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Maurice Level : Le regard

lundi 15 novembre 2021, par Denis Blaizot

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Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Auteur : Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.

Titre : Le regard

Date de première publication : 4 mai 1906 1906 (Le Journal)

document original

Cette nouvelle a été republiée récemment dans des anthologie à tirage limité.

Ce qui est plutôt amusant, c’est que je l’ai découverte en consultant les sommaires de Weird Tales 1933 1933 . J’ai donc eu sous les yeux la version anglaise (U.S.) avant de lire la version originale.

Et je comprends pourquoi Weird Tales avait choisi de la publier. Elle est vraiment très angoissante.

Bonne lecture.


Le feu de bois agonisait. Une lampe trop basse répandait sa lumière indécise sur un grand buffet et des sièges massifs. Les rideaux tombaient en plis lourds sur le plancher luisant. Une pendule battait dans un va-et-vient monotone ; toute la pièce avait je ne sais quoi de lugubre et d’hostie qui me glaça dès que j’y pénétrai.

Mon ami s’avança, et me tendit la main :

—  Je suis heureux de te voir, très heureux…

Dans le cône de clarté que la lampe étalait autour de la table, il m’apparut vieilli et changé à ce point que j’eus peine à le reconnaître. Il allongea Le bras dans la direction de la cheminée, et murmura :

—  Mon ami Janville… Ma femme…

Je distinguai une forme mince, très blanche, qui s’inclinait légèrement, tandis qu’une voix voilée, une de ces voix douloureuses et lasses comme en ont ceux qu’on trouble dans un rêve de deuil, disait :

—  Soyez le bienvenu, ici, monsieur.

Mon ami m’indiqua un siège. La forme blanche redevint immobile, et le silence, un grand silence où glissaient des pensées obscures, pesa sur nous.

Je m’attendais si peu à une réception pareille que je ne trouvais rien à dire. Les deux êtres étaient mariés depuis quelques mois. Ils s’étaient adorés des années avant d’être librement l’un à l’autre, et voilà comment je les revoyais !

L’impression qui se dégageait de leur tête-à-tête était si particulière, que, pas un instant, je n’eus la sensation d une bouderie passagère, de la fin d’une de ces querelles qui s’élèvent dans les ménages les plus unis.

Mon ami rompit le silence. Il parlait l’un ton traînant, cherchant ses mots, et sa pensée semblait être absente des phrases que ses lèvres articulaient.

—  Tu es content ? Les affaires vont bien ?

Je répondis :

—  Oui, assez bien. Mais toi ? Ta clientèle ?

Et, plus bas, j’ajoutai :

—  Tu es heureux ?

Il hocha la tête et fit :

—  Oui.

Puis ses mains s’irritèrent sur le bras du fauteuil, et il reprit, avec une sorte le ricanement :

—  Oui, très heureux… très !

Sa femme toussa légèrement et se leva.

—  Je vous demande pardon, monsieur, mais je me sens un peu fatiguée ce soir. Vous m’excuserez. Restez, je vous en prie.

Elle traversa la salle à manger, tendit le front à son mari, et sortit, la tête penchée.

Quand la portière fut retombée, mon ami se mit à marcher de long en large, mordillant sa moustache. Il alla vers la porte, s’assura qu’elle était bien fermée, fit encore quelques pas, puis, s’arrêtant brusquement devant moi, me mit la main sur l’épaule.

—  Je t’ai dit tout à l’heure que j’étais heureux, eh bien ! je t’ai menti. Je suis le plus malheureux des hommes. Tu m’entends bien, le plus malheureux. Ma vie est une incessante torture, un martyre de tous les instants.

Je le regardai, muet d’étonnement. Il poursuivit :

—  Tu crois sans doute que j’ai perdu la raison ?… Pas encore. Mais cela ne tardera guère. Au reste, ne sens-tu pas planer dans cette maison une chose sinistre ?

