Accueil > Ebooks gratuits > Albert Bleunard : Le Spirite malgré lui

Albert Bleunard : Le Spirite malgré lui

jeudi 3 janvier 2019, par Denis Blaizot

Le texte ci-dessous provient de l’édition de La science Illustrée N°81(15 Juin 1889 1889 ) au N°89 (10 Aout 1889 1889 )

Illustrations de Ch. Clérice

Disponible en Pdf

I. Une soirée spirite

Vous est-il arrivé d’assister à une soirée de spiritisme ? – Si c’est non, je vous en félicite ; si c’est oui, vous savez combien on s’y ennuie.

N’allez pas croire, surtout, que je pense du mal des spirites. Ce sont de braves et honnêtes gens, fidèles à leur croyance, incapables de tromper, mais naïfs, naïfs. D’ailleurs, je suis moi-même un peu spirite. En compagnie de quelques amis, j’ai fait tourner des tables, j’ai évoqué les esprits des morts, et même des vivants, et je me suis fort amusé à noter les phrases que dictait la table en frappant le sol avec ses pieds.

Tout cela est fort intéressant. Le malheur, c’est que je suis plus spirite depuis que j’ai fait du spiritisme, ayant acquis la certitude que les tables tournent et frappent le sol parce qu’on les pousse, et que les mediums écrivent sans le secours des esprits.

Les personnes capables de faire tourner les tables et d’écrire sont tout simplement sous l’influence d’un état particulier d’hypnotisme et agissent inconsciemment. À ce titre, ces expériences me semblent dignes d’être sérieusement étudiées. Et voilà pourquoi je ne dédaigne jamais de me mêler aux réunions des spirites. On peut y découvrir des faits nouveaux, des aperçus encore ignorés, des manifestations hypnotiques d’un grand intérêt.

J’avais besoin de ces explications préalables pour vous faire comprendre comment, le 16 mars dernier, je me retrouvais au milieu d’une réunion de spirites, à six heures du soir, dans la rue de Rivoli, à un numéro que je ne désignerai pas de peur de me compromettre. D’ailleurs, tout spirite pourra connaître ce numéro quand cela lui fera plaisir : il n’aura qu’à le demander à une table tournante.

La soirée était froide et humide. Il paraît que cela contrarie les esprits, car nous étions depuis une heure assis devant la table, une grande table de salle à manger, à roulettes cependant, les mains appliquées à plat sur le bois nu, et rien ne bougeait encore. De temps en temps, on entendait un craquement, et vous devez avoir qu’une table craque toujours quelques instants avant de se mettre en mouvement. Mais, vérification faite, le bruit provenait d’une chaise peu solide ou d’un coup donné par l’un des spirites à l’un des pieds de la table.

Les dames et les jeunes filles, toujours plus portées que les hommes à croire au surnaturel, sont généralement en majorité dans ces sortes de réunions spirites. Ce soir-là, elles étaient nombreuses, et, ma foi, fort jolies ; Étaient-elles également spirituelles ?

Quand on fait tourner une table, il faut être muet. Les esprits ne parlent pas quand les autres parlent.

Au début, on avait été attentif, ces sortes d’expériences produisant toujours sur l’imagination une impression superstitieuse. Au bout d’un quart d’heure, quelques-uns s’étaient lassés et avaient voulu « blaguer » la table. Mais les spirites convaincus avaient impérieusement commandé le silence et le respect.

—  Il faut prier, dit l’un d’eux, un grand vieillard à la barbe blanche et au regard austère. Les esprits ne viennent volontiers qu’à cette condition.

Je ne sais si l’on pria, mais les esprits ne vinrent pas davantage. Une demi-heure après, pendant laquelle on entendait le tic-tac monotone de la pendule, un spirite eut la malencontreuse idée de bâiller. Ce fut le commencement de la débâcle, car rien n’est communicatif comme le bâillement, surtout dans ces occasions. Chacun bâilla à son tour. Les esprits ne venaient toujours pas. Il est probable qu’ils s’étaient endormis depuis longtemps sous la table.

Enfin, de guerre lasse, nous rompîmes tous le silence à la fois.

—  Faisons la chaîne, dit l’un des assistants.

La proposition fut acceptée avec enthousiasme. Quand on a près de soi la main d’une jolie voisine, on attend avec moins d’impatience l’arrivée des esprits.

Faire la chaîne, cela signifie que les mains, toujours posées a plat sur la table, ne restent pas isolées, mais forment une chaîne continue par le contact des doigts extrêmes de chaque main. Certains prétendent que le fluide circule plus facilement, car les spirites, moins avancés que les physiciens, croient encore aux fluides.

Nous formions la chaîne depuis un grand quart d’heure au moins, quand mon voisin de droite s’écria :

—  Elle tourne !

—  Vous vous trompez, dit l’un de mes vis-à-vis, elle n’a pas bougé.

—  J’affirme, qu’elle tourne, reprit mon entêté Voisin.

—  C’est Vrai, je la sens remuer ! s’écria une autre personne.

—  Elle ne tourne pas, dit un quatrième.

—  Elle tourne, affirma un cinquième.

Et nous voilà tous, nous écriant : — Elle tourne, elle ne tourne pas.

Le grand vieillard, spirite convaincu, était navré.

—  Silence, commanda-t-il. Si les esprits sont Venus, ils sont repartis à cause de votre tapage.

Le silence se rétablit peu à peu. Dix minutes s’étaient à peine écoulées que la table sembla vouloir se soulever du côté opposé au mien.

Cette fois, il n’y avait plus à douter. Oui, la table se soulevait.

—  Attention, elle va parler, dit un des assistants. Comptons le nombre de coups. — Table, veux-tu parler ce soir, oui ou non ? ajouta-t-il d’une voix forte et d’un air de commandement.

À peine achevait-il ces mots, que la table retomba tout à coup de tout son poids ;

—  À, dîmes-nous tous en chœur ;

La table se souleva doucement de nouveau et retomba.

—  B.

Elle continua ainsi jusqu’à la dernière lettre de l’alphabet.

—  Z, nous écriâmes-nous ; c’est la première lettre du mot.

—  Et la dernière de l’alphabet ; fis-je remarquer. Quel est le mot qui peut bien commencer par un Z ?

—  C’est Zélie, répondit un des assistants ; c’est le nom de ma cousine, morte l’année dernière.

—  C’est aussi celui de ma concierge, dit un autre ; elle est peut-être morte.

—  Silence, s’écria le grand vieillard, spirite convaincu. Vous allez le savoir, car voici la seconde lettre qui commence.

En effet, la table se soulevait encore. Elle frappa cette fois jusqu’à la lettre U.

—  ZU ! criâmes-nous.

—  Ça doit être Jupiter, dit un loustic.

—  Mais non, puisque ça commence par un Z, fit un fort en orthographe.

—  Silence, glapit encore une fois le grand vieillard, de plus en plus convaincu.

La table se souleva pour dicter la troisième lettre.

À, B, C… S, T. Elle s’arrêta définitivement à la lettre T.

—  C’est ZUT ! m’écriai-je, en riant et en me levant de table.

Tous les spirites étaient atterrés.

L’esprit qui était dans la table s’était moqué d’eux. Je crus cependant sur pendre quelques regards malins, semblant dire :

—  C’est bien fait, vous l’avez bien mérité.

Mon exemple fut imité : on se leva. Les dames allèrent se chauffer en cercle autour du feu, tandis que les hommes causaient entre eux en petits groupes.

—  Notre mésaventure, c’est à M. Ranbel que nous la devons, dit tout à coup la maîtresse de la maison, d’un air moitié sérieux, moitié riant, en se retournant du côté du groupe où je me trouvais.

—  De moi ! madame, et pourquoi ? m’écriai-je.

—  Parce que vous êtes un sceptique et que vous ne voulez pas croire aux esprits. Nous ferons tant, nous vous montrerons tant de choses extraordinaires que vous serez bien obligé d’y croire, à la fin.

—  En tout cas, madame, répondis-je, les esprits devront être plus complaisants et surtout plus polis que ce soir.

Eh bien ! je dois maintenant l’avouer, l’auteur de la plaisanterie, c’était moi. Voici comment : j’avais remarqué que la table obéissait à une légère pression quand j’appuyais dessus. Soulevée par l’effort inconscient des personnes sur le même rang que moi, il me suffisait de donner une petite impulsion pour diriger ce mouvement involontaire. C’est précisément ce que j’avais fait.

Je n’eus garde de divulguer le secret ni à la maîtresse de la maison, ni à personne. On m’en aurait gardé rancune et l’on se serait abstenu de m’inviter aux réunions spirites.

Pour terminer la soirée, l’on prit le thé. Puis, on se donna rendez-vous pour le même jour de la semaine suivante et l’on se sépara.

Dans la rue, je fis route un moment avec mon voisin de gauche à la table tournante. Je ne le connaissais pas et je l’avais vu pour la première fois à cette soirée ; Les expériences terminées, nous avions eu l’occasion de causer ensemble. C’était un homme d’une quarantaine d’années, d’une conversation agréable, qui avait beaucoup voyagé, affirmait-il. Comme il demeurait dans mon quartier, nous avions décidé, de passer les ponts ensemble pour gagner la rive gauche.

—  Que pensez-vous de cette séance de spiritisme ? me demanda-t-il.

—  Mais, répondis-je, c’est un fiasco.

—  C’est presque toujours ainsi, dit-il. Les expériences de spiritisme, pour réussir, demandent plus de calme et de sérieux.

—  Seriez-vous véritablement spirite ?

—  Non, monsieur ; cependant, il y a des phénomènes bizarres, extraordinaires, que la science ne peut expliquer et que les ignorants attribuent au spiritisme, doctrine vague, plutôt religieuse que scientifique.

—  Je ne connais aucun de ces phénomènes, lui dis-je. Je ne deviendrai spirite convaincu que le jour où je serai témoin de l’un d’eux.

—  Vous n’avez qu’à venir chez moi.

—  Volontiers, répondis-je.

Nous échangeâmes nos cartes, et nous nous séparâmes, après nous être donné rendez-vous pour le lendemain matin.

II. La toile magique

Le lendemain, je fus fidèle au rendez-vous.

M. Louis Varlet, car tel était le nom que j’avais lu sur la carte remise la veille au soir, habitait, dans une des rues du quartier Saint-Sulpice, le troisième étage d’une de ces maisons du siècle dernier, aux larges fenêtres et aux murailles fissurées.

Je sonnai. M. Varlet vint lui-même m’ouvrir.

Après les salutations d’usage, il me fit pénétrer dans son cabinet de travail, une vaste pièce occupée par une bibliothèque, un large bureau tout couvert de livres et de paperasses, un fauteuil, deux chaises et une table. La cheminée et les murs étaient recouverts par une multitude de bibelots, d’origine évidemment orientale. Au premier coup d’œil, je reconnus ces coffrets, ces idoles, ces armes, ces ombrelles que les voyageurs rapportent des Indes, delà Chine et du Japon. Évidemment, le maître du logis avait visité les pays du soleil levant.

Après m’avoir offert un siège :

—  Vous m’excuserez, cher monsieur, me dit-il, de ne pas vous recevoir autrement. Je suis garçon, vieux garçon, ajouta-t-il avec un soupir, et voilà tout ce que je possède. Fumez-vous ?

—  Beaucoup, comme tous les chimistes, répondis-je.

—  En ce cas, voici une collection de pipes que je mets à votre disposition. Il y en a de tous les pays.

—  Merci, dis-je, je ne fume que la cigarette.

—  Toujours comme les chimistes ? Ainsi, vous êtes chimiste ? me demanda M. Varlet.

—  Oui, ancien préparateur de chimie et à la recherche d’une position sociale, répondis-je.

—  Ça tombe à merveille, me dit-il, car vous pourrez peut-être trouver le secret qui m’intrigue depuis deux années.

—  Tout à votre service, lui répondis-je. De quoi s’agit-il ?

Pendant que M. Varlet parlait, je roulais une cigarette entre les doigts et j’observais mon interlocuteur.

C’était, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, un homme d’une quarantaine d’années, assez maigre, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, paraissant 1res vif et très vigoureux, aux cheveux et à la barbe noire, parsemés de fils d’argent. Ses yeux, fort intelligents, avaient une extrême mobilité. Sa parole était brève, mais nette et allant droit au but. On devinait de suite qu’il détestait les phrases creuses et banales. Ace signe, je reconnus que j’avais affaire à un homme instruit, sérieux, à un homme d’action et peut-être aussi à un penseur.

Cette constatation me fit plaisir. Je n’avais donc pas devant moi un vulgaire naïf, décidé à tout croire sur parole, mais un esprit cultivé, aimant à regarder le fond des choses.

—  Allons, me dis-je, j’ai peut-être la chance de rencontrer enfin un véritable spirite. Après tant de déceptions avec les autres, celui-ci me montrera sans doute quelque chose de sérieux.

M. Varlet s’était levé, et, se dirigeant vers une armoire creusée dans le mur, auprès de la cheminée, il l’ouvrit et en retira un cadre.

—  Vous voyez ce cadre ? ajouta-t-il en revenant s’asseoir près de moi.

—  Il n’a rien de bien curieux, dis-je, en prenant l’objet et le retournant dans tous les sens. Ce n’est qu’un vulgaire cadre de bois, sur lequel on a tendu un morceau de toile blanche.

—  C’est cela même. Vous ne voyez rien d’extraordinaire sur cette toile blanche ?

—  Non.

—  Eh bien, il y a un portrait.

—  Un portrait ! m’écriai-je, vous plaisantez. Je ne vois absolument que du blanc.

—  Moi, dit-il, je vous affirme qu’il y a là-dessus un portrait.

Je jugeai inutile de discuter davantage.

