Accueil > Ebooks gratuits > Jean Richepin : Constant Guignard

Jean Richepin : Constant Guignard

vendredi 31 décembre 2021, par Denis Blaizot

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Auteur : Jean Richepin (1849 1849 -1926 1926 )

Titre : Le chef-d’œuvre du crime

Date de première édition : 1876 1876

Cette nouvelle est extraite du volume Les morts bizarres [1]

Une nouvelle pleine d’humour et dérision. Idéale pour se dérider dans cette période pas toujours rose.

CONSTANT GUIGNARD

À Maurice Bouchor

À l’action ! au mal ! le bien reste ignoré.
(A. DE MUSSET).

Les époux Guignard, mariés par amour, désiraient passionnément un fils. Comme si ce petit être tant souhaité voulait hâter l’accomplissement de leurs vœux, il vint au monde avant terme. Sa mère en mourut, et son père, ne pouvant supporter cette mort, se pendit de désespoir.

***

Constant Guignard eut une enfance exemplaire mais malheureuse. Il passa son temps de collège à faire des pensums qu’il ne méritait pas, à recevoir des coups destinés à d’autres, et à être malade les jours de grande composition. Il finit ses études avec la réputation d’un cafard et d’un cancre. Au baccalauréat, il fit la version latine de son voisin, qui fut reçu, tandis que lui-même était expulsé des examens pour avoir copié.

De si malencontreux débuts dans la vie eussent rendu mauvaise une nature ordinaire. Mais Constant Guignard était une âme d’élite, et, persuadé que le bonheur est la récompense de la vertu, il résolut de vaincre la mauvaise fortune à force d’héroïsme.

Il entra dans une maison de commerce qui brûla le lendemain. Au milieu de l’incendie, comme il voyait son patron désolé, il se jeta dans les flammes pour sauver la caisse. Les cheveux grillés, les membres couverts de plaies, il parvint au péril de sa vie à enfoncer le coffre-fort et à en retirer toutes les valeurs.

Mais le feu les consuma dans ses mains. Quand il sortit de la fournaise, il fut appréhendé au collet par deux sergents de ville ; et un mois après on le condamnait à cinq ans de prison pour avoir essayé de s’approprier, à la faveur d’un incendie, une fortune qui ne courait aucun danger dans un coffre-fort incombustible.

***

Une révolte eut lieu dans la maison centrale où il était. En voulant secourir un gardien attaqué, il lui passa un croc-en-jambe et le fit massacrer par les rebelles. Du coup on l’envoya pour vingt ans à Cayenne.

Fort de son innocence, il s’évada, revint en France sous un autre nom, pensa qu’il avait dépisté la fatalité et se remit à faire le bien.

Un jour, dans une fête, il vit un cheval emporté qui entraînait une voiture droit dans le fossé du rempart.

Il se jette à la tête du cheval, a le poignet tordu, la jambe cassée, une côte enfoncée, mais réussit à empêcher la chute inévitable. Seulement, l’animal rebrousse chemin, et va s’abattre au milieu de la foule, où il écrase un vieillard, deux femmes et trois enfants.

Il n’y avait personne dans la voiture.

***

Dégoûté cette fois des actes d’héroïsme, Constant Guignard prit le parti de faire le bien humblement et se consacra au soulagement des misères obscures. Mais l’argent qu’il portait à de pauvres ménagères était dépensé au cabaret par leurs maris ; les tricots qu’il distribua à des ouvriers habitués au froid leur firent attraper des fluxions de poitrine ; un chien errant qu’il recueillit donna la rage à six personnes du quartier ; et le remplaçant militaire qu’il acheta pour un jeune homme intéressant vendit à l’ennemi les clefs d’une place forte.

***

Constant Guignard pensa que l’argent fait plus de mal que de bien, et qu’au lieu d’éparpiller sa philanthropie, il valait mieux la concentrer sur un seul être. Il adopta donc une jeune orpheline qui n’était point belle, mais qui était douée des qualités les plus rares et qu’il éleva avec toutes les tendresses d’un père. Hélas ! il fut si bon, si dévoué, si aimable pour elle, qu’un soir elle se jeta à ses pieds et lui confessa qu’elle l’aimait. Il essaya de lui faire comprendre qu’il l’avait toujours considérée comme sa fille, et qu’il se croirait coupable d’un crime en cédant à la tentation qu’elle lui offrait. Il lui démontra paternellement qu’elle prenait pour de l’amour l’éveil de ses sens, et il lui promit d’ailleurs qu’il obéirait à cet avertissement de la nature en lui cherchant au plus vite un époux digne d’elle. Le lendemain, il la trouva couchée en travers de sa porte, un couteau dans le cœur.

***

Pour le coup, Constant Guignard renonça à son rôle de petit manteau bleu, et se jura que dorénavant, pour faire le bien, il se contenterait d’empêcher le mal.

