.

Entre sa femme et son coffre, Abou-Kir vivait comme un bon brave homme parmi les personnes tranquilles et goûtait des amusements de première qualité quand sa femme daignait se montrer de bonne humeur.

Abou-Kir avait pour voisin un maçon nommé Abou-Tir, qui ne marchait pas comme Abou-Kir dans la voie d’Allah ; il recevait l’argent de ses clients, mais, au lieu d’acheter du plâtre pour leur construire des maisons, il achetait des galettes, et des galettes, et des galettes pour les manger lui-même.

Il allait s’installer dans la boutique d’Abou-Kir et se mettait à farcir son estomac chéri de pâtisserie qu’il engloutissait fougueusement, avec le tumulte que ferait en mangeant un troupeau de chameaux à jeun depuis plusieurs semaines. Tellement !...

Et quand il avait ainsi dépensé tous ses dinars, il disait à Abou-Kir :

— Donne-moi encore des galettes. Je te construirai un palais, avec un petit jet d’eau dans la chambre à coucher.

Et Abou-Kir lui donnait encore des galettes, car il était infiniment bon, et rendre service le réjouissait à la limite de la dilatation et le faisait respirer par tous les éventails de son cœur.

Quant à Abou-Tir, on peut dire de lui qu’il était goinfre, voleur, fripon, excessivement crapule et même, en quelque manière, un peu indélicat.

Et il ne craignait aucun châtiment, car il n’avait point de conscience et, de plus, elle était toute barbouillée de suie.

Tout cela !

×××

Un jour d’entre les jours, un jour qui était probablement le jour miraculeux des réalisations de la Toute-Puissance, un jour dont Abou-Tir avait occupé la matinée à s’empiffrer de galettes, Abou-Kir l’emmena faire une promenade dans la campagne.

La panse gonflée du glouton empêchait les deux amis de marcher vite ; ils n’en arrivèrent pas moins au pied d’une montagne haute comme le ciel et dont la base était entourée par un large canal aux eaux rapides qu’alimentait une petite fontaine auprès de laquelle un éléphant blanc se tenait immobile à la limite de l’immobilité, car il était en marbre (en marbre blanc).

Entre les pieds de derrière de l’éléphant, une dalle portait cette inscription gravée :

« Prends sur ton dos l’éléphant de marbre traverse le canal à la nage, sans crainte de te noyer gravis le flanc de la montagne, sans te soucier ni de la pesanteur de ton fardeau, ni des lions rugissants qui se jetteront sur toi pour te dévorer. Arrivé au sommet de la montagne, pose l’éléphant à terre et tu éprouveras de grandes joies. »

Abou-Tir, cramoisi quant à sa figure à cause de sa digestion, lut cependant l’inscription et exhorta malignement Abou-Kir à faire ce qui était grave sur la dalle.

Abou-Kir, après avoir réfléchi, décida de tenter l’épreuve, non à cause des grandes joies promises, mais pour faire plaisir à son ami.

Il chargea sur ses épaules l’éléphant de marbre.

Abou-Tir, voyant cela, se mit à se trémousser dans son âme, car il ne doutait point que l’éléphant n’écrasât Abou-Kir, pour commencer.

Cependant Abou-Kir ne fut point écrasé. Il entra dans le canal avec son fardeau et il ne se noya point. Il commença de gravir la montagne, et il ne fut point dévoré par les lions, car, chaque fois qu’un lion se précipitait, l’éléphant, qui était un puissant genni, l’assommait tranquillement d’un coup de pied.

Abou-Kir arriva sur le sommet de la montagne et posa l’éléphant à terre, non sans exhaler un léger soupir de soulagement. Devant lui s’étendait une vaste plaine au milieu de laquelle était bâtie une ville immense toute étincelante des toits en pierreries de ses dix-mille magnifiques palais. Tellement !

Tout à coup, un peuple innombrable sortit de la ville en poussant de grands cris quant au gosier, escalada la montagne en courant, se prosterna aux pieds d’Abou-Kir en le saluant du titre de roi et le conduisit dans un palais qui était plus somptueux que tous les autres et dont le toit était taillé dans un seuil diamant (un grand diamant).

Et le peuple passa la nuit à crier autour du palais :

— Allah soit exalté ! Il nous envoie pour roi le fort et le courageux qui a osé suivre les indications de la dalle d’entre les pieds de derrière de l’éléphant !

Pendant ce temps, Abou-Tir, ne doutant point qu’Abou-Kir n’eût succombé dans sa téméraire entreprise, rentra dans Bagdad, sa digestion enfin achevée, se rendit à la pâtisserie et, feignant de pleurer, dit à la femme de son voisin :

— O femme distinguée entre les pâtissières, le monde va devenir tout noir devant tes yeux : comme nous étions sur la montagne, un méchant genni est venu enlever ton mari pour le conduire dans le paradis, cette région sereine qui est la vraie place des justes. Il n’en descendra jamais. Avant de disparaître, pourtant, Abou-Kir m’a dit « Va t’en dans ta voie ; succède-moi dans l’affection de ma femme, la propriété de mon coffre à dinars et la direction de ma pâtisserie. » Louange à Allah !

La femme d’Abou-Kir, le cœur légèrement brisé et l’âme un peu rabougrie, sentit son foie se gonfler de tristesse durant quelques instants, après lesquels elle se remit à confectionner des galettes qu’Abou-Tir, assis sur le coffre, empila dans son estomac.

Et voilà pour eux.

Abou-Kir, après quelques jours de règne, voulut que sa femme et Abou-Tir vinssent le rejoindre.

À cet effet, il alla trouver l’éléphant de marbre, qui était resté sur le sommet de la montagne, et lui demanda d’aller chercher sa femme, son ami et son coffre.

L’éléphant lui répondit :

— Tu es roi ; tu es heureux ; tu es riche ; tu es débarrassé d’une femme acariâtre, d’un ami perfide et glouton... et tu veux retrouver tout cela ? Tu n’es pas digne de ton bonheur.

Et, d’un coup de pied, il assomma tranquillement Abou-Kir.

Après quoi, il descendit se remettre à son poste auprès de la dalle, qu’il recouvrit, par inadvertance, avec l’un de ses larges pieds (de ses larges pieds de derrière).

De telle sorte que personne ne peut plus savoir qu’en gravissant la montagne dans certaines conditions, on peut éprouver de grandes joies.

Ce qui, par Allah, vaut peut-être mieux...

Et Schahrazade, discrète, se tut.

Whip Whip Pseudonyme de Géo Friley (Georges Frilley) — Source B.N.F.
Il fut sous son véritable nom rédacteur au Canard enchaîné dès sa création. Je n’ai pourtant pas réussi à déterminer ni l’année de sa naissance, ni celle de sa mort. Il est toute fois écrit quelque part qu’il fut un des principaux humoristes français de l’entre-deux-guerres.
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