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Tristan Bernard : L’exhumation

lundi 3 mai 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le Matin du 22 septembre 1921 1921 .

Un jour que nous déjeunions chez lui, entre camarades, le conseiller Rollebert nous raconta cette histoire étrange, qui datait de vingt ans déjà, du temps où il était procureur dans une petite ville du Centre.

— Ça s’est passé dans le village natal de Gabriel, dit Rollebert en nous désignant son valet de chambre, un homme d’une quarantaine d’années, qui était en train de nous servir le café... Écoute un peu, Gabriel. Tu connaissais les personnages, les deux frères Heurtele !...

— Si je les ai connus ! Le père Jules qu’a été tué par son fils, et c’est même moi qui l’a porté en terre, avec des garçons de chez nous. Y avait le père Jules et le père Charles, qu’était son frère, et qu’a décédé pas longtemps après, du temps que j’étais au service. Au 7e d’artillerie de forteresse, ajouta-t-il complaisamment.

— Charles et Jules, dit Rollebert, étaient à peu près du même âge, soixante ou soixante-cinq ans... Charles était l’aîné d’un an. Le père Jules avait fait fortune à Paris, au marché aux bestiaux.

— Et Comment ! dit Gabriel. Une fortune énorme !

— Pas si énorme que tu dis : trois ou quatre cent mille francs.

— Beaucoup plus, dit Gabriel.

— Mettons le double si ça peut te faire plaisir. Le père Jules était donc revenu au village, où il avait retrouvé son frère, qui lui n’avait pas bougé, et qui avait simplement de quoi vivre. Jules amenait un jeune homme, qu’il appelait son filleul, et qui passait pour son enfant.

— C’était son enfant, dit Gabriel.

— Enfin, il ne l’avait pas reconnu.

— Pas légalement, monsieur le conseiller. N’empêche que quand on lui disait : « C’est un fils que vous avez eu comme ça à Paris », il ne disait ni oui ni non. Et le père Charles, l’autre vieux, chaque fois qu’il parlait du garçon, disait toujours : « Mon neveu ». C’était pas qu’il l’avait en estime. Il racontait à tout venant que le garçon était colère, et que son verre n’était jamais assez rempli. Autant dire, messieurs, qu’il avait le plus souvent, ce jeune homme, un coup de sirop de trop.

Rollebert attendait patiemment que Gabriel eût fini pour reprendre la parole. Peut-être regrettait-il de s’être adjoint un narrateur associé, pour une histoire qu’il eût menée à bien tout seul...

— Le père Jules, dit-il enfin, était plus vieux que son âge. Il avait rapporté de Paris une maladie d’estomac...

— Pour sûr qu’il avait mauvaise mine ! Le père Charles paraissait son cadet de quinze ans. Jules était maigre, maigre. L’autre était sec. Ce n’est pas la même chose. Jules était usé et l’autre avait sa vigueur...

— Voilà qu’une nuit, vers une heure...

— Je m’en rappelle comme d’hier, dit Gabriel.

— Le père Charles arrive réveiller le maire. Il y avait eu une dispute chez lui et le garçon venait de tuer son père d’un coup de hache... Puis il s’était enfui...

— À bonnes jambes, dit Gabriel. Sans perdre une heure, tout le village, avec des fusils et toutes sortes d’instruments, a fait des battues très loin à la ronde. Tous les buissons étaient passés au crible. On réveillait les chefs de gare, les employés des passages à niveau et des aiguilles. On interrogeait les aubergistes, les rouliers, les chemineaux...

— Quelques mois après, on a, pour ainsi dire, classé l’affaire, dit le conseiller.

— Oui, dit Gabriel, il a fallu laisser ça là. C’est à ce moment que j’ai parti au service. Quand je suis revenu en perme, en artiflot, on ne parlait pus de rien. Une fois libéré, question de me mettre en place, je suis été à la ville, près de mon village, à la ville ousque monsieur était appointé comme procureur. Sitôt présenté, sitôt engagé, n’est-ce pas, monsieur ? Et depuis j’ai plus bougé de chez vous...