—  Ta femme et toi m’avez paru soucieux, incontestablement… Quelque tracas dont tu t’exagères l’importance, sans doute…

—  Non… Non… Non ! Il y a de l’horreur accrochée à ces murs… de l’épouvante glisse le long de ces tapis…
 » Entre ma femme et moi, il y a du crime… tu m’entends… du crime !…
 » Tu as trop connu mon existence d’autrefois pour que je farde la vérité devant toi. Celle qui est aujourd’hui ma femme, était ma maîtresse depuis de longs mois. Tu sais à quel point je l’aimais… ou plutôt, tu ne sais pas… Personne ne le sait… Je l’ai adorée, cette créature, adorée dévotement… férocement… Du jour où elle entra dans ma vie, tout cessa d’exister pour moi. Elle devint mon besoin, ma raison, mon vice. Cette conquête totale de mon cœur, cette déroute de ma volonté ne Furent pas l’œuvre de longs mois. Dès la seconde où je la vis, je fus à elle. Dès la minute où elle se donna, tout ce qui n’était pas elle disparut, et je ne connus plus qu’une pensée : l’avoir à moi entière, sans partage… Ce sont là des mots qui se disent ! Dès qu’il suffit de faire ce que la loi a fait, ce que les préjugés du monde ont fortifié, scellé, c’est comme si l’on cherchait à briser de ses mains un bloc de granit.
 » Je songeai à fuir avec elle, à provoquer un scandale. Mais nous étions tous les deux sans fortune. Je n’avais que mon métier pour vivre. Me vois-tu partant à l’étranger ? Avec quoi ?… Rester installé à Paris, il n’y fallait pas songer… Alors ?…
 » Alors, je fis litière de toute règle d’honneur, de toute propreté morale. Pour la voir plus souvent, pour vivre plus près de sa vie, je me fis présenter au mari. Je devins son commensal, son camarade.
 » Je fus ce lâche tiers qui, tapi dans l’ombre, souriant, vole froidement à un homme sa sécurité, son repos, son bonheur. Je fus cette chose immonde et visqueuse, le traître, à qui, parfois, l’autre disait gentiment :
 » — Je suis obligé de sortir. Voulez-vous tenir compagnie à ma femme ?
 » Je fus ce drôle qui trouve des prétextes pour venir à l’improviste et qu’on accueille avec un sourire ami : Quelle bonne surprise !…
 » Bref, tu vois !…
 » Je vécus pendant près d’un an cette existence odieuse. Puis, tu sais, on s’habitue à tout, même aux plus laides choses. L’infamie qui d’abord nous oppresse, vous serre comme une tunique trop étroite, se fait à votre taille, s’adapte à votre torse, et l’on finit par ne plus souffrir de son étreinte, par s’y trouver à l’aise ainsi qu’en un vieux vêtement râpé, déformé, mais qu’on garde parce qu’on ne le sent plus sur soi.
 » J’allai passer mes vacances chez eux. Il était grand chasseur, et, tandis qu’il battait la plaine, je restais avec elle. Prudents et sournois, nous étions arrivés à ce degré de perfection dans l’ignominie que nul dans l’entourage ne soupçonnait la vérité.
 » Un jour, nous étions tous les deux à la maison, quand de grands cris venus du jardin nous firent tressaillir. Je descendis en hâte, et je trouvai Les domestiques affolés entourant le corps du mari.
 » Il était étendu sur un canapé, livide, la barbe sale. Il happait l’air à petits coups. Sa tête roulait sur ses épaules, et, de ses doigts crispés, il protégeait son ventre sanglant.
 » — Ah ! monsieur, bégaya son porte-carnier, si vous saviez !… Monsieur venait de tirer une bécasse. En la voyant tomber dans les roseaux, il s’est mis à courir, son fusil à la main, et, tout à coup, je ne sais comment ça s’est fait, j’ai entendu une détonation. Un cri terrible, et j’ai vu Monsieur tomber comme ça, en avant, la figure dans la vase… Je l’ai emporté jusqu’ici… comme j’ai pu…
 » Je fis déshabiller le blessé. Quand ses vêtements furent à terre, je me rendis compte… il avait reçu toute la charge dans le flanc, sa jambe gauche pendait inerte, le sang s’échappait par saccades d’une effroyable plaie qui l’ouvrait de la hanche à la cuisse, et son ventre défoncé frémissait, se rétractait et tressautait comme sous un frôlement de mouches…
 » Sur le premier moment, je ne vis en lui qu’un blessé, en moi qu’un médecin. Je l’examinai froidement, comme j’aurais examiné un malade à l’hôpital. Nulle pensée étrangère n’effleura mon esprit. Je poussai même un soupir de soulagement en écartant les lèvres de la plaie. Les délabrements étaient, en somme, assez superficiels. L’intestin ne me semblait pas touché. À la cuisse, de gros vaisseaux saignaient en nappe, dans le fond, et vers la face interne, une artère donnait, par jets saccadés, une artère dont je voyais la déchirure. Il fallait simplement lier, mais lier vite. Je mis le pouce sur l’artère et dis à un domestique :
