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Whip : Le vidame et le baron

dimanche 9 mai 2021, par Denis Blaizot

Ce conte médiéval humoristique a été publié dans Le Matin du 21 décembre 1921 1921 .

Il n’y avait point de Lune et aucune étoile ne brillait au ciel mais on y voyait très clair tout de même, car il faisait grand jour.

— Hola, manants ! Rangez-vous devant votre seigneur cria, le vidame de Morsanfraz.

Les manants ne se rangèrent point, car il n’y avait point de manants. Le vidame, néanmoins, les congédia d’un geste et enfourcha son palefroi. Puis il partit en chasse, suivi de son écuyer, qui montait un simple destrier, et de son chien, qui ne montait rien du tout.

La forêt vers laquelle le cortège se dirigeait était plantée d’un grand nombre d’arbres et âgée, comme le vidame, son écuyer, son cheval, son chien et son château, de trente à trente-cinq ans, car on était au moyen âge.

Le vidame n’avait pas fait quinze pas sous les arbres qu’il perçut un grand fracas de branches brisées.

— Ce doit être un sanglier furieux, s’écria l’écuyer... Voilà une chasse passionnante.

Et il prit la fuite, suivi du chien, laissant seul le vidame qui se mit à trembler de mâle peur.

Cependant, dans un sursaut d’énergie, il tendit sa petite arbalète ; pour que sa veuve ne restât pas sans ressources, il résolut de vendre chèrement sa vie et même assura, pour une somme assez rondelette, ses pieds dans ses étriers.

Après quoi il attendit l’assaut du monstre écumant.

Il y eut un nouveau froissement dans le feuillage... et le monstre apparut.

Ce n’était pas un sanglier. C’était un cheval, surmonté d’un cavalier en qui le vidame reconnut son mortel ennemi le baron Snapstrap.

Le baron, revêtu d’une triple cotte de mailles et protégé par son bouclier, brandissait d’une façon menaçante, au-dessus de son casque, une hache, une lance, une masse d’armes, une dague et un estramaçon à plusieurs tranchants.

— Rends-toi, vidame ! ordonna-t-il d’une voix puissante.

— Par saint Houarniaule, qui guérit le mal de dents, tu abuses de la situation ! grommela le vidame... Tiens pour certain que si j’étais armé, bardé de fer et toi nu et sans défense, je t’offrirais un combat loyal. Mais j’ai les mains vides, tandis que tu agites des outils très méchants. Comme j’ai horreur de voir couler mon propre sang, je me rends.

— Bien. Descends de ton cheval, pose ton arbalète et suis-moi la tête basse, l’œil éteint, comme tout véritable prisonnier. Je te préviens que lorsque nous serons arrivée en mon castel tu auras le col tranché.

Et le baron, prenant d’une main la tête du cortège, observa de l’autre celle que faisait le vidame.

— Par saint Mesmin, qui guérit le mal d’entrailles, murmura le prisonnier, j’oubliais que mon ami l’enchanteur Bramapoutre m’a offert de me secourir quand je me trouverais en péril. C’est le moment ou jamais.

L’enchanteur lui avait en effet promis d’accourir à son premier appel : le vidame n’aurait, pour le voir apparaître, qu’à jeter par-dessus son épaule gauche un œuf de crapaud mâle.

Par un hasard véritablement providentiel, le vidame aperçut, au bord du chemin, un œuf de crapaud frais pondu.

Ce ne fut qu’un jeu pour lui de le ramasser et de le lancer par-dessus son épaule gauche... On entendit un petit bruit mou et Bramapoutre fit son apparition.

Il avait une grande barbe verte, une robe de brocart rouge, un chapeau pointu et tenait à la main une petite baguette, une petite baguette d’enchanteur.

— Bonjour, Morsanfraz... dit-il aimablement. Que me veux-tu ?

Au son de cette voix, le baron Snapstrap, qui était occupé à se rogner les ongles avec sa masse d’armes, se retourna brusquement.

— Ho ! ho ! fit-il en voyant Bramapoutre... Que désire ce noble étranger ? A-t-il soif et veut-il boire, ou préfère-t-il que je lui coupe la tête ?

— C’est moi qui ai soif ! rugit Morsanfraz enhardi par la présence de son ami l’enchanteur... Et j’ai soif de ton sang !

— Par saint Méen, qui guérit les maux d’oreilles, tu oublies que c’est toi qui dois mourir. Tu veux devancer ton heure ? Soit ! Il mit pied à terre et envoya un terrible coup de hache par le travers du corps du vidame.

Mais l’enchanteur Bramapoutre veillait, malgré l’heure avancée.

Il étendit sa petite baguette.

Immédiatement, le méchant baron fut immobilisé dans son geste meurtrier. Ses armes tombèrent de ses mains et son cheval s’éloigna en souriant sous ses boucles blondes.

— Merci, Bramapoutre, fit le vidame... Tu m’as tiré d’un fort mauvais pas.

— Attends, je n’ai pas fini... répondit l’enchanteur.

Puis, se tournant vers le baron :

— Snapstrap, je te condamne à rester immobile dans cette position pendant onze jours, saris boire ni manger. Aux passants qui voudraient te porter secours, tu diras de ne te point toucher, car tu es sous le pouvoir d’un enchanteur.

Après quoi Bramapoutre étendit sa petite baguette vers le ciel. Il en descendit un nuage de soufre traîné par des chauves-souris. Bramapoutre y fit monter son ami, y monta lui-même et ils disparurent dans les airs.

Le baron resta seul, figé dans sa posture ridicule.

Des passants s’apitoyaient et voulaient lui porter secoures mais il leur criait :

— Je suis enchanté !

— Voilà un seigneur qui a l’air bien content de son sort, disaient les gens. Passons donc notre chemin.

Et ils passaient leur chemin, de sorte qu’ils étaient obligés de revenir sur leurs pas pour le retrouver.

Cela distrayait toujours un peu le pauvre baron.

Whip Whip Pseudonyme de Géo Friley (Georges Frilley) — Source B.N.F.
Il fut sous son véritable nom rédacteur au Canard enchaîné dès sa création. Je n’ai pourtant pas réussi à déterminer ni l’année de sa naissance, ni celle de sa mort. Il est toute fois écrit quelque part qu’il fut un des principaux humoristes français de l’entre-deux-guerres.