Rollebert acquiesça. Gabriel n’avait plus rien à dire. Le narrateur principal était arrivé à un point de son récit qu’il était seul à connaître. Personne ne lui couperait plus ses effets.

— Le père Charles n’a pas survécu bien longtemps à son frère. Quelques mois après l’enterrement, on l’a vu se courber, se tasser, « se rintrir », comme on dit chez nous en parlant des pommes... Il dura encore près d’une année, soigné par une femme de ménage qui venait faire des heures chez lui, alors qu’il aurait pu nourrir plusieurs serviteurs. Mais il était devenu bien ombrageux...

« Il n’allait jamais à la messe. Quand il s’alita, il demanda à voir le curé, pour une confession qui n’était pas secrète, car il tenait aussi à ce que le maire assistât à l’entretien. »La mort, ce jour-là, avait beaucoup à faire sans doute, car, présente à son chevet, elle ne lui permit pas une traînante agonie. Le curé était venu assez vite. Mais le maire était dans les champs et on ne le joignit qu’assez tard. Quand il arriva, le père Charles était très bas. Ils ne purent recueillir que des morceaux presque informes de phrases haletantes. Ils parvinrent cependant à assembler quelques syllabes qui indiquaient une volonté. Le père Charles désignait d’une main retombante le tiroir d’une commode et demandait qu’on ouvrît la bière de son frère.

« Dans le tiroir se trouvait un testament, que personne n’avait jamais vu, et par lequel le père Jules léguait tous ses biens à son fils non reconnu. »L’exhumation eut lieu en ma présence.

"Il n’y avait là que trois ou quatre personnages officiels et un vieil ouvrier du pays, chargé d’ouvrir le cercueil. Je ne veux pas vous émouvoir avec le décor et l’atmosphère, vous dire qu’il faisait un temps gris en harmonie avec cette funèbre besogne, ou un beau soleil qui faisait contraste... Non, je ne me rappelle que la scène elle-même.

— Ah ! que monsieur nous fait languir, dit Gabriel.

— C’est vrai, dit l’un de nous. Arrive donc au fait, procureur !

— Quand l’ouvrier eut décloué le couvercle et l’eut fait glisser de côté, nous nous penchâmes...

— Et il n’y avait pas de squelette dans la bière, dit quelqu’un.

— Il y en avait deux, dit Rollebert...

« L’un était celui du père Jules. L’autre — rapidement identifié au moyen de quelques observations (une des jambes un peu courte, le fils au père Jules boitait un peu) — l’autre était donc celui du jeune homme, que l’on avait cru parricide. »Ce qui s’était passé, vous le reconstituez maintenant.

"Jules avait fait un testament en faveur de son fils non reconnu. Ce testament, le père Charles était seul à le connaître. Pour garder l’héritage, il supprima dans la même nuit son frère et son neveu. Le prétendu meurtrier, que l’on cherchait dans la campagne, était caché, en chair encore et en os, mais privé de vie, dans un recoin de la maison. On avait fait rapidement l’examen légal du corps de Jules et délivré assez vite le permis d’inhumer... Charles, que personne ne soupçonnait, avait demandé à veiller seul, pendant la nuit qui précéda les obsèques et qui suivit la mise en bière, le corps de son frère défunt. Et il s’était occupé un peu rudement, une partie de cette nuit-là, à déclouer le cercueil, à en augmenter le contenu et à le reclouer proprement. Je dois dire qu’aucune suite judiciaire n’a été donnée à l’affaire et qu’on a exigé le silence des témoins de l’exhumation. Les victimes et l’assassin n’étaient plus de ce monde : il sembla inutile d’exciter, avec cette histoire-là, l’imagination des populations. campagnardes.

— C’est comme ça que je n’en ai rien su, dit Gabriel. Mais je m’explique maintenant...

— Qu’est-ce que tu t’expliques ?

— Pourquoi que la boîte était si lourde. C’est vraiment pas des blagues à faire à des porteurs...

Tristan Bernard