 » — Ma trousse… Sur ma table… au trot !
 » Près de moi, une vieille bonne joignit Les mains et murmura :
 » — Encore une bénédiction, que M. le docteur se soit trouvé là !
 » Machinalement, je levai la tête, et, devant moi, je l’aperçus, Elle, livide, dans l’encadrement de la porte. Elle tremblait si fort que je voyais osciller Les plis de sa robe. Une angoisse inexpliquée m’étreignit. Je fus sur le point de crier. Je fis un effort et lui dis :
 » — Ne restez pas ici. Allez-vous-en…
 » Elle fit : « Non » et avança. Mes yeux ne pouvaient plus se détacher des siens ! elle les avait pris. Le doigt toujours sur la plaie, le corps tordu vers elle je contemplais son regard, comme on contemple la lame qui va vous ouvrir la gorge, la lame flexible et blême dont la lueur vous fascine, et dont la pointe vous attire.
 » Elle avançait toujours, et une ombre descendait sur ma raison. Son regard était immense et rempli de terribles chocs. Il m’avait empoigné, ce regard ; il me parlait, je n’avais plus besoin de mots pour comprendre ce qu’il attendait de moi. Il me disait :
 » — Tu peux m’avoir. Tu peux me prendre et me garder. Je peux être à toi seul, ne palpiter que pour ta joie, ne sombrer que sous tes caresses. si tu le veux.
 » Pour la seconde fois, je balbutiai :
 » — Ne restez pas… Allez-vous-en…
 » Mais le regard parlait encore.
 » — Homme sans volonté. Cœur sans courage. Que souhaitais-tu donc tout à l’heure ?… Vois !… Le hasard bâtit ton rêve !…
 » Oh ! cette tentation qui montait… qui montait !…
 » L’artère battait sous mon doigt, et peu à peu, malgré moi, ma pression se faisait plus molle. J’avais la sensation d’une chose fluctuante, d’un sang voisin dont le rythme épousait le rythme de mon sang. Un grand silence planait dans la pièce. Vaguement, je comprenais qu’il se passait quelque chose d’effrayant, quelque chose dont j’étais l’arbitre et le maître, et contre quoi je ne pouvais rien cependant.
 » Elle était près de moi. Elle pencha un peu le buste. Son haleine coula dans mes cheveux, une odeur fauve m’envahit, l’odeur intime de son corps, cette odeur que je portais en moi, qui imprégnait mes mains, mes lèvres ; cette odeur d’amour qui m’affolait.
 » La notion du temps, du danger, du devoir, désertait ma raison.
 » Tout à coup, la porte s’ouvrit et le domestique me tendit ma trousse. La vue de cet objet me rappela brusquement ma profession, mon rôle. L’effroyable torpeur qui m’avait engourdi s’évanouit. Je criai, plutôt que je ne dis :
 » — Donnez !… Donnez !…
 » Mais alors… alors… je m’aperçus que mon doigt s’était détendu… que rien ne battait plus sous lui… que ma main baignait dans le sang… que le blessé ne bougeait plus… que ses yeux mi-clos se voilaient d’une buée opaque… que sa bouche s’ouvrait sur ses dents ternes… que sa lèvre tirée vers le nez semblait sourire… que… c’était fini !…
 » Elle et moi nous nous regardâmes, et soudain, une ombre descendit entre nous, une ombre sanglante qui ricanait : l’ombre du mort.
 » J’ai cru, d’abord, que ce cauchemar s’évanouirait. Je voulus me prouver que le hasard avait tout fait, et j’y parvins presque.
 » Mais, du jour où elle devint ma femme, ce ne fut plus possible.
 » À toute heure, en tous Lieux, cette ombre est entre nous. Nul n’en parle, mais nous la regardons à travers nos paupières.
 » Moi, je revois ses yeux qui me disaient : « Je suis à toi. Prends-moi. Soyons libres ! » — Elle, revoit ma main qui, lentement, laissa couler son âme. Et la haine est venue, une haine muette, une haine d’assassins qui se tiennent et se redoutent.
 » Nous demeurons des heures comme tu nous a vus, muets, tapis dans l’ombre. Les phrases bouillonnent en nous, heurtent nos dents, entrebâillent nos lèvres et nous nous taisons pour mieux nous manger l’âme.
 » Ce qui reste de mon amour, de mon bonheur : voilà ! »

Il prit sur la table un couteau, en essaya la pointe contre son pouce et murmura :

—  Avoir le courage de s’enfoncer ça dans le ventre !…

Puis il rejeta l’arme sur des papiers épars, et, le front dans les mains, se mit à sangloter.

Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.

Maurice Level : nouvelles choisies
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