—  Après tout, lui dis-je cela est peut-être possible. Avec de l’encre sympathique, il est facile de faire apparaître un portrait en chauffant ce morceau de toile blanche.

—  Essayez, me répondit-il, avec un sourire railleur.

Je me levai et, m’approchant de la cheminée où brûlait un bon feu de coke, je chauffai le cadre fortement.

Rien n’apparut sur la toile.

Je chauffai de nouveau, mais sans plus de succès.

—  Ce n’est pas de l’encre sympathique, dis-je, en rendant le cadre à M. Varlet. Mais, puisque vous affirmez qu’il existe bien là un portrait, montrez-le moi donc.

—  J’aurais même dû commencer par là, me répondit-il, car rien ne vous oblige à me croire sur parole.

Cette fois, il se dirigea vers son bureau, ouvrit un tiroir et m’apporta une photographie.

Je la pris. Elle représentait une belle tête de vieillard, à l’air austère et inspiré, mais n’appartenant pas au type européen.

—  C’est la tête d’un prêtre de l’Inde, me dit M. Varlet.

—  Quel rapport y a-t-il, lui demandai-je, entre la photographie de cet Hindou et le portrait qui, prétendez-vous, existe sur la toile ?

—  C’est bien simple, c’est la photographie du portrait.

—  La photographie du portrait ! m’écriai-je. Mais, puisqu’il n’y a pas de portrait, il ne peut y avoir-de et photographie.

Cette fois, je me demandai si je n’avais pas affaire à un fou. M. Varlet dut deviner ma réflexion, car il s’empressa de me répondre tout en souriant :

—  Allons, je vois qu’il est temps de m’expliquer, sinon vous allez me prendre pour un fou.

Je fis un signe de dénégation.

—  Si, si, ajouta-t-il, ne niez pas ; c’est inutile.

Je ne répondis rien, attendant une explication.

—  Puisque vous ne voulez pas croire que cette photographie est celle du portrait peint sur la toile blanche, continua mon interlocuteur, il y a un moyen de vous convaincre.

—  C’est, ajoutai-je en l’interrompant, de photographier la toile devant moi.

—  Vous avez deviné ma pensée, mon cher monsieur.

Mon compagnon ouvrit une porte et, me faisant signe de passer :

—  Voici mon laboratoire de photographie, me dit-il ; dans quelques minutes, vous ne douterez plus de ma parole.

Je pénétrai dans le laboratoire. C’était une salle spacieuse, bien éclairée, dont tous les murs étaient garnis d’étagères. Sur ces étagères, je vis dés minéraux, des fossiles, des collections d’insectes, des herbiers. Décidément, l’habitant de ce logis était un naturaliste et un collectionneur.

Je fis rapidement le tour de la pièce pour inspecter les collections.

—  J’ai rapporté tout cela de mes voyages, me dit M. Varlet. Ce sont des souvenirs précieux, auxquels je tiens beaucoup. Chaque pierre, chaque plante me rappellent une aventure, une escalade de montagne. Que de choses j’aurais à vous dire si nous en avions le temps. Tenez, voici une hache en silex qui a failli me coûter la vie.

—  Comment cela ? demandai-je.

—  Oh ! c’est une drôle d’histoire.

Si vous le voulez, je vais vous la raconter pendant que je préparerai mon appareil ?

—  Comment donc ! mais je vous en prie.

—  Figurez-vous, me dit alors M. Varlet, que j’avais eu connaissance d’une grotte, en Syrie, dans laquelle les paysans des environs affirmaient l’existence d’un grand nombre d’ossements d’animaux. Je ne voulus pas perdre l’occasion d’aller fouiller une caverne, où je découvrirais des vestiges de l’âge de pierre.

Malheureusement, l’accès était fort difficile. On me prévint qu’il fallait pénétrer dans un long couloir, fort étroit, et que je serais obligé de ramper sur le ventre. J’étais jeune alors, et cette difficulté ne pouvait m’arrêter. Donc, après m’être muni d’un guide et de bougies, je me dirigeai vers l’entrée de la grotte. En effet, derrière des broussailles, mon guide me montra une cavité, juste assez large pour laisser passer le corps d’un homme, mais d’un homme rampant sur le sol à la façon d’un serpent.

—  Voilà certes une excursion souterraine qui manquait d’agrément, interrompis-je. De plus, elle pouvait présenter du danger. Qui sait si vous n’alliez pas rencontrer sur votre passage quelque bête dangereuse, un serpent ou quelque fauve ? Comment auriez-vous fait pour vous défendre, dans une position aussi incommode.

—  Vous avez raison, mais j’étais-jeune, étourdi, aventureux et poussé par une soif irrésistible de l’inconnu. Bref, mon guide pénétra le premier, après avoir allumé une bougie et je le suivis. Tout alla bien pendant la première moitié de la route. Le couloir était assez large pour laisser ramper sans trop de difficulté un homme de ma corpulence. Tout en avançant, je causais avec le guide. « — Figurez-vous, monsieur, me disait-il, que le mois dernier j’ai accompagné une Anglaise qui avait voulu à toute force visiter cette grotte ; que même elle avait été obligée d’enlever ses jupes pour passer… Oh ! les Anglaises ! » Et comme je poussais un cri d’exclamation : « — Ne Craignez rien, monsieur, ajouta-t-il naïvement, je passais le premier, comme aujourd’hui avec vous. » Le couloir devenait de plus en plus étroit.

Je sentais les parois me comprimer les hanches. Tout à coup, je m’arrêtai. J’avais beau faire des efforts en avant, je ne pouvais plus avancer.

—  Ni reculer ? dis-je.

—  Ni reculer, oui, mon cher monsieur ; j’étais pris entre les deux murs comme dans un étau. J’avertis aussitôt le guide de ma situation critique. « — Diable, me répondit cet homme, c’est que je ne puis pas me retourner pour vous tirer par la tête. » Vous devez maintenant deviner mon anxiété. Appeler au secours, c’était inutile : nous étions si loin enfouis dans le sol que nos voix ne parviendraient jamais au-dehors. Au village voisin, on connaissait bien notre excursion à la grotte ; mais, on savait aussi que je me proposais d’aller beaucoup plus loin avec mon guide et de ne rentrer au village qu’une huitaine de jours après. Donc, encore de ce côté, nul espoir de secours à attendre. J’étais donc condamné à mourir de faim dans cette position ridicule, où je jouais le rôle d’un bouchon.

J’essayai cependant de plaisanter. Comme le guide me demandait conseil sur les moyens à prendre pour me tirer d’embarras, je répondis : « — Restons ici pendant quatre ou cinq jours ; je maigrirai tant que je finirai bien par aller vous rejoindre et passer à mon tour. » Cette réponse ne satisfit pas le guide qui ne tenait point à jeûner.

—  Comment parvîntes-vous à sortir de là ? demandai-je à M. Varlet, qui, ayant fini ses préparatifs et mis son appareil en place, s’apprêtait à photographier la toile blanche.

—  Voici, en deux mots, la fin de mon histoire, me répondit-il. Le guide continua son chemin et parvint jusqu’à la grotte. Revenant alors sur ses pas, mais en sens inverse, il gratta avec son couteau les parois de la galerie, heureusement, faites d’un calcaire tendre ; et, au bout d’une heure de travail, il parvint à me dégager… Allons, maintenant que vous connaissez mon aventure, passons aux choses sérieuses. Venez avec moi dans la chambre noire ; je veux mettre devant vous une plaque sensible dans le châssis.

Nous passâmes dans un petit cabinet noir, attenant à la chambre aux collections d’histoire naturelle.

M. Varlet prit une boîte neuve, encore intacte, qui contenait une douzaine de plaques sensibles, préparées au gélatino-bromure d’argent, et l’ouvrit devant moi. Il en introduisit une dans le châssis. À la lueur rouge de la lanterne, je pus constater qu’il agissait avec loyauté et ne cherchait pas à faire le prestidigitateur.

—  Je tiens à vous prouver que j’agis loyalement, me dit-il.

—  Je n’en doute pas, lui répondis-je ; je crois, au contraire…

—  Si, si, interrompit-il brusquement. En somme, vous ne me connaissez pas ; vous ne savez pas qui je suis. Vous êtes en droit de me prendre pour un charlatan, pour un spirite de profession, gagnant sa vie à faire des tours devant des gens tout disposés à croire au merveilleux, et refusant de laisser contrôler leurs actes, sous un prétexte ou sous un autre. Ah ! que j’en ai vu et connu de ces faux spirites, depuis ceux qui font apparaître des mains lumineuses dans l’obscurité, avec de l’huile phosphorée, qui font tourner des tables à ressort caché dans l’épaisseur du bois, jusqu’à ceux qui se servent de l’armoire truquée de Davenport et qui écrivent sur des ardoises en employant de tours de jonglerie !

Il me mit le châssis entre les mains.

—  Vous devez probablement savoir faire la photographie ? me demanda-t-il.

—  Oui, lui répondis-je, j’ai déjà eu maintes fois l’occasion d’en faire.

—  Tant mieux, dit-il ; je vous prierai d’opérer vous-même.

Nous sortîmes de la chambre noire. J’allai à l’appareil photographique ; puis, la toile blanche ayant été placée verticalement sur un support devant l’objectif, je mis au point avec la glace dépolie. Ceci fait, j’enlevai la glace et la remplaçai par le châssis. Une minute après, l’opération était terminée.

Il s’agissait maintenant de développer l’image négative. Nous rentrâmes dans le cabinet noir et je plongeai la plaque sensible dans la dissolution révélatrice, composée d’oxalate de fer.

J’avoue que je me sentais ému. Allait-il apparaître quelque chose ? Au bout de quelques secondes, je vis nettement se dessiner en noir, sur le fond blanc de la plaque, l’image du cadre.

—  Voici le cadre qui apparaît, dis-je à M. Varlet.

—  Oui, me répondit-il, il apparaît toujours le premier. Ayez un peu de patience. C’est plus long pour l’image de la toile, mais elle viendra aussi dans quelques minutes.

Je suivais avec curiosité les progrès de la révélation sur la plaque de verre. Maintenant, le cadre se voyait parfaitement avec ses moindres détails, mais le milieu, c’est-à-dire l’image de la toile blanche, restait encore d’un blanc éclatant.

—  C’est long, fis-je remarquer.

—  Patience, répondit M. Varlet. Le temps est long pour celui qui attend.

Enfin, je crus voir apparaître quelques traits grisâtres.

—  Voilà ! m’écriai-je ; voilà l’image qui vient !

Je ne me trompais pas. Peu à peu, les traits devinrent de plus en plus foncés, se rejoignirent et finirent par dessiner une belle tête de vieillard.

—  C’est extraordinaire ! m’écriai-je, en laissant retomber la plaque dans le bain, après l’avoir examinée par transparence devant le carreau jaune.

—  Continuez donc, me dit mon compagnon ; achevez votre négatif.

—  C’est inutile, dis-je, la preuve est maintenant complète.

—  Si, répondit-il, au moins vous conserverez une épreuve de cette expérience.

—  Vous avez raison, cher monsieur ; je pourrai ainsi conserver un souvenir de vous.

Je lavai donc soigneusement la plaque avec de l’eau pure et la plongeai dans un bain d’hyposulfite de soude afin de fixer l’image. Bientôt tout le bromure d’argent non attaqué par la lumière fut dissous, et nous sortîmes de la chambre noire.

J’allai devant la fenêtre et regardai mon cliché. Il était parfait. Les traits du vieillard se détachaient avec netteté. On n’aurait pu demander une meilleure photographie à un portrait ordinaire, peint à l’huile.

Nous rentrâmes dans le cabinet de travail.

—  Qu’en dites-vous ? me demanda M. Varlet. Comment expliquez-vous cela ?

—  Mais vous-même, lui répondis-je, quelle explication donnez-vous ? Avant de vous répondre, je voudrais connaître l’origine, de cet invisible tableau.

Nous allâmes nous asseoir auprès du feu, car nous nous étions légèrement refroidis dans la chambre voisine, non chauffée.

—  En deux mots, la voici, me dit M. Varlet. Il y a deux ans, lors d’un voyage aux Indes, je fis la connaissance, à Calcutta, d’un officier anglais qui s’occupait de spiritisme avec les fakirs du pays. Comme il connaissait le grand intérêt que je portais à cette étude, il se plaisait à faire des expériences devant moi. Un jour, il avait reçu d’un autre officier, habitant le centre de l’Inde, une collection de tableaux semblables à ceux-ci. Son collègue, en même temps que cet envoi, lui adressait un mémoire détaillé sur la manière de se servir de ces tableaux magiques. Quelques jours après, je fus rappelé en Europe par une dépêche qui m’annonçait la mort de mon père, et je dus quitter en toute hâte l’Inde et mon ami l’officier. Mais, avant de partir, il voulut à toute force me faire emporter un de ses tableaux. Voilà tout ce que je sais. Depuis, je n’ai plus entendu parler de l’officier. J’ai écrit à Calcutta, mais je n’ai jamais reçu de réponse.

—  Voyez-vous là une preuve du spiritisme ? lui demandai-je.

—  Non, répondit-il, malgré l’affirmation de l’officier qui prétendait tenir ces tableaux d’un fakir doué de la faculté de fixer les images des esprits sur les objets matériels.

—  Ainsi, d’après cette explication, demandai-je encore, j’aurais simplement photographié un vieillard dont l’esprit, grâce au sort jeté par le fakir, serait obligé de rester fixé pour l’éternité sur cette toile ?

—  C’est absurde, interrompit M. Varlet.

—  J’allais vous le dire, fis-je aussitôt remarquer. Une personne sérieuse ne doit pas s’abaisser jusqu’à discuter une explication semblable. Pour moi, j’y vois un phénomène beaucoup plus naturel.

—  Lequel ?

—  Je pense, répondis-je, qu’on a imprégné cette toile blanche d’une substance chimique, douée de la propriété de modifier la lumière réfléchie par la toile, et, par conséquent, capable de produire une image dans l’appareil photographique.

—  C’est aussi mon avis, mais comment nous en assurer ? demanda mon compagnon.

—  Par l’analyse chimique, dis-je. Me permettez-vous d’emporter cette toile et d’en soumettre une petite portion aux réactifs de mon laboratoire.

—  Certainement, me répondit M. Varlet. Je serai très heureux de connaître le résultat de vos recherches.

III. Découverte imprévue

Le résultat obtenu en photographiant la toile était étrange. Pourtant, je dois l’avouer, je n’étais pas complètement convaincu ; il me restait toujours un doute dans l’esprit.

La photographie spirite est déjà de date ancienne. Depuis longtemps, certaines personnes, se prétendant douées de facultés particulières, et qu’on nomme des médiums, assurent pouvoir fixer, grâce à ces facultés, l’image des esprits sur la plaque sensible de l’appareil photographique. À Paris, il y a eu même, à ce propos, un procès célèbre. Un photographe médium fut convaincu de supercherie et condamné. Le moyen qu’il employait pour obtenir l’image des esprits était fort simple : il prenait d’abord la photographie très pâle d’une peinture représentant un esprit quelconque, et se servait de pour la même plaque photographier la personne désirant voir son portrait accompagné de celui d’un esprit. Le tour était facile à jouer. Le comble, c’est que le photographe accusé avoua lui-même sa supercherie et qu’on trouva cependant à l’audience un certain nombre de personnes, photographiées avec accompagnement d’un esprit, pour affirmer, sous la foi du serment, que les esprits ressemblaient parfaitement à des personnes connues. L’un y avait vu son père, celui-ci sa mère, cet autre sa femme ou sa fiancée. Ce qui prouve combien l’intelligence de l’homme est capable de s’abuser chaque fois qu’il est question des choses surnaturelles.

Je savais aussi qu’un savant anglais de premier ordre, M. Crookes, affirmait avoir obtenu des photographies d’esprits Je m’étais même permis de lui écrire à ce propos, mais ma lettre était, restée sans réponse. D’où j’en avais conclu que M. Crookes n’attachait plus aucune importance à cette question.

Bref, en sortant de chez M. Varlet, je n’avais qu’une demi-confiance dans la réalité de l’expérience. Qui sait ? M. Varlet employait peut-être le même procédé que le photographe spirite condamné pour escroquerie.

Avant de procéder à toute analyse chimique, je voulus donc photographier chez moi avec mes appareils, avec mes plaques sensibles, la fameuse toile blanche.

J’habite, sur le boulevard Saint-Michel, le dernier étage d’une maison dont la façade donne sur les jardins du Luxembourg.

Si j’ai choisi pour me loger une station aussi élevée, ce n’est pas par esprit d’économie. Grâce à l’héritage d’un oncle, qui n’était pas d’Amérique, je pouvais habiter des régions moins sereines. Mais j’ai soif d’air, de lumière. Je déleste la poussière qui monte du macadam et les bruits de voix des passants. À la hauteur d’où je plane, le boulevard ne m’envoie que des sons vagues, ressemblant au murmure d’une mer agitée. J’entends distinctement le cri des oiseaux du Luxembourg, dont quelques-uns ne dédaignent pas de venir chercher un peu de mie de pain sur le rebord de ma fenêtre.

Dans mon grenier, j’ai fait installer un petit laboratoire de chimie et de photographie. C’est là que je montai directement, en rentrant chez moi, le cadre soigneusement enveloppé dans un journal.

Sans perdre une minute, je photographiai de nouveau la toile. J’étais, cette fois, absolument sûr d’être à l’abri de toute supercherie. Mes plaques me servaient depuis longtemps et ne m’avaient jamais donné d’images d’esprits. Il n’était donc pas permis de supposer que celle dont j’allais me servir avait été préparée à l’avance.

Je vous dirai de suite que le résultat obtenu fut exactement le même que chez M. Varlet. J’obtins une admirable tête de vieillard. Les deux photographies étaient identiques, trait pour trait, ombre pour ombre.

Ainsi, le doute n’était plus possible : M. Varlet m’avait dit l’exacte vérité. Il y avait bien un portrait peint sur la toile blanche.

Il ne me restait plus maintenant qu’à rechercher, au moyen de réactifs chimiques, quelle pouvait être la substance dont on s’était servi pour peindre ce portrait. Cette recherche devait être facile, tant l’analyse chimique a fait de progrès depuis quelques années.

Je me mis aussitôt à l’œuvre.

M. Varlet m’ayant autorisé à prélever une portion de la toile pour mes recherches, je commençai par enlever celle-ci du cadre. Cette opération fut vite exécutée, car la toile était simplement tendue au moyen de quelques clous sur un vulgaire cadre de bois noir. Comme on le voit, le fabricant n’y avait pas mis beaucoup de luxe.

Ceci fait, je coupai avec des ciseaux une bande de toile de 10 centimètres environ de large. J’avais eu soin de la prélever au bas du portrait, de manière à ne pas trop endommager la tête. Je n’avais enlevé qu’une portion du cou et de la barbe.

Je débutai par soumettre un échantillon de la bande aux investigations du microscope. Cet instrument si précieux devait déjà me déceler la présence, sur les fibres de la toile, d’une substance imprégnante.

Voici mon raisonnement : la matière, qui avait servi à peindre le portrait, était ou d’origine minérale, ou d’origine végétale. Il était fort probable, à mon avis du moins, qu’elle devait être minérale. Dans ce cas, le microscope devait me la montrer de suite. Le reste de l’analyse se ferait alors très rapidement au moyen des réactifs appropriés.

J’étais tellement persuadé de voir apparaître dans le microscope la matière imprégnant le tissu que, l’échantillon placé sur le porte-objet, fortement éclairé par en haut au moyen d’une lentille, je mis au point grossièrement, sans même me servir de la vis micrométrique. J’aperçus nettement les fibres de la toile, mais sans nulle trace du corps qui aurait dû l’imprégner. Étonné, je mis alors au point très exactement. Mais, il fallut bien se rendre à l’évidence, malgré le fort grossissement de l’appareil, aucun dépôt n’était visible sur les fibres.

—  Peut-être, me dis-je, suis-je juste tombé sur une partie de la toile laissée en blanc.

Je coupai donc quelques autres échantillons dans les différentes parties de la toile, je les examinai très minutieusement, cette fois, au microscope, mais toujours sans plus de succès que pour le premier échantillon.

Je fus donc forcé de conclure que, malgré mes prévisions, la matière employée pour la peinture ne devait pas être minérale. En tout cas, cette matière avait pénétré intimement dans la fibre et faisait corps avec elle.

Je passai donc à l’analyse chimique.

J’employai tout le reste de la journée à faire des analyses. Toujours dominé par la pensée que j’avais à découvrir un minéral, j’essayai les réactions caractéristiques de tous les métalloïdes et de tous les métaux. Le résultat définitif de mes recherches fut absolument négatif.

J’étais couvert de sueur, autant à cause du travail musculaire que je développais que par la mauvaise humeur née de l’inanité de mes peines. Le découragement me prit, et j’allai me jeter dans un fauteuil. Roulant négligemment une cigarette, je l’allumai, et, le front appuyé sur une main, je me pris à réfléchir tout en lançant dans l’air des bouffées de fumée.

—  Après tout, pensai-je, je n’ai accompli que la moitié de ma tâche. Puisque la matière n’est pas minérale, il me faut maintenant rechercher la matière organique. Seulement, les difficultés de l’analyse augmentent singulièrement.

Comme la nuit tombait et que j’avais besoin de la lumière du jour pour bien distinguer les couleurs des réactions, je remis au lendemain la suite de mes recherches. Je descendis donc sur le boulevard et j’allai rafraîchir ma tête brûlante par une promenade sur les quais de la Seine avant de me rendre au restaurant.

—  Tu m’as l’air tout drôle aujourd’hui, me dit un camarade que je rencontrai.

—  Oui, lui répondis-je, c’est un peu de migraine.

Je consacrai toute la matinée du lendemain à la seconde partie des analyses. À midi j’avais essayé, mais toujours en vain, toute la série des dissolvants : l’eau, l’alcool, l’éther, le chloroforme, les acides, les alcalis. J’avais soumis la toile aux réactions caractéristiques des sels métalliques, mais sans plus de succès. Fallait-il donc en conclure que la toile était vierge de toute peinture, minérale ou végétale ? Fallait-il croire à l’existence d’un esprit, fixé par le fakir indien sur le tissu ?

—  Non, mille fois non ! m’écriai-je avec transport. Ma raison se révolte à une telle idée !

Mais alors, qu’y a-t-il donc sur cette maudite toile ?

En désespoir de cause, craignant d’avoir été ignorant ou maladroit, je décidai d’aller trouver le soir môme mon professeur de chimie, l’un des plus illustres savants du monde.

Cet homme est d’une adresse prodigieuse, j’allais môme dire presque miraculeuse. À l’aide de quelques tubes de verre, de quelques réactifs et d’une très petite quantité de matière à analyser, il est parvenu, à force d’habitude et grâce à un flair spécial, à découvrir en très peu de temps la nature des substances les plus complexes.

—  Celui-là, du moins, me disais-je, va de suite me trouver ce qui a échappé à mes investigations. Où le disciple a piteusement échoué, le maître saura découvrir quelque chose.

Le maître me reçut aussi cordialement que possible. Ma famille ayant eu l’occasion de lui rendre quelques services, la reconnaissance et l’amitié me permettaient de compter sur son concours.

Je lui présentai les morceaux de toile, le priant de vouloir bien faire l’analyse de la substance qui imprégnait le tissu.

—  Pourquoi diable me demandez-vous cela ? me dit-il. Vous savez que je n’ai pas de temps à perdre. Est-ce sérieux ?

—  Très sérieux, lui répondis-je.

Il comprit, à ma physionomie, que je disais vrai.

—  Quelle substance croyez-vous qu’il y ait là-dessus ? me demanda-t-il de nouveau.

—  Je n’en sais absolument rien, dis-je.

—  Enfin, que voulez-vous faire avec cette toile ?

Cette question m’embarrassait. Lui dire la vérité, je ne le voulais pas. Le secret de M. Varlet ne m’appartenait pas, et le révéler à un savant pouvait avoir des inconvénients. J’eus donc recours à un mensonge.

—  C’est une affaire industrielle, lui répondis-je, capable de me rapporter de gros bénéfices.

—  Allons, soit, dit-il. Revenez demain soir ; je m’occuperai de votre affaire demain dans la matinée.

Le lendemain, à l’heure dite, je retournai au laboratoire du chimiste, certain de connaître enfin la composition de la substance qui m’intriguait si fort.

En m’apercevant, le maître fronça les sourcils.

—  Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? me dis-je fort étonné d’une telle réception à laquelle je ne m’attendais certes pas.

—  Vous n’êtes qu’un farceur, me dit-il sans autre préambule.

—  Un farceur ! m’écriai-je. Pourquoi cela ?

—  Parce que vous me donnez à analyser une toile de chanvre sur laquelle il n’y a absolument rien.

—  Allons donc ! m’écriai-je.

—  Il n’y a rien, je vous le répète. Reprenez les morceaux et laissez-moi tranquille.

J’étais habitué à ces accès de mauvaise humeur. Que voulez-vous ? Les grands savants ont leurs défauts comme les autres hommes.

Je le remerciai et je partis.

Fallait-il donc douter de la science de mon professeur ? Non, cet homme savait tout ce que les hommes peuvent savoir. La substance imprégnant la toile échappait donc à l’analyse chimique la plus parfaite, la plus subtile.

Du moins c’est à cette conclusion que j’étais arrivé en regagnant ma demeure. Je remontai chez moi, je repris le tableau, ou plutôt ce qui en restait, et je m’apprêtai à aller le rendre à M. Varlet. En même temps je lui rendrais compte du résultat négatif de mes recherches.

Je redescendais l’escalier, très lentement, car la nuit était venue et le gaz n’était pas encore allumé. Au deuxième étage, l’obscurité était presque complète.

Par hasard, le papier qui entourait le tableau se détacha. Je m’arrêtai, cherchant à le fixer de nouveau avec des épingles, quand je crus m’apercevoir d’un phénomène singulier. Pour être plus à mon aise, je m’étais assis sur la dernière marche de l’escalier, et j’avais posé le tableau à plat sur mes genoux. Un instant, la toile étant à découvert, je penchai très fortement ma tête en avant pour mieux voir la place où je mettais les épingles. Or, je remarquai tout à coup que la toile devenait légèrement lumineuse chaque fois que ma respiration y projetait mon haleine humide.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Fort intrigué par cette découverte, je soufflai sur la toile. Oui, je ne m’étais pas trompé, je n’avais pas été la dupe d’une illusion, la toile devenait phosphorescente sous l’action d’un souffle humide.

Du coup je me relevai et je remontai immédiatement chez moi. Avant d’aller revoir M. Varlet, je voulais étudier cette nouvelle propriété si singulière de la toile magique. Je fis plusieurs essais. Prenant un soufflet et projetant de l’air sec ordinaire sur la toile, je constatai qu’elle ne devenait pas lumineuse dans l’obscurité.

Ainsi, ma première supposition était la bonne : il fallait de l’air très humide.

Pourtant un doute me vint. — Est-ce bien l’air humide de ma bouche qui est la cause de cette phosphorescence de la toile ? me dis-je. N’y aurait-il pas plutôt une matière capable de provoquer ce phénomène dans les produits de la respiration pulmonaire ?

Je résolus de vérifier immédiatement l’action de l’air humide produit autrement qu’avec la bouche. Je déteste de rester longtemps sous l’influence du doute ; il me faut la certitude le plus promptement possible. « Quand vous aurez une idée scientifique, m’avait dit mon professeur, mettez-la de suite à exécution. N’attendez jamais au lendemain, car d’autres préoccupations peuvent vous faire oublier l’idée de la veille. »

Je fis traverser l’air du soufflet par une certaine quantité d’eau contenue dans un vase à deux embouchures, de manière à charger cet air d’humidité.

L’expérience fut décisive : l’air humide avait bien la propriété de rendre la toile lumineuse dans l’obscurité. La tête du vieillard se détachait en traits lumineux sur le fond noir de la toile.

—  Si je photographiais maintenant la toile dans l’obscurité, pensai-je brusquement dès que j’eus obtenu ce résultat.

Ayant placé une plaque sensible dans le châssis, je m’apprêtai à mettre au point l’image du cadre avec sa toile.

Mais je fus arrêté par une grave difficulté. — Comment ferai-je, me dis-je en moi-même, pour rendre la toile phosphorescente avec un courant d’air humide pendant que durera l’opération de la pose ? Il me faudrait absolument un aide.

Un aide ? cela est impossible, car ce serait lui révéler le secret de la toile.

Je me mis à réfléchir et j’eus vite combiné dans mon esprit une petite machine soufflante pour envoyer de l’air humide sur la toile.

Un quart d’heure après la machine était construite à l’aide d’un sac à oxygène pour lumière oxhydrique, un flacon de Woolf à deux tubulures et des tubes en caoutchouc.

J’essayai l’appareil. Tout marchait à souhait.

Je mis au point, je plaçai le châssis à la place de la plaque de verre dépoli, et j’éteignis les lumières. Je voulais, en effet, photographier la toile phosphorescente dans l’obscurité. Celle-ci brillait parfaitement bien sous l’action de l’air humide.

Je découvris l’objectif.

Crac ! au même instant, voilà un tube de caoutchouc qui se détache sous la trop forte pression du courant d’air, et, celui-ci cessant brusquement, la toile retombe dans l’obscurité la plus profonde.

C’était véritablement jouer de malheur !

Qu’auriez-vous fait à ma place ? Vous auriez recommencé, n’est-ce pas ? C’est ce que je fis, tout en maugréant contre le sort. Que l’homme est parfois injuste contre le destin ! la suite vous le prouvera bientôt. Il n’est pas un sot celui qui a dit : À quelque chose malheur est bon.

Je refermai le châssis ; puis, ayant rallumé les bougies, je rentrai dans la chambre noire pour remettre une nouvelle plaque à la place de la première.

Cette fois l’opération réussit selon mes désirs. Il n’arriva plus d’accident. Quelques, minutes après, l’épreuve négative était révélée.

Jugez de ma stupéfaction : la photographie du vieillard était aussi parfaite que celle obtenue en pleine lumière du soleil !

C’était inouï ! c’était merveilleux !

La tête ressortait peut-être mieux.

Mais, non, je ne me trompe pas. Cette épreuve négative ne ressemble pas à celle que j’ai obtenue hier. Vite ; elle est là… Je les compare toutes les deux… Elles sont inverses l’une de l’autre. Ce qui est blanc chez la première est noir sur la seconde, et réciproquement.

À la lumière du jour, les traits du vieillard apparaissent en blanc sur un fond noir. Maintenant, ils apparaissent noirs sur un fond blanc !

Cela tient du prodige !

Pendant que je songe à l’étrangeté de ces résultats, il me vient une envie folle de plonger dans le bain d’oxalate de fer la plaque manquée, c’est-à-dire celle que j’avais mise dans l’appareil photographique au moment de l’accident ; mais, ce serait par trop bête. Il ne peut rien y avoir sur cette plaque, puisque la toile n’était plus lumineuse par suite de l’interruption du courant d’air humide.

—  Agis, me répète une voix intérieure.

—  C’est absurde, me dis-je.

—  Va donc, crie toujours ce je ne sais quoi qui parle parfois en nous-même.

Rien ne prédispose à croire au merveilleux comme d’être le témoin de faits étranges et inexplicables. Évidemment, à cette heure, j’étais sous l’influence des mystérieux phénomènes que la photographie venait de me révéler.

Ma raison fut vaincue. Je plongeai la plaque dans la liqueur révélatrice.

Deux minutes se passent, et rien n’apparaît encore.

—  Imbécile, me répétais-je, qu’attends-tu plus longtemps ? Tu sais pourtant que rien ne peut venir.

Quoi ? voici des traits noirs ! ce n’est pas possible !

Si, maintenant je dois me rendre à l’évidence. La tête du vieillard apparaît avec toute la netteté désirable.

À ce moment je ne sais quelle folie me saisit.

Je me crus endormi sous l’influence d’un cauchemar.

Étais-je bien moi-même ?

Vous allez rire : j’eus peur. J’abandonnai mes expériences et je quittai précipitamment mon laboratoire. Je ne retrouvai possession de moi-même que sur le boulevard. Le bruit des voitures et des passants, l’éclat des lumières finirent par ranimer mes esprits. Mais, pendant tout le reste de la soirée, l’étrange figure ne cessa de me hanter. Quand je regardais un passant, il avait le visage de mon vieillard. Sur les murs, sur les réverbères, à travers les glaces des magasins, je revoyais toujours ses traits calmes.

La nuit, je ne pus chasser cette vision. Il était au pied de mon lit, il me regardait avec un air narquois. Enfin, après un sommeil des plus agités, la lumière du jour vint chasser ce fantôme. Je me levai et je me rendis chez M. Varlet pour lui raconter les choses étranges que j’avais découvertes la veille.

IV. Dans les Indes

M. Varlet fut très étonné, quand il apprit que sa toile pouvait être aussi bien photographiée dans l’obscurité qu’à la lumière du jour, et que, de plus, elle devenait lumineuse sous l’action de l’air humide.Il ignorait complètement ces propriétés si remarquables de la substance dont le fakir s’était servi pour peindre la tête du vieillard. L’officier anglais, en lui faisant le cadeau, avait seulement révélé la possibilité de photographier la peinture à la lumière du jour. Cet officier, probablement, ignorait aussi ce que j’avais découvert par hasard.

M. Varlet voulut immédiatement vérifier l’exactitude des faits dont je venais de lui donner connaissance. Mais, comme il manquait des appareils nécessaires pour produire le courant d’air humide, je l’invitai à venir chez moi. Il accepta avec empressement. Je répétai devant lui tout ce que j’avais fait la veille et j’obtins les mêmes résultats. La toile fut successivement photographiée, d’abord en pleine obscurité, puis, encore dans l’obscurité, mais rendue lumineuse sous l’action de l’air humide. Les deux épreuves obtenues furent reconnues exactement les mêmes, la seconde un peu plus accentuée cependant que la première.

—  Ainsi, me dit mon compagnon quand nous eûmes terminé nos expériences, il faut renoncer à connaître la composition de la substance qui se trouve déposée sur la toile.

—  J’ai fait tout ce que j’ai pu, lui répondis-je. Mon professeur de chimie n’a rien découvert non plus. La substance échappe évidemment à l’analyse chimique ; elle ne se révèle à nous que par ses propriétés physiques. L’humidité est capable de la rendre phosphorescente dans l’obscurité, et elle possède la singulière propriété d’impressionner le bromure d’argent par elle-même sans le secours de la lumière.

—  Il eut été cependant bien intéressant de pouvoir nous procurer cette substance si remarquable, dit M. Varlet.

—  Certainement, lui répondis-je. Que de belles expériences nous aurions pu faire !

—  Du coup nous serions devenus des spirites extraordinaires, fit remarquer mon compagnon.

—  Mais, demandai-je, comment se fait-il que vous n’ayez pas cherché à exploiter votre tableau pour exécuter des expériences de spiritisme ? La crédulité aidant, vous seriez facilement devenu le plus extraordinaire médium de Paris.

—  Oui, répondit-il, j’y ai songé un moment ; mais, à la réflexion, cela m’a répugné. Les spirites que je connais sont de braves gens, et il m’eût été pénible d’abuser de leur crédulité. Puis, possédant un seul tableau, mes expériences auraient été peu variées, d’autant plus que j’ignorais les faits nouveaux dont je viens d’être témoin. J’aurais donc été vite au bout de mon rouleau et ma puissance aurait paru bien médiocre.

—  Peu importe, dis-je, j’aurais essayé, à votre place.

—  Je pouvais également me dessaisir du portrait, continua M. Varlet, et le vendre à un Barnum quelconque qui aurait gagné une fortune à le promener dans le monde entier. Mais c’était un cadeau auquel je tenais beaucoup, et je ne voulais pas le vendre.

—  C’eût été déplorable, fis-je remarquer, car nous aurions perdu l’occasion de l’étudier et de faire de nouvelles trouvailles. Pourquoi ne l’avez-vous pas montré à quelque savant, qui eût été fort heureux d’avoir en sa possession un objet si remarquable ?

—  Un savant ! s’écria M. Varlet. Mais les savants sont ceux qui s’intéressent le moins à ces sortes de choses. Tout ce qui ne rentre pas dans le classique est nul et non avenu. Bien des découvertes ont été niées et conspuées par les savants.

—  Mais non, cent fois non, m’écriai-je, les savants ne sont pas ce que vous les croyez.

—  Allons donc, interrompit mon singulier compagnon, ils ont nié l’hypnotisme, le phonographe. Qu’ont-ils inventé ? ni la vapeur, ni l’hélice, ni la photographie, ni la galvanoplastie, ni l’éclairage au gaz. Les inventeurs ne sont jamais des savants officiels. Edison n !est pas un savant.

—  Et Volta, et Galvani, et Davy, et Faraday, et Arago, et Ampère, qu’en faites-vous donc ? répondis-je. C’étaient cependant des savants officiels, ceux-là ; ce furent aussi de grands inventeurs.

—  Allons, ne discutons plus, dit M. Varlet en riant de toute sa force, vous seriez capable de me prouver que j’ai tort. Revenons à mon portrait. Êtes-vous disposé à tenter tous les moyens possibles pour découvrir la nature de sa substance ?

—  Tous, répondis-je, car je considère les propriétés de cette substance comme extraordinairement intéressantes pour la science.

—  Alors, puisque l’analyse chimique est impuissante à résoudre la question, il ne nous reste qu’un moyen, dit M. Varlet.

—  Lequel ? demandai-je.

—  Celui d’aller aux Indes et d’y retrouver le fakir qui a fabriqué le tableau. Lui seul est capable de nous révéler son secret.

—  Le révélera-t-il ? m’écriai-je.

—  Je ne le sais pas, mais celui qui ne tente rien n’a rien, me répondit M, Varlet. Si nous restons ici, jamais nous ne trouverons le secret dû tableau.

—  Alors, mon cher monsieur, partons pour Tes Indes. Je ferai ce voyage très volontiers, d’autant plus que j’aurai l’occasion de le faire avec un compagnon connaissant déjà le pays, avantage précieux quand on parcourt pour la première fois une région qu’on ignore.

—  Quand partons-nous ? demanda M. Varlet.

—  Quand vous voudrez, répondis-je, rien ne me retient à Paris. Je n’ai plus de famille, je ne suis pas marié, donc je suis libre. Quant à ma position sociale, elle attendra mon retour.

J’étais heureux de faire un long voyage. D’ailleurs, j’aurais la chance de voyager en compagnie d’un homme aimable, instruit. Tous les voyageurs, je le sais, ne sont pas du même avis, et beaucoup préfèrent être seuls. Je dois l’avouer : j’ai horreur de la solitude. Causer, raconter ses impressions, partager avec un ami ses joies comme ses peines, n’est-ce donc rien ? Puis, notre voyage avait un but : la recherche d’un problème scientifique plein d’attrait. Tout était donc propice pour me faire envisager notre résolution subite comme un événement heureux.

Le départ avait été fixé, d’un commun accord, à la fin de la semaine, c’est-à-dire dans quatre jours. Il n’y avait pas une minute à perdre si je voulais être prêt à l’heure dite.

……………………

Nous avons pris un paquebot qui doit nous conduire directement à Calcutta. Avant tout, il faut retrouver l’officier anglais qui a donné le tableau. C’est là le premier anneau de là chaîne dont la possession nous conduira jusqu’au fakir, l’auteur de la toile magique.

La traversée se passe sans incident notable. Elle ressemble à toutes celles qui conduisent le voyageur d’Europe en Extrême-Orient. À mesure que nous descendons vers l’Équateur et que nous marchons vers l’est, le ciel devient plus pur et la lumière plus éclatante. Nous fuyons les brumes qu’apporte avec lui, sur l’ouest de l’Europe, le courant du Jet-stream, après avoir traversé tout l’Atlantique.

Dans la mer Rouge, nous avons été témoins d’un curieux spectacle : un mirage sûr les côtes de l’Arabie. Notre vaisseau longeait les côtes arides et sablonneuses de cette partie de l’Asie, quand, tout à coup, par une chaleur torride et une prodigieuse intensité de lumière, nous vîmes apparaître, à la place du désert, une forêt de palmiers et des villes somptueuses. Les colonnes de marbre se voyaient par milliers au bord de la mer ; les dômes, les minarets remplissaient tout l’espace au-dessus des palmiers.

Tout cela était si net, si visible, que nous crûmes d’abord à la réalité de ce mirage. Le capitaine nous détrompa et nous proposa de nous prouver notre erreur.

—  Pour dissiper le mirage, nous dit-il, il suffit d’approcher des côtes.

Il donna des ordres. Le pilote tourna le gouvernail, et nous marchâmes directement vers la terre.

Étrange ! À mesure que nous approchions de la côte, les palais, les dômes, les minarets, les arbres s’éloignaient et montaient dans les airs. Bientôt, au-dessous de l’apparition, nous pûmes distinguer de nouveau les sables arides de l’Arabie. Quand nous fûmes parvenus à quelques centaines de mètres de la côte, les derniers minarets disparaissaient au lointain dans les régions supérieures de l’espace.

Maintenant, la preuve du mirage était faite. L’illusion provenait évidemment des jeux multiples de la lumière sur l’air embrasé qui recouvre les sables brûlants du désert, et sur l’air saturé de vapeur d’eau au-dessus de la mer.

Nous approchons de Calcutta. Après les déserts de l’Arabie, nous sommes heureux de revoir la végétation luxuriante de l’Inde. Les côtes du Bengale sont basses et plates, mais très boisées, et la couleur y est d’un vert intense.

Nous pénétrons dans l’une des nombreuses bouches du Gange, dans celle qui se nomme Hougli. Un petit bateau à vapeur vient nous remorquer. La montée du fleuve se fait très lentement. L’approche de Calcutta se révèle par le grand nombre des maisons de plaisance qui bordent les deux rives du fleuve. On se croirait plutôt en Italie que dans les Indes, à voir l’architecture de ces maisons.

Enfin, voici Calcutta. Nous débarquons, comme toujours, au milieu du plus indescriptible désordre. Déjà, depuis notre entrée dans le Gange, nous avons été accostés par une multitude de bateaux. On apporte aux nouveaux arrivants d’Europe les journaux de Calcutta, les mercuriales des produits de l’Inde. Sur les quais, c’est une autre affaire : on décharge les colis, les marchandises que notre navire apporte. Ce ne sont que cris, réclamations et disputes.

Nous donnons l’adresse de l’hôtel où nous descendons, l’hôtel du Commerce, tenu par un Français, et nous disons d’y apporter nos bagages. Nous sommes heureux de fuir le tapage qui règne sur le navire et de retrouver enfin la terre ferme après un aussi long séjour en mer.

Calcutta est une ville magnifique. Les palais aux vastes terrasses, les riches maisons y sont en grand nombre. Les rues sont larges, bien aérées, précaution utile dans un pays où la chaleur est d’une intensité inconnue aux régions les plus ensoleillées de l’Europe.

Pour plus de précautions, on a ménagé de larges espaces vides et gazonnés entre les pâtés de maisons. Point d’arbres, ou très peu : ils pourraient gêner les courants d’air.

Il était dix heures du matin quand le navire accosta les quais. Une heure après, nous étions à l’hôtel, précédant seulement de quelques minutes l’arrivée de nos bagages. Quand nous eûmes rapidement réparé le désordre de nos toilettes, nous descendîmes à la table d’hôte, servie à la française.

—  Ne perdons pas de temps, dit M. Varlet. Allons de suite voir l’officier, nous visiterons la ville ensuite.

—  Oui,avant tout les affaires sérieuses, répondis-je. D’ailleurs, j’ai le pressentiment, que nous sommes dans les Indes pour quelque temps et que nous ne reprendrons pas demain le bateau pour retourner en France. Trouver l’officier n’est rien ; le difficile sera de mettre la main sur le fakir.

—  Je suis de votre avis, dit M. Varlet. Peut-être serons-nous obligés de parcourir les Indes dans tous les sens pour le rencontrer. Aussi, je le répète, ne perdons pas de temps.

Le repas rapidement terminé, nous nous mîmes en route malgré la chaleur accablante. Dans les régions tropicales, les coups de soleil sont quelquefois mortels. Aussi, nous étions-nous munis d’ombrelles.

M. Varlet, ayant fait un assez long séjour à Calcutta, connaissait admirablement la ville. Il me fit enfiler un long dédale de rues.

—  Il y a deux ans que vous avez quitté les Indes, lui demandai-je, et que vous n’avez eu de nouvelles de cet officier…

—  Oui, interrompit mon compagnon, je lui ai écrit, mais je n’ai pas eu de réponse.

—  Pourvu-que nous le retrouvions, fis-je remarquer.

—  J’y compte bien, répondit M. Varlet, sinon notre voyage deviendrait inutile. L’officier, seul, est capable de nous donner des renseignements sur le fakir.

Je n’étais pas rassuré ; le silence de l’officier me semblait étrange. Enfin, au petit bonheur, pensai-je en moi-même. Mon voyage dans les Indes -me servira toujours à quelque chose, car on ne perd jamais son temps quand on visite un pays semblable. Je gardai mes réflexions pour moi, jugeant inutile d’inquiéter mon compagnon.

—  Voici la maison qu’habitait M. Mac-Ferdin, dit M. Varlet en s’arrêtant devant une porte et tirant la sonnette.

La porte s’ouvrit. Nous entrâmes.

—  M. Mac-Ferdin, demanda mon compagnon au concierge.

—  M. Mac-Ferdin ! répondit le concierge ; il est mort depuis deux ans.

—  Mort ! s’écria M. Varlet, le visage subitement contracté par l’émotion, vous devez vous tromper. Un officier qui…

—  Oui, oui, je le connaissais bien ; il a habité longtemps cette maison.

—  Comment est-il mort ?

—  Il a reçu un coup de pied de cheval en pleine poitrine. Le pauvre garçon, dans quel état on l’a ramené chez lui ! Il faisait peine à voir. Il a conservé son courage jusqu’au bout. Deux heures avant sa mort, je lui ai monté une lettre qui venait de Paris…

—  Peut-être la mienne ! dit M. Varlet.

—  Il me pria de la lui lire. Je me rappelle encore ses dernières paroles : « — Je ne pourrai pas répondre à ce bon M. Varlet. »

—  Le brave cœur ! s’écria M. Varlet, avec des sanglots dans la voix.

—  Oui, reprit le concierge, c’était un brave cœur, mais il avait le tort de trop s’occuper de spiritisme. Ça ne porte pas bonheur, ces choses-là. Voyez-vous, il ne faut pas se mêler des affaires de l’autre monde…

Les portiers sont les mêmes dans tous les pays, bavards à l’excès et aimant à faire de la philosophie à tout propos et surtout hors de propos.

M. Varlet était tellement atterré par la nouvelle de cette mort, à laquelle il ne s’attendait certainement pas, qu’il avait laissé le concierge bavarder à son aise.

—  Merci, merci, monsieur, dit-il enfin.

V. Le fakir

—  Mort ! mort ! s’écria M. Varlet quand nous fûmes dans la rue ; mais que faire alors ?

—  C’est jouer de malheur, dis-je. J’avoue ne savoir que répondre, à voire question.

Nous gardâmes le silence, chacun songeant au moyen de sortir d’embarras.

Quant à moi, la situation m’apparaissait très nette. Il ne restait plus qu’à visiter les parties de l’Inde encore inconnues à M. Varlet, puis à retourner en Europe.

Mon compagnon continuait à marcher sans rien dire.

Enfin, au bout d’une dizaine de minutes, je crus devoir rompre le silence.

—  Vous ne trouvez rien ? demandai-je.

—  Rien, absolument rien, mon pauvre M. Ranbel.

—  Pourtant, hasardai-je, il me semble me rappeler vous avoir entendu dire que votre officier, ce M. Mac-Ferdin, avait reçu son tableau d’un autre officier de ses amis.

—  Oui, vos souvenirs ne vous trompent pas.

—  Mais alors, n’y aurait-il pas moyen de retrouver cet ami ?

—  C’est impossible, me répondit M. Varlet, j’ignore le nom de cet ami et même le nom de la ville qu’il habitait alors.

—  Comment ! m’écriai-je, M. Mac-Ferdin ne vous avait rien dit ?

—  Non, dit mon compagnon, M. Mac-Ferdin voulait probablement me cacher le lieu de provenance de ses tableaux. D’ailleurs, à ce moment, je ne songeai même pas à le questionner davantage, ne prévoyant nullement l’importance que ces tableaux auraient plus tard pour nous.

—  Dans ces conditions, dis-je, il est inutile de poursuivre davantage la recherche du fakir : nous ne trouverons rien. Nous manquons de la base essentielle qui pouvait nous permettre d’aller plus loin.

—  Qui sait ? répondit M. Varlet, ne désespérons pas si vite. À l’heure actuelle, je ne vois aucune solution, c’est vrai ; mais un hasard heureux nous mettra peut-être sur la voie. M. Thiers l’a dit : il convient de tout prendre au sérieux, mais jamais rien au tragique. Attendons les événements : ils peuvent nous être favorables, si nous savons en profiter.

Je jugeai inutile de contredire ces espérances optimistes.

—  Allons, reprit M. Varlet après un moment de silence, que cela ne nous empêche pas de visiter Calcutta. Nous sommes ici pour quelques jours. Il faut nous reposer avant d’entreprendre un voyage dans une autre partie de l’Inde.

Nous consacrâmes toute l’après-midi à visiter la ville. J’étais tellement absorbé par la nouvelle de la mort de M. Mac-Ferdin que j’avoue ne me rappeler que très vaguement ce que je vis. Quant à mon compagnon, le chagrin l’accablait aussi à tel point qu’il m’adressa rarement la parole. Malgré mon désir de l’interroger pour lui demander des explications, je.préférai respecter sa douleur.

Avant de rentrer à l’hôtel pour le dîner, vers les i sept heures, nous allâmes sur la belle promenade qui i s’étend le long des quais du Gange. Le fleuve est très i large et animé par le passage de nombreuses embarcations. Le port montre au loin la forêt de mâts de ses navires, venus de toutes les parties du monde. Les habitants ne se promènent qu’au moment du coucher du soleil, et encore les piétons sont-ils rares ; les riches commerçants y viennent tous en voiture.

Ce soir-là, la table d’hôte était bien garnie. En face c de nous, je remarquai un officier, nouvellement débarqué à Calcutta, et qui se faisait donner des renseignements sur les usages de la ville par un vieux monsieur placé à sa droite.

—  J’arrive directement de Madras où j’étais en garnison depuis cinq ans, disait-il à son voisin de table.

—  Vous venez peut-être tenir garnison ici ? demanda le voisin.

—  Oui, répondit l’officier. Je suis très embarrassé, car je ne connais personne à Calcutta.

Je ne sais pourquoi, mais un pressentiment me portait à écouter cette conversation. Je ne connaissais pourtant aucun des interlocuteurs et ces paroles banales ne pouvaient m’intéresser.

—  Il y a deux ans, continuait l’officier, j’avais ici un ami, que j’aimais beaucoup ; malheureusement, il est mort des suites d’un coup de pied de cheval.

À ces paroles, j’eus un tressaillement.

—  Pardon de vous interrompre, monsieur, dis-je à l’officier, et veuillez m’excuser si ma question est indiscrète, mais pourriez-vous me dire le nom de cet ami ?

—  Il se nommait Mac-Ferdin, me répondit l’officier, d’une voix un peu hautaine, selon la coutume des Anglais à qui l’on adresse la parole sans leur avoir été présenté.

—  Qui parle de Mac-Ferdin ? s’écria M. Varlet, que ce nom sembla tirer de sa torpeur.

—  Monsieur, répondis-je en désignant l’officier.

Celui-ci semblait très étonné. Il ne comprenait rien à notre émotion. Je crus qu’il était temps de lui donner l’explication de notre conduite.

En quelques mots, je lui dis que nous avions fait exprès le voyage d’Europe à Calcutta pour voir M. Mac-Ferdin et quelle avait été notre peine quand nous avions appris sa mort.

—  Pour faire un si long voyage, monsieur, me répondit l’officier, il faut avoir eu un bien grave prétexte.

—  Très grave, en effet, répondit mon compagnon, prenant à son tour la parole. 11 s’agissait d’obtenir de M. Mac-Ferdin un renseignement que lui seul connaissait. Vous comprenez maintenant notre embarras.

—  J’ai beaucoup connu M. Mac-Ferdin, dit l’officier ; j’étais, j’ose le dire, son meilleur ami. Nous faisions ensemble des recherches sur le spiritisme des fakirs de l’Inde.

—  Cela tombe à merveille ! m’écriai-je ; nous étions précisément venus pour lui demander des renseignements au sujet de certain tableau magique qu’il…

—  Chut ! me dit tout bas à l’oreille M. Varlet.

Je me pinçai les lèvres. Je m’étais aperçu que j’étais allé trop loin.

L’officier n’avait pas remarqué l’attitude de mon compagnon, car il répondit aussitôt :

—  Un tableau magique ! je connais ça, puisque c’est moi-même qui lui en ai envoyé plusieurs quelques jours avant sa mort.

À ces mots, nous bondîmes sur nos chaises, M. Varlet et moi. Les autres voyageurs, assis à la table d’hôte, étonnés de ce qu’ils entendaient et surtout de ce qu’ils voyaient, nous regardaient tous avec curiosité.

—  Permettez-moi, dis-je à l’officier, après avoir repris mon calme, de vous adresser une prière. Puisque vous avez été l’ami de M. Mac-Ferdin, seriez-vous assez aimable pour nous accorder quelques instants d’entretien après le dîner.

—  Volontiers, me répondit-il. Je passerai avec vous, si vous le permettez, le reste de la soirée.

La fin du repas fut plus gaie. L’espoir renaissait ; nous allions enfin posséder sur le tableau magique des renseignements nouveaux. Le premier anneau de la chaîne avait disparu, mais nous tenions le second et le bon.

Le repas terminé, nous allâmes avec M. Williamson, car tel était le nom de l’officier, ainsi qu’il nous l’apprit un peu plus tard, nous allâmes terminer notre soirée dans un café tenu à la mode française, sur les quais.

Là, assis autour d’une table, tout en prenant une tasse de thé, nous pûmes causer à l’aise, sans être l’objet de la curiosité des voisins.

Je crois inutile de raconter ici, par le détail, notre conversation avec M. Williamson. Il me suffira de dire qu’il était bien réellement le donateur des tableaux magiques.

Interrogé sur la provenance positive de ces tableaux, il nous déclara les tenir directement d’un fakir qui habitait encore les environs de Madras. Il se nommait Narayanha.

—  Pensez-vous, demanda M. Varlet, que ce fakir veuille nous livrer son secret, moyennant, bien entendu, une forte récompense.

—  Non, répondit sans hésiter l’officier, je puis vous l’affirmer, car j’en ai fait l’expérience. Les fakirs ne vendent leurs secrets à aucun prix ; ils tiennent peu à l’argent et ont une foi ardente. On a tout fait pour les corrompre, mais on a toujours échoué. Quand on les interroge, ils se contentent de répondre invariablement qu’ils ne font qu’exécuter la volonté des esprits.

Les fakirs, continua M. Williamson, sont simplement des sorciers qui se transmettent d’âge en âge des secrets étranges. Ils ne veulent révéler ces secrets à personne ; car ce serait, du même coup ; perdre toute leur influence sur le peuple qui les adore à la façon de demi-dieux.

—  Alors, dit M. Varlet, nous devons renoncer à surprendre le secret de la toile magique.

—  Je le crois, répondit l’officier. En tout cas, vous pouvez toujours essayer. Vous réussirez peut-être,.là où j’ai échoué. Quant à moi, je ne puis vous dire qu’une chose, dont vous tirerez parti, si l’occasion s’en présente : j’ai entendu dire que Narayanha se servait pour fabriquer ses toiles magiques d’une certaine liqueur verte.

—  En connaissez-vous la composition ? demandai-je.

—  Non, dit M. Williamson, je ne l’ai jamais eue entre les mains ; je ne l’ai même jamais vue. C’est simplement un ouï-dire.

M. Williamson nous donna l’adresse exacte du fakir Narayanha, qui habitait dans les environs de Madras.

—  Avant de me quitter, messieurs, nous dit-il, promettez-moi de me tenir au courant de vos recherches. Vous savez qu’elles m’intéressent aussi beaucoup.

Nous le lui promîmes, et nous nous séparâmes, après l’avoir remercié.

Deux jours après, un navire nous emportait à Madras, sur les côtes de Coromandel. Nous eûmes à subir une violente tempête quelques jours avant d’arriver dans le port. La mer, dans le voisinage de Madras, est souvent inhospitalière. Le port lui-même est peu sûr, et malheur aux navires qui s’y laissent surprendre par les cyclones, fréquents sur ces côtes des Indes.

Madras est une grande ville qui s’étend le long de la mer. C’est tout ce que je puis vous en dire ; car, aussitôt débarqués, nous courûmes au chemin de fer, tant nous avions hâte de voir notre fakir.

Celui-ci habitait Tiroutani, à quelques lieues à l’ouest de Madras, sur la ligne qui unit cette métropole du sud des Indes à Bombay.

En chemin, nous avions obtenu quelques renseignements sur Tiroutani. On nous avait dit que c’était un grand lieu de dévotion, qu’il s’y trouvait un temple consacre à Vishnou, construit au sommet d’un pic excessivement élevé, et que ce temple recevait chaque année la visite d’au moins cent mille pèlerins.

Dès notre arrivée, nous nous mîmes en quête de la demeure du fakir Narayanha. Les premières personnes à qui nous nous adressâmes, personnes d’origine européenne, nous répondirent qu’elles n’avaient jamais entendu parler de cet homme.

—  Il faut nous adresser aux indigènes, me dit mon compagnon, après plusieurs essais infructueux. Les fakirs ne doivent être connus que du bas peuple.

Juste à ce moment, passait près de nous un Hindou vêtu très légèrement, selon la coutume du pays. Nous lui demandâmes, en anglais, s’il connaissait un fakir nommé Narayanha.

Cet individu, heureusement, savait un peu la langue des vainqueurs de son pays. Dans un jargon, difficile à comprendre, il nous répondit que le fakir habitait au pied du pic où s’élevait le temple.

Nous voilà donc en route pour ce pic, qui s’élevait fièrement devant nous. Arrivés à la base, nous aperçûmes quelques misérables cabanes en bois, recouvertes de feuilles de cocotiers. Nous pénétrâmes dans la première qui s’offrit à nous.

Grand Dieu ! quelle misère, quelle malpropreté ! La cabane ne contenait qu’un vieillard hâve, décharné, recouvert seulement de quelques lambeaux d’étoffe. À notre entrée, il se leva avec peine, presque irrité à la vue de ces Européens qui envahissaient sa demeure.

Au nom de Narayanha, il sortit de sa cabane, et, du doigt, nous montra une autre cabane, la plus pauvre de toutes, située à une centaine de pas de la sienne. Nous eûmes vite franchi cette distance et nous entrâmes.

Le fakir, étendu sur une natte, les jambes croisées, à la mode orientale, plongé dans une torpeur qui devait être de l’extase religieuse, ne sembla pas remarquer notre présence. Notre entrée ne lui fit pas faire le moindre mouvement. Ses yeux, fixes comme ceux d’un somnambule, ne nous avaient point aperçus.

—  Narayanha ! prononçai-je d’une voix forte. En entendant son nom, le fakir sembla se réveiller et répondit, en anglais, lentement et d’une voix sourde :

—  Que me voulez-vous ?

—  Narayanha, lui dis-je, nous savons que tu es un fakir puissant, sachant faire venir les esprits…

—  Non, m’interrompit-il, les esprits viennent quand ils le veulent ; les fakirs ne sauraient leur commander.

—  Nous savons, continuai-je, que tu as donné au capitaine Williamson des tableaux magiques…

—  Je ne connais pas de capitaine Williamson, interrompit de nouveau le fakir.

—  Enfin, dit M. Varlet, en prenant à son tour la parole, avec une sorte d’irritation concentrée, enfin, tu as donné à quelqu’un des tableaux magiques.

—  Je n’ai jamais rien donné à personne, répondit le fakir, toujours avec la même voix lente et sourde.

L’impatience commençait aussi à me gagner. Je voyais la colère monter au visage de M. Varlet.

—  Nous n’obtiendrons jamais rien par ce moyen, dis-je rapidement à voix basse à mon compagnon, et en français. Cet animal ne veut rien dire, c’est évident. Il nous faut employer la ruse.

—  Que faire ? demanda M. Varlet.

À ce moment, mes yeux, habitués à la demi-obscurité qui régnait dans la cabane, aperçurent sur une étagère en bois une fiole en verre remplie d’un liquide verdâtre.

—  Sortons, dis-je à mon compagnon ; il faut que je vous parle en secret immédiatement.

Nous sortîmes un moment de la cabane du fakir.

—  Qu’y a-t-il ? demanda M. Varlet, avec un air étonné.

—  La liqueur verte ! m’écriai-je, mais d’une voix assez étouffée pour n’être pas entendue du fakir, la liqueur verte ! je l’ai vue ; elle est là, sur une étagère.

—  Eh bien ! dit M. Varlet, il faut la lui acheter.

—  Inutile, répondis-je, il ne le voudra jamais. Il faut la lui prendre.

—  Mais ce serait un vol !

—  Tant pis, c’est le seul moyen d’arracher son secret à cet homme. Autrement, vous ne tirerez rien de cet abruti.

—  Comment faire ?

—  Il faut l’éloigner à tout prix, sous un prétexte quelconque, répondis-je. Pendant son absence,l’un de nous nous reviendra et se saisira du flacon.

Ce rapide colloque avait duré à peine quelques fécondes. Nous rentrâmes dans la demeure du fakir. Celui-ci n’avait pas fait un mouvement pendant notre absence. Je m’assurai, par un rapide regard, que la liqueur verte était toujours à la même place.

—  Narayanha, dis-je, veux-tu nous conduire au temple t de Vishnou ? Pendant la route, nous causerons de ce qui nous amène près de toi.

Le fakir se leva et sortit de la cabane, en disant ces seuls mots :

—  Suivez-moi.

D’un geste rapide, j’étendis le bras, je saisis le flacon et le mis dans ma poche où il était parfaitement dissimulé. Le fakir était déjà hors de la cabane et n’avait rien vu.

Narayanha, malgré sa maigreur extrême, montait rapidement le sentier qui conduit au sommet du pic. Nous avions peine à le suivre.

Il nous fit pénétrer dans le temple. Celui-ci est d’une grande pauvreté, malgré les dons que lui apportent chaque année les pèlerins.

J’avais dit au fakir que nous avions à lui faire connaître le but de notre visite. Je voulus tenir ma promesse et j’inventai une fable quelconque.

—  Narayanha, lui dis-je en sortant du temple, voudrais-tu nous montrer ta puissance sur les esprits ?

—  Je ne le puis pas, répondit-il ; aujourd’hui lés esprits ne viendraient pas.

—  Que faudrait-il faire pour les rendre propices ? demandai-je encore.

—  Rien, ils ne viendraient pas.

Le fakir, décidément, était mal disposé pour nous.

—  Alors, dis-je, redescendons.

—  Je reste ici en prière jusqu’à ce soir, répondit-il. Adieu.

—  Adieu, Narayanha, lui dis-je, en lui donnant une pièce d’or.

—  C’est trop, dit le fakir, en rejetant l’or loin de lui.

Je ramassai ma pièce, si dédaigneusement repoussée, et je lui mis une pièce d’argent entre les mains. Il la prit et ne dit pas merci.

Une heure après, nous quittions Tiroutani, et la locomotive nous emportait à toute vapeur vers Bombay,

VI. Tentatives d’assassinat

Maintenant que notre but était atteint, nous voulions, avant de rentrer en France, visiter pendant quelques semaines les côtes occidentales de l’Inde.— C’est mal, ce que nous avons fait là, me dit M. Varlet, quand nous fûmes commodément installés dans notre compartiment. Nous n’avions pas le droit, en somme, de voler ainsi ce fakir.

—  Je le reconnais, lui répondis-je, mais c’était le seul moyen de lui arracher son secret. Vous avez vu dans quel état d’abrutissement cet homme est tombé.

Nous n’aurions rien obtenu de lui, même à prix d’or, Je sais, aussi bien que vous, combien la maxime, la fin justifie les moyens, est immorale et doit être réprouvée par les honnêtes gens. Mais, dans notre cas, avouez qu’on ne pouvait agir autrement. Après tout, nous ne lui avons pas volé grand’chose, à ce fakir. Il lui sera bien facile de composer à nouveau sa liqueur.

—  Pourvu que celle-ci soit la bonne, dit mon compagnon. Qui nous dit que vous avez pris la liqueur avec laquelle le fakir prépare ses tableaux magiques ?

—  Le même doute m’est également venu. Aussi, dès notre arrivé à Bombay, je crois nécessaire de faire des expériences pour nous assurer de l’efficacité de la liqueur. Avec une toile que nous imbiberons du liquide, et avec notre appareil photographique, nous saurons vite à quoi nous en tenir.

—  Allons-nous directement jusqu’à Bombay ? demanda M. Varlet.

—  Non, dis-je, j’ai pris nos billets pour Pouna, station située un peu avant Bombay. Vous m’avez dit que vous désiriez beaucoup visiter les grottes si curieuses de Karli.

—  C’est vrai, je ne m’en souvenais plus. J’ai la tête encore toute troublée par notre visite à Narayanha.

Après toute une nuit passée en chemin de fer, nous arrivâmes le lendemain, vers midi, à la station de Pouna. Immédiatement, munis d’un guide, nous nous dirigeâmes vers les grottes.

Pendant le trajet, je crus remarquer que nous étions suivis par un Hindou, ayant l’aspect d’un mendiant.

Je n’y portai aucune attention ; car, dans tous les pays du monde, les touristes sont accompagnés de gens en quête de menue monnaie. Je n’en parlai même pas à mon compagnon.

Les grottes de Karli ont été transformées depuis une haute antiquité en un sanctuaire souterrain.

C’est le plus remarquable de l’Inde, qui en contient cependant de plus vastes et de plus fréquentés par les fidèles ; mais le sanctuaire de Karli est surtout visité pour son architecture et ses œuvres d’art. Pour y pénétrer, il nous fallut escalader jusqu’à mi-hauteur le flanc de la colline sous laquelle s’étendent les grottes.

L’aspect de ces grottes est véritablement saisissant. Les voûtes de la principale salle sont supportées par quinze colonnes octogonales, dont les chapiteaux sont surmontés de sculptures représentant des hommes, des éléphants, des chevaux et d’autres animaux aux postures variées. Quel art étrange, et comme il ressemble peu à notre architecture européenne ! Nous ne pouvions nous lasser d’admirer les bas-reliefs et les balcons ouvragés qui ornent cette salle immense.

Mais notre curiosité fut surtout attirée par les trois éléphants taillés dans la roche même, et qui semblent supporter tout le poids de la voûte. M. Varlet s’était un peu éloigné avec le guide dans une autre partie de la salle, et j’étais resté seul, adossé le long d’une colonne, pour mieux étudier la forme et les dimensions données par l’architecte à l’un des éléphants.

Je croyais être seul et je n’entendais dans le lointain que le bruit des voix de mon compagnon et du guide.

Tout à coup, de derrière la colonne où j’étais appuyé, surgit un homme, que je reconnus d’un regard pour l’Hindou qui nous avait suivi jusqu’au pied de la colline. Au même instant, je me sentis frappé d’un violent coup de poignard en pleine poitrine.

Je poussai un cri.

À ce cri, M. Varlet et le guide accoururent.

—  On vient de m’assassiner ! m’écriai-je.

Le guide s’élança aussitôt à la poursuite de l’assassin, tandis que M. Varlet restait auprès de moi pour me donner ses soins.

—  Où êtes-vous blessé ? me demanda-t-il avec effroi.

—  Le coup m’a été porté en pleine poitrine, dis-je, dans la région du cœur.

Je tremblais de tous mes membres, non de douleur, car je n’en ressentais aucune, mais d’émotion.

Vite, M. Varlet ouvrit mes vêtements pour découvrir la blessure et examina la peau avec attention.

—  Il n’y a pas trace de blessure ! s’écria-t-il. Dieu soit loué ! Cependant votre habit est tout déchiré, juste en avant du cœur. Que s’est-il donc passé ? À ce moment, le guide revenait. Il avait parcouru les grottes dans tous les sens, mais sans résultat.

Évidemment, le coup fait, me croyant mort, l’Hindou avait aussitôt pris la fuite.

—  Je comprends, s’écria M. Varlet, qui continuait à examiner mes vêtements pendant que le guide nous rendait compte de ses recherches infructueuses ; j’ai découvert comment vous avez échappé miraculeusement à la mort !

—  Qu’est-il arrivé ? demandai-je, plus tranquille, maintenant que je savais ne pas être blessé.

—  Le poignard, dit mon compagnon, a dévié sur le flacon qui renferme la liqueur et que, par une chance providentielle, vous aviez placé dans la poche de votre habit.

En effet, le doute n’était plus possible. J’examinai la déchirure de mes vêtements, et j’acquis la certitude que, sans le flacon, j’étais mortellement atteint. Le poignard avait rencontré le verre, et, glissant sur sa surface dure et arrondie, la pointe, avait suivi une direction parallèle à mon corps, déchirant de haut en bas mon habit et mon gilet. Quant au flacon, je le retrouvai intact dans ma poche.

Quel pouvait être le mobile de cette tentative d’assassinat ? Nouvellement arrivé dans le pays, ne connaissant personne, je ne pouvais y avoir d’ennemis. Après avoir fait toutes les hypothèses possibles, nous arrivâmes à cette conclusion, M. Varlet et moi, que j’avais été victime d’une ressemblance avec une personne dont cet Hindou avait voulu tirer vengeance.

Nous reprîmes le soir même un train qui nous conduisit à Bombay. Arrivé dans cette ville, je fus enfin tranquille, car, tant que nous restâmes à Pouna, je craignais toujours une nouvelle tentative d’assassinat.

Notre intention était de rester quelques .

jours à Bombay avant de remonter davantage vers le nord.

Comme je l’ai déjà dit, nous voulions vérifier les propriétés photographiques de la liqueur verte, soustraite au fakir.

Cette liqueur était si précieuse pour moi que je n’avais pas voulu m’en séparer et la laisser dans ma valise. Le flacon étant d’assez petite dimension, je le portais toujours dans la poche de mon habit. On vient de voir que cette circonstance me sauva la vie.

Toute notre première journée fut consacrée à la visite de la ville. Bombay n’est pas construite sur le continent ; en réalité, elle est insulaire, quoique rattachée maintenant à la terre par une large digue.

Primitivement, Bombay était située à l’extrémité d’un petit archipel. Mais, à mesure qu’elle prit de l’extension, on combla les bras de mer, ce qui relia les îles entre elles et avec le continent. De là, l’aspect actuel de la cité et de ses environs.

La ville a un aspect superbe. Ses édifices, sans être aussi somptueux que ceux de Calcutta, sont également d’une grande richesse. La ville européenne nous intéressait infiniment moins que la ville hindoue. Celle-ci, avec ses singulières maisons de bois et ses pagodes, dont les toits s’élèvent au-dessus des bouquets de cocotiers, est d’une extrême originalité. À chaque pas, à chaque détour de rue, c’est une perspective, nouvelle, quelque décor dont les yeux ne se détachent, qu’à regret. Le mouvement de la population, très mêlée, les costumes des diverses races qui se croisent, les usages de la vie domestique, tout contribuait à captiver notre admiration.

Le soir, nous rentrâmes à l’hôtel, fatigués de cette course à, travers tous les quartiers de la ville.

—  Demain, me dit mon compagnon, nous nous reposerons. Il faut absolument expérimenter la liqueur verte.

—  À demain, sans, faute, répondis-je.

Quand j’ouvris ma valise pour en retirer les quelques objets de toilette dont j’avais besoin, je fus surpris de la trouver en désordre. Cependant, j’étais bien sûr de l’avoir mise en ordre avant de quitter l’hôtel. Je fis part de ma découverte à M. Varlet, qui s’empressa aussitôt d’ouvrir la sienne.

—  On a fouillé aussi ma valise ! s’écria-t-il, dès qu’il l’eut ouverte.

Ouvrir nos autres valises fut l’affaire d’un instant.

Toutes avaient été fouillées et se trouvaient dans le plus complet désordre.

—  On nous a volé notre appareil photographique ! s’écria M. Varlet.

—  Ce n’est pas possible ! m’écriai-je à mon tour.

—  Tenez, regardez, la valise est complètement vide !

Ainsi, à n’en pas douter, nous avions été victimes d’un vol. Sans perdre une minute, nous allâmes faire part de notre découverte au maître de l’hôtel. Il vint lui-même contrôler nos affirmations et fit une enquête auprès de tous les gens de la maison. On n’avait vu personne pénétrer dans notre chambre ; la clef était restée, pendant toute la journée, accrochée à sa place dans la chambre où se tenait le propriétaire de l’hôtel.

Que faire ? Aller se plaindre à la police : elle ne se serait pas dérangée pour un vol d’une aussi faible importance. Quitter l’hôtel ? C’était le plus simple, et c’est ce que nous fîmes le soir même.

Mais, je dois l’avouer, je commençais à trouver qu’on était loin d’avoir la même sécurité dans ce beau pays de l’Inde que dans notre vieille France. Le plus fâcheux et aussi le plus clair résultat du vol, c’était de nous priver du moyen d’expérimenter notre liqueur.

—  Voyez-vous, me dit M. Varlet, votre rapt chez le fakir nous porte malheur. Votre vol on a amené un second. C’est une punition du ciel.

—  Vous oubliez, mon cher, ami, répondis-je, que je dois la vie à la liqueur. Ainsi, il y a compensation, puisque mon vol nous a d’abord porté bonheur.

—  Vous avez raison.

—  Mais j’y pense, ajoutai-je, il est fort heureux que je conserve toujours le flacon sur moi. Sans cela, on aurait pu le voler dans les valises.

Le lendemain, à la table d’hôte, pendant le déjeuner, j’eus pour voisin un voyageur qui, en m’entendant parler français avec mon compagnon, me demanda :

—  Vous êtes Français, monsieur ?

—  Oui, répondis-je, Français et Parisien.

—  Cela tombe à merveille ! s’écria-t-il, car je suis aussi Parisien. Vous me voyez à Bombay pour mes affaires, pour y acheter de l’indigo. Enchanté de faire votre connaissance.

Entre Français, et surtout entre Parisiens, la connaissance est vite faite, loin de la patrie. Ce brave homme, qui s’appelait Duvert, nous demanda la permission de nous accompagner le reste de la journée, histoire de nous piloter, disait-il. Ayant terminé ses achats d’indigo, et devant prendre le lendemain un paquebot pour l’Angleterre, il serait heureux de passer ses dernières heures avec des compatriotes.

—  Tenez, ajouta-t-il, profitez de l’occasion.

Un ami de Bombay m’a offert de me faire assister dans la soirée à une danse de bayadères. Venez avec moi : mon ami fera son possible pour vous faire admettre à ce spectacle. Ne voit pas qui veut des bayadères dans l’Inde.

Nous acceptâmes avec joie ses offres. Quitter l’Inde sans assister à une danse de bayadères, c’eût été, en effet, manquer l’une des plus attrayantes curiosités de ce pays.

Le soir, nous accompagnâmes M. Duvert dans la pagode où devaient avoir lieu les danses. Cette pagode se trouvait à Mahim, sorte de faubourg situé à quelques kilomètres de Bombay, sur les bords de la mer. Nous nous y fîmes conduire en voiture. Nous arrivâmes à Mahim un peu avant le coucher du soleil. Quel ravissant spectacle nous eûmes sous les yeux ! Le village est caché au milieu de la plus luxuriante végétation tropicale qu’on puisse imaginer. C’était la première fois que je contemplais dans toute leur beauté ces richesses de verdure et de fleurs que le chaud soleil accorde généreusement aux contrées où il règne en souverain.

Faut-il vous raconter avec les moindres détails une danse de bayadères ? Je juge la chose inutile, tant cette danse a été de fois décrite par les voyageurs qui ont visité l’Inde. J’en dirai seulement quelques mots. Dans la grande salle de la pagode, parfaitement éclairée, on avait réservé un espace vide pour les danseuses et les musiciens, séparés du public au moyen de balustrades. Les spectateurs étaient assis tout autour.

Quand nous entrâmes, les danses n’étaient pas encore commencées. Il n’y avait dans l’enceinte réservée que deux jeunes musiciens, très élégamment vêtus et qui attendaient l’arrivée des bayadères pour commencer le concert. J’étudiai avec curiosité leur costume : il était fait avec de la gaze très fine, collant étroitement sur leur corps et moulant les formes, d’une irréprochable beauté. Le bonnet, également en gaze transparente, laissait retomber sur les épaules l’opulente chevelure de ces jeunes gens.

Nous n’attendîmes pas longtemps. Les bayadères firent bientôt leur entrée. Elles étaient au nombre de cinq. Délicates, assez petites, généralement jolies, elles produisirent sur moi une agréable impression. Quant à leurs costumes, ils étaient en gaze comme celui des musiciens, très harmonieux et de couleurs variées et éclatantes. Différents ornements, en or et en argent, rehaussaient encore la richesse des étoffes.

La danse commença ; lente d’abord, elle s’anima peu à peu. Les bayadères, avec des poses gracieuses et des jeux de physionomie très habiles, nous représentèrent pendant deux heures des scènes de vie pastorale ou des drames passionnés.

La danse terminée, nous sortîmes pour regagner notre voiture. Pour y arriver, il fallait longer une allée, bordée de chaque côté par des bouquets d’arbustes. La nuit était délicieuse. Le vent, venu de la mer, apportait avec lui des bouffées de fraîcheur. Après une journée chaude, il faisait bon respirer ainsi un air plus pur. Nous avancions lentement, causant ensemble du spectacle étrange que nous venions de contempler, quand je crus entendre un léger bruit dans l’un des buissons.

Restant alors un peu en arrière pour me rendre compte de la cause de ce bruit, je laissai mes compagnons s’avancer seuls. Tout à coup, à quelques pas devant moi, je vis un homme s’élancer hors du fourré. Un objet brillait entre sa main droite, qui pendait le long de son corps. Je crus reconnaître la lame d’un poignard qui réfléchissait la faible lueur des étoiles.

Grâce à l’obscurité, il ne m’avait pas aperçu et se dirigeait vers mes compagnons, rampant comme une bête fauve, ne faisant aucun bruit sur le sol avec ses pieds nus.

Mes compagnons, animés par leur conversation, ne se doutaient pas du danger qui les menaçait. À pas de loup, je m’élançai au-devant de celui que je croyais être un assassin. Mais il entendit probablement mes pas, car il se retourna brusquement, et, m’apercevant, il s’élança dans les arbustes et disparut.

Je poussai un cri. Mes compagnons s’arrêtèrent avec effroi, ne sachant ce qui m’arrivait. Je me précipitai vers eux et leur racontai la scène dont je venais d’être le témoin.

—  Vous avez failli être assassinés ! m’écriai-je. Un homme a voulu se précipiter vers vous, un poignard à la main. Ma présence l’a fait fuir !

M. Duvert tira un revolver de sa poche.

—  Ne craignez rien, me dit-il, j’ai là de quoi répondre aux attaques.

Nous continuâmes à avancer ; mais rien ne vint troubler notre marche.

Quelques instants après, nous avions atteint la voiture et nous roulions vers Bombay.

Brusquement, une révélation se fit dans mon esprit. Ce qui n’avait été d’abord qu’un soupçon devint une certitude. Rapprochant ensemble ma tentative d’assassinat dans les grottes de Karli, le vol de l’appareil photographique dans l’hôtel, cette nouvelle tentative d’assassinat, je compris que le fakir, voulant se venger de la perte de sa liqueur, avait envoyé sur nos traces des émissaires pour nous tuer et ressaisir lé flacon.

Je fis part aussitôt à M. Varlet de mes inquiétudes.

—  Il y a longtemps que j’ai pensé comme vous, me répondit-il ; mais, pour ne pas vous effrayer, j’avais gardé le silence. Savez-vous ce que je vous propose ?

—  De fuir ? demandai-je.

—  Oui ; puisque M. Duvert nous a dit qu’un paquebot partait demain pour Londres, le meilleur est de s’embarquer et de regagner le plus tôt possible la France.

—  C’est le meilleur, dis-je ; d’autant le plus que, privés des moyens d’expérimenter ici notre liqueur, il importe de rentrer à Paris le plus tôt possible.

VII. La liqueur verte

Nous sommes revenus à Paris, fatigués, mais pleins d’espoir.

Le lendemain de notre arrivée, nous nous enfermions dans mon laboratoire, M. Varlet et moi, et nous commencions aussitôt des expériences sur la liqueur verte.

Ayant tendu une toile blanche sur un cadre de bois, je dessinai un portrait quelconque en étendant la liqueur au moyen d’un pinceau sur la toile. En ce desséchant, la teinte verdâtre disparaissait complètement, de sorte que la toile apparut absolument blanche après dessiccation complète de la liqueur.

—  Ménagez la liqueur, ne cessait de répéter M. Varlet, pendant cette opération. Nous en avons bien peu. Il en faudra encore pour peindre d’autres toiles, faire des expériences nouvelles et surtout pour vos analyses. Car sans l’analyse nous ne pourrions renouveler notre provision.

—  Vous le voyez, répondis-je, je la ménage le plus possible. Le tableau est terminé maintenant, et j’en ai seulement consommé à peine un petit verre à liqueur. Il en reste encore au moins vingt fois autant.

La toile préparée, nous la photographiâmes.

Quelle émotion au moment de révéler l’épreuve négative ! Quelle joie si nous obtenions le résultat désiré ! Quelle désillusion dans le cas contraire ! Un échec, c’était la perte de tous nos efforts ; c’était notre voyage aux Indes effectué en pure perte, c’était la ruine de toutes nos espérances.

Mais aussi, le succès, c’était pour nous la célébrité dans le monde scientifique et peut-être, du moins pour moi, un siège gagné à l’Académie des sciences.

D’abord, je ferais une étude approfondie des propriétés de la liqueur. Ensuite, connaissant sa composition, je pourrais en reproduire une grande quantité, en chercher des applications industrielles, prendre un brevet. Généralisant mes études, je rechercherais d’autres substances possédant des propriétés analogues ; j’ajouterais tout un nouveau chapitre à l’étude de la physique, et non le moins intéressant. Dès lors, grâce aux relations que je possédais avec les grands savants, je me porterais candidat au premier fauteuil vacant à l’Académie des sciences. Je serais certainement élu.

Voilà les rêves que je faisais pendant les opérations photographiques.

La plaque de verre est dans le bain révélateur. Nos deux visages sont anxieusement penchés sur la cuvette de gutta-percha, Le carreau rouge nous éclaire avec sa lumière, si faible qu’elle ne peut agir sur le bromure d’argent, et nous colore de ses lueurs fantastiques.

Victoire ! des traits noirs se dessinent sur la plaque. Le portrait apparaît dans toute sa vigueur.

Alors, précipitant hors de la chambre noire, nous nous exécutons dans le laboratoire une gigue désordonnée. Nous rions comme des fous ; nous nous arrêtons, nous nous serrons les mains, puis nous reprenons notre danse, un moment interrompue.

Enfin, nos nerfs se calment.

—  Mon cher monsieur Varlet, dis-je, voilà que nous avons imité le célèbre chimiste Davy quand il eut découvert le potassium.

—  Je n’ai jamais dansé avec tant de plaisir, répondit mon compagnon. Pourtant, nous manquions de danseuses.

—  Vous vous trompez, répondis-je, car nos danseuses se nomment la Science et l’Espérance. Elles valent mieux que les bayadères des Indes.

Cette expérience était seulement la première, car nous avions encore à photographier la toile à la lumière du jour. Il fallait maintenant vérifier si cette toile devenait très lumineuse sous l’action de l’air humide, et surtout si nous pouvions obtenir une épreuve en la photographiant dans l’obscurité. Pour moi, la réussite de ces dernières expériences ne faisait pas l’ombre d’un doute. Nous possédions, à n’en pouvoir douter, la liqueur dont Narayanha s’était servi pour préparer les tableaux que Mac-Ferdin avait eus en sa possession.

M. Varlet, désirant beaucoup vérifier ces dernières expériences, je les exécutai sur-le-champ.

Selon mes prévisions, le tableau devint lumineux à l’air humide, et je pus obtenir une magnifique, épreuve en le photographiant dans l’obscurité la plus complète.

—  À demain, dis-je à M. Varlet. Restons-en là pour aujourd’hui. Je suis fatigué.

—  Je ne demande pas mieux, répondit-il, car j’éprouve la même fatigue. À demain donc. Mais, je vous en prie, analysez la liqueur le plus tôt possible.

—  Dès demain matin, je me mets à l’œuvre. Venez à neuf heures, nous commencerons ensemble les analyses chimiques.

—  À demain donc, dit M. Varlet. Adieu.

Je laissai le flacon avec sa liqueur précieuse sur la table de mon laboratoire, et j’accompagnai M. Varlet jusqu’au bas de l’escalier.

VIII. Le spirite malgré lui

Le lendemain matin, en me levant, je dis à mon domestique Pierre de monter jusqu’au laboratoire pour y mettre un peu d’ordre, laver quelques verres, en un mot, tout préparer pour mes analyses.

Ce domestique est un garçon de confiance, que j’ai à mon service depuis trois ans. J’ai toujours été content de son zèle et de son travail. Je l’emploie à l’entretien de mes appartements et du laboratoire.

Âgé d’une trentaine d’années, très vigoureux, alerte, je ne lui connais qu’un défaut : il est gourmand. Mais, en somme, ce défaut ne peut avoir grande conséquence chez moi. Étant garçon, je mange au restaurant et ne possède que quelques flacons de liqueur. Je me suis bien aperçu parfois de l’abaissement trop rapide du niveau dans les bouteilles ; mais, comme je suis très content de Pierre pour tout le reste, je ferme les yeux sur cette petite gourmandise. Qui n’a pas son défaut ?

À neuf heures, M. Varlet était fidèle au rendez-vous. Nous montâmes au laboratoire.

J’ouvris la porte.

Au premier coup d’œil, j’aperçus le flacon sur la table, à la place où je l’avais laissé la veille, mais il me sembla vide.

Je me précipitai pour m’assurer de l’exactitude de ce que je croyais avoir vu. Je tremblais de tous mes membres. Hélas ! oui, le flacon était vide ! Je poussai un cri terrible, et je faillis tomber à la renverse.

—  Qu’y a-t-il ? s’écria M. Varlet en me retenant dans ses bras.

—  Le flacon ! le flacon ! criai-je d’une voix étranglée par l’émotion.

—  Qu’y a-t-il donc ? répéta M. Varlet.

—  Le flacon est vide ! articulai-je plus nettement.

—  Vide ! mais où est la liqueur ? s’écria mon compagnon, troublé à son tour par mes paroles.

J’avais enfin un peu repris possession de moi-même.

—  Il est possible, dis-je à M. Varlet, que mon domestique ait changé le flacon de place ou en ait vidé le contenu dans un autre flacon.

—  Votre domestique est donc entré ici ?

—  Oui, ce matin, pour remettre tout en ordre, selon son habitude, répondis-je.

—  Quelle imprudence ! s’écria M. Varlet.

—  Je vais l’appeler, dis-je.

Je sonnai. Pierre entra. Je remarquai son air un peu troublé.

—  Avez-vous touché au flacon qui était ici, sur la table, lui demandai-je. Il contenait une liqueur verte.

—  Non, monsieur, me répondit-il.

—  Alors, qu’est devenue la liqueur. Ce flacon était plein hier soir et je le trouve vide ce matin. Vous seul avez pénétré ici.

—  Je ne sais pas, monsieur, reprit Pierre d’un air insolent.

Cet homme mentait, je le comprenais à son air embarrassé. Voulant connaître la vérité, je crus devoir employer un subterfuge.

—  Il contenait un poison violent qui doit tuer en deux heures celui qui a bu son contenu, dis-je en continuant à m’adresser au domestique. J’ai besoin absolument de savoir ce qu’est devenu ce poison.

À ces paroles, la figure de mon domestique se décomposa.

—  C’est moi ! monsieur, s’écria-t-il, c’est moi qui l’ai bu !… Je croyais que c’était de l’absinthe… Au secours ! J’ai des coliques ! Je vais mourir !

Et, tout en prononçant ces paroles entrecoupées, il se tordait en faisant d’affreuses grimaces.

—  Misérable ! criai-je de toute ma force. Misérable ! Et, le saisissant par le bras, je le poussai et l’envoyai rouler à l’extrémité du laboratoire.

—  Au secours ! au secours ! s’écria-t-il en se relevant et se précipitant à mes genoux, je me sens mourir ! Aïe… aïe !… Grâce ! pitié !

M. Varlet, pendant toute cette scène, était resté muet. Lui seul gardait son sang-froid.

—  Du calme, monsieur Ranbel, du calme, me dit-il en m’arrêtant au moment où je me précipitais de nouveau sur le domestique. Le malheur est consommé. Il faut le supporter avec dignité.

M. Varlet avait raison : il était indigne de moi de me colleter ainsi avec un domestique. Je saisis les mains de mon compagnon, et, d’un air honteux, je lui dis :

—  Oui, mon cher ami, il ne reste plus qu’à nous consoler de notre malheur. Je me repentirai toute ma vie de ma négligence.

—  Eh ! reprit M. Varlet, ce n’est pas votre faute, car vous ne pouviez supposer que la liqueur tenterait à ce point la sotte gourmandise de cet homme.

Un quart d’heure après cette terrible scène, je sortis avec M. Varlet. Si j’étais resté chez moi, je crois que la colère m’aurait de nouveau fait commettre quelque sottise. Je ne rentrai que le soir.

J’avais eu toute la journée pour calmer mes nerfs, et ce fut d’un ton calme que je demandai à mon domestique :

—  Pierre, ne ressentez-vous aucune indisposition de votre imprudence de ce matin ?

—  Non, monsieur, me répondit-il d’une voix attendrie. Pardonnez-moi ma gourmandise ; je vous promets de ne plus boire de liqueur de ma vie. Je ne croyais pas faire tant de peine à monsieur.

En même temps, il se jetait à mes pieds.

Je le relevai en lui disant que je pardonnais, mais pour cette fois seulement. En lui prenant la main, je m’aperçus qu’il avait une large écorchure.

—  Qu’est-ce que cela ? lui demandai-je.

—  Rien, monsieur, répondit-il en retirant vivement la main et la cachant derrière son dos.

Je compris. Le matin, en le rudoyant et en l’envoyant rouler sur le plancher, je lui avais fait une blessure. Le brave garçon ne voulait pas m’avouer la vérité.

Cette discrétion me toucha.

—  Apportez-moi un peu d’eau et un mouchoir, lui dis-je, je veux laver cette plaie et la panser moi-même.

Il faisait sombre. Quelques moments après, il revint avec l’eau et le linge. Imbibant alors le mouchoir d’eau, j’humectai la plaie.

Au même instant, je poussai un cri et je laissai tomber le verre sur le plancher.

—  Qu’avez-vous, monsieur ? s’écria Pierre. Vous trouvez-vous mal ?

—  Non, mon ami, répondis-je, non… mais regardez donc votre main.

—  Oh ! elle est lumineuse ! s’écria Pierre.

Oui, la main de mon domestique était lumineuse, et c’était cette constatation qui m’avait fait pousser un cri.

Cette lumière, née sous l’influence de l’humidité, avait été une révélation pour moi : Pierre ayant bu la liqueur verte avait maintenant les mêmes propriétés que le tableau magique. Il était lui-même un homme magique. Il devenait lumineux dans l’obscurité, sous l’action d’un courant d’air humide ; il pouvait être photographié dans la nuit la plus noire.

—  Pierre, lui dis-je, montez avec moi au laboratoire.

Dix minutes après, j’avais placé le domestique devant l’objectif, en pleine obscurité. Le liquide révélateur me donna le portrait admirablement ressemblant de Pierre, aussi bien fait que s’il eût été photographié à la pleine lumière du jour.

Je descendis les escaliers quatre à quatre. Je courus comme un fou jusqu’à la demeure de M. Varlet, renversant sur mon passage deux ou trois personnes, faisant pousser des hurlements aux chiens qui me poursuivaient, Un sergent de ville tenta de me barrer le passage, me prenant pour un voleur. Comme une bombe, je pénétrai chez mon ami et je lui racontai l’étrange découverte que je venais de faire.

—  Parfait ! parfait ! s’écria-t-il en riant de toute sa force. Vous ne savez pas ce que nous allons faire ?

—  Parlez, dis-je.

—  Nous allons donner des séances de spiritisme et faire savoir dans tous les salons de Paris que nous avons découvert un médium extraordinaire. Ce médium sera votre domestique.

—  Mais c’est une idée, ça ! m’écriai-je en riant à mon tour. Pour faire apparaître des mains lumineuses dans l’obscurité, il suffira de souffler sur les mains de Pierre. Pour le faire apparaître tout entier, on l’humectera d’un peu d’eau. De plus, nous pourrons le photographier dans l’obscurité et prétendre que nous avons ainsi fixé l’image d’un esprit. Nous allons faire fureur dans lé monde des spirites.

Ce qui fut dit fut fait. Dès le lendemain, nous exécutions dans l’un des grands salons de Paris les plus étonnantes expériences de spiritisme. Les mains et les pieds de Pierre firent merveille. Quant aux photographies, ce fut du délire.

Trois jours après, le monde savant s’émut lui-même de ces expériences. Des médecins, des membres de l’Institut vinrent nous trouver pour nous prier de répéter ces séances de spiritisme devant eux.

Nous acceptâmes et nous prîmes date pour le surlendemain.

Le surlendemain, nous nous disposâmes à répéter nos expériences.

L’assemblée était nombreuse et composée des principaux savants de la capitale. Ils manifestaient hautement leur peu de croyance dans la réalité des phénomènes que nous allions leur présenter. J’entendis même l’un d’eux dire à son voisin :

—  Mon cher mathématicien, je parie que ce sont encore des charlatans ;

—  Oui, répondit l’autre, le spiritisme et l’hypnotisme, ce n’est que de la farce : il n’y a de vrai que les mathématiques.

—  Attends un peu, me disais-je en moi-même, nous allons rire dans un moment. Quel nez vous allez faire avec vos mathématiques, quand vous aurez vu mes expériences !

Oui, j’étais heureux de confondre le scepticisme de tous ces savants et de leur montrer des réalités qu’ils ne pourraient ni expliquer, ni nier.

L’obscurité ayant été faite dans la chambre, j’humectai les mains de mon domestique.

O surprise ! Pierre ne devint pas lumineux. Pierre ne put pas davantage être photographié dans l’obscurité. J’eus beau en faire l’essai plusieurs fois. Je n’obtins jamais