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Guy de Maupassant : Le condamné à mort de Monaco

jeudi 16 octobre 2014, par Denis Blaizot

Au détour du volume de L’ouvrier [1], journal illustré paraissant le mercredi et le samedi, j’ai découvert ce petit texte de Guy de Maupassant, un auteur français que je lis trop rarement. Je tiens à vous faire profiter de ma découverte.


Le condamné à mort de Monaco
À propos d’un condamné d mort dont, récemment, on a beaucoup parlé, trop parlé, nous publions cette amusante page oubliée de Guy de Maupassant, qui, malgré son allure fantaisiste, relate un fait tout à fait véridique.

Je voudrais avoir le loisir de parler longuement de cet État surprenant, moins grand qu’un village de France, mais où l’on trouve un souverain absolu, une artillerie dont les canons sont presque rayés, une étiquette plus cérémonieuse que celle de feu Louis XIV, des principes d’autorité plus despotiques que ceux de Guillaume de Prusse, joints à une tolérance magnifique pour les vices de l’humanité dont vivent le souverain, les ministres, l’armée, la magistrature, tout le monde

Saluons d’ailleurs ce bon roi pacifique qui, sans peur des invasions et des révolutions, règne en paix sur son heureux petit peuple, au milieu des cérémonies d’une cour où sont conservées intactes les traditions des quatre révérences, des vingt-six baise-mains et de toutes les formules usitées autrefois autour des Grands Dominateurs.

Ce monarque, pourtant, n’est point sanguinaire ni vindicatif. En faut-il donner des preuves ?

Une des années dernières, un cas fort grave et tout nouveau se produisit dans le royaume de Monaco.

Un assassinat eut lieu.

Un homme, un monégasque, pas un de ces étrangers errants qu’on rencontre par légions sur ces côtes, un mari, dans un moment de colère, tua sa femme.

Oh ! il la tua sans raison, sans prétexte acceptable. L’émotion fut unanime dans toute la principauté.

La Cour suprême se réunit pour juger ce cas exceptionnel (jamais un assassinat n’avait eu lieu), et le misérable fut condamné à mort à l’unanimité.

Le souverain indigné ratifia l’arrêt.

Il ne restait plus qu’à exécuter le criminel. Alors une difficulté surgit. Le pays ne possédait ni bourreau ni guillotine.

Que faire ? Sur l’avis du ministre des Affaires étrangères, le prince entama des négociations avec le gouvernement français pour obtenir le prêt d’un coupeur de têtes avec sort appareil.

De longues délibérations eurent lieu au ministère de Paris. On répondit enfin en envoyant la note des frais pour déplacement des bois et du praticien. Le tout montait à seize mille francs.

Sa Majesté Monégasque songea que l’opération lui coûterait bien cher ; l’assassin ne valait certes pas ce prix. Seize mille francs pour le cou d’un drôle ! Ah ! mais non !

On adressa alors la même demande au gouvernement italien.

Un roi, un frère, ne se montrerait pas sans doute si exigeant qu’une république.

Le gouvernement italien envoya un mémoire qui montait à douze mille francs.

Douze mille francs ! Il faudrait prélever un impôt nouveau, un impôt de deux francs par tête d’habitant. Cela suffirait pour amener des troubles inconnus dans l’État.

On songea à faire décapiter le gueux par un simple soldat. Mais le général, consulté, répondit en hésitant que ses hommes n’avaient peut-être pas une pratique suffisante de l’arme blanche pour s’acquitter d’une tâche demandant une grande expérience dans le maniement du sabre.

Alors le prince convoqua de nouveau la Cour suprême et lui soumit ce cas embarrassant.

On délibéra longtemps, sans découvrir aucun moyen pratique. Enfin le premier président proposa de commuer la peine de mort en celle de prison perpétuelle, et la mesure fut adoptée.

Mais on ne possédait pas de prison. Il fallut en installer une, et un geôlier fut nommé, qui prit livraison du prisonnier.

Pendant six mois tout alla bien. Le captif dormait tout le jour sur une paillasse dans son réduit, et le gardien en faisait autant sur une chaise devant la porte en regardant passer les voyageurs.

Mais le prince est économe, c’est là son moindre défaut, et il se fait rendre compte des plus petites dépenses accomplies dans son État (la liste n’en est pas longue). On lui remit donc la note des frais relatifs à la création de cette fonction nouvelle, à l’entretien de la prison, du prisonnier et du veilleur. Le traitement de ce dernier grevait lourdement le budget du souverain.

Il fit d’abord la grimace ; mais, quand il songea que cela pouvait durer toujours (le condamné était jeune), il prévint son ministre de la Justice. d’avoir à prendre des mesures pour supprimer cette dépense.

Le ministre consulta le président du tribunal, et tous deux convinrent qu’on supprimerait la charge de geôlier. Le prisonnier, invité à se garder tout seul, ne pouvait manquer de s’évader, ce qui résoudrait la question à la satisfaction de tous.

Le geôlier fut donc rendu à sa famille ; et un aide de cuisine du palais resta chargé simplement de porter, matin et soir, la nourriture du coupable. Mais celui-ci ne fit aucune tentative pour conquérir sa liberté.

Or, un jour, comme on avait négligé de lui fournir ses aliments, on le vit arriver tranquillement pour les réclamer ; et il prit dès lors l’habitude, afin d’éviter une course au cuisinier, de venir aux heures des repas manger au palais avec les gens de service, dont il devint l’ami.

Après le déjeuner, il allait faire un tour jusqu’à Monte-Carlo. Il entrait parfois au casino risquer cinq francs sur le tapis vert. Quand il avait gagné, il s’offrait un bon dîner dans un hôtel en renom, puis il revenait dans sa prison, dont il fermait avec soin la porte au dedans.

Il ne découcha pas une seule fois.

La situation devenait difficile, non pour le condamné, mais pour les juges.

La Cour se réunit de nouveau, et il fut décidé qu’on inviterait le criminel à sortir des États de Monaco.

Lorsqu’on lui signifia cet arrêt, il répondit simplement :
 Je vous trouve plaisants. Eh bien, qu’est-ce que je deviendrai, moi ? Je n’ai plus de moyens d’existence. Je n’ai plus de famille. Que voulez-vous que je fasse ? J’étais condamné à mort. Vous ne m’avez pas exécuté. Je n’ai rien dit. Je suis ensuite condamné à la prison perpétuelle et remis aux mains d’un geôlier. Vous m’avez enlevé mon gardien. Je n’ai rien dit encore. Aujourd’hui, vous voulez me chasser du pays. Ah ! mais non, je suis prisonnier, votre prisonnier, jugé et condamné par vous. J’accomplis ma peine fidèlement. Je reste ici.

La Cour suprême fut atterrée. Le prince eut une colère terrible et ordonna de prendre des mesures.

On se remit à délibérer.

Alors, il fut décidé qu’on offrirait au coupable une pension de six cents francs pour aller vivre à l’étranger.

Il accepta.

Il a loué un petit enclos à cinq minutes de l’État de son ancien souverain, et il vit heureux sur sa terre, cultivant quelques légumes et méprisant les potentats.

Mais la Cour de Monaco, instruite un peu tard par cet exemple, c’est décidée à traiter avec le gouvernement français ; maintenant, elle nous livre ses condamnés que nous mettons à l’ombre, moyennant une pension modique.

On peut voir aux archives judiciaires de la principauté, l’arrêt qui règle la pension du drôle en l’obligeant à sortir du territoire monégasque.

Guy de Maupassant


[1N°49 du 16 octobre 1907