À quelque temps de là, il fut mis par le hasard sur la piste d’un crime qu’un de ses amis allait commettre. Il aurait pu le dénoncer à la police ; mais il aima mieux tenter d’entraver le crime sans perdre le criminel. Il se mêla donc intimement à l’action qui se préparait, parvint à en saisir tous les fils, et attendit le moment précis de tout déjouer en arrangeant tout. Mais le coquin qu’il voulait ménager vit clair dans son jeu, et combina l’affaire de telle sorte que le crime fut commis, le criminel sauvé, et Constant Guignard arrêté.

***

Le réquisitoire du procureur général contre Constant Guignard fut un chef-d’œuvre de logique. Il rappela toute la vie de l’accusé, son enfance déplorable, ses punitions, son expulsion des examens, l’audace de sa première tentative de vol, sa complicité odieuse dans la révolte de la maison centrale, son évasion de Cayenne, son retour en France sous un faux nom. À partir de ce moment surtout, l’orateur atteignit le plus haut degré de l’éloquence judiciaire. Il stigmatisa cet hypocrite de bonté, ce corrupteur de ménages honnêtes, qui pour assouvir ses passions envoyait les maris au cabaret boire son argent, ce faux bienfaiteur qui cherchait par des présents nuisibles à capter une popularité malsaine, ce monstre caché sous le manteau d’un philanthrope. Il approfondit avec horreur la perversité raffinée de ce scélérat qui recueillait des chiens enragés pour les lâcher sur le monde, de ce démon, aimant le mal pour le mal, qui risquait de se faire estropier en arrêtant un cheval emporté, et pourquoi ? pour avoir l’épouvantable jouissance de le voir se ruer dans la foule et écraser des vieillards, des femmes, de pauvres petits enfants. Ah ! un tel misérable était capable de tout ! Sans nul doute il avait commis bien des crimes qu’on ne connaîtrait jamais. Il y avait mille raisons de croire qu’il avait été complice de ce remplaçant acheté par lui pour trahir la France. Quant à cette orpheline qu’il avait élevée et qu’on avait trouvée un matin tuée à sa porte, quel autre que lui pouvait l’avoir assassinée ? Ce meurtre était à coup sûr l’épilogue sanglant d’un de ces drames infâmes faits de honte, de débauche et de fange qu’on ose à peine remuer. Après tant de forfaits il n’était même pas besoin de s’appesantir sur le dernier crime. Ici, malgré les dénégations impudentes de l’accusé, il y avait évidence absolue. Il fallait donc condamner cet homme avec toutes les rigueurs de la loi. On punissait justement, et on ne saurait trop punir. On avait affaire non-seulement à un grand criminel, mais à un de ces génies du crime, à un de ces monstres de malice et d’hypocrisie qui font presque douter de la vertu et désespérer de l’humanité.

Devant un pareil réquisitoire, l’avocat de Constant Guignard ne pouvait plaider que la folie. Il le fit de son mieux, parla de cas pathologiques, disserta savamment sur la névrose du mal, représenta son client comme un monomane irresponsable, comme une sorte de Papavoine inconscient, et conclut en disant que de telles anomalies se traitaient à Charenton plutôt que sur la place de la Roquette.

Constant Guignard fut condamné à mort à l’unanimité.

***

Des hommes vertueux que la haine du crime rendait féroces, furent transportés de joie et crièrent bravo.

***

La mort de Constant Guignard fut comme son enfance, exemplaire mais malheureuse. Il monta sur l’échafaud sans peur et sans pose, la figure tranquille comme sa conscience, avec une sérénité de martyr que tout le monde prit pour une atonie de brute. Au moment suprême, sachant que le bourreau était pauvre et père de famille, il lui annonça doucement qu’il lui avait légué toute sa fortune, si bien que l’exécuteur ému s’y reprit à trois fois pour couper le cou de son bienfaiteur.

***

Trois mois plus tard, un ami de Constant Guignard apprit en revenant d’un lointain voyage la triste fin de cet honnête homme dont il connaissait seul les mérites. Pour réparer autant qu’il le pouvait l’injustice du sort, il acheta une concession à perpétuité, commanda une belle tombe en marbre et écrivit une épitaphe pour son ami. Il mourut le lendemain d’un coup de sang. Néanmoins, les frais ayant été payés d’avance, le guillotiné eut son sépulcre. Mais l’ouvrier chargé de graver l’épitaphe prit sur lui de corriger une lettre mal formée sur le manuscrit. Et le pauvre homme de bien, méconnu pendant sa vie, gît dans la mort avec cette épitaphe à perpétuité :

CI-GÎT CONSTANT GUIGNARD HOMME DE RIEN

[1Deux éditons sont disponibles sur gallica. L’aurte porte le titre de Les morts bizarres (Ed. définitive rev., corr. et considérablement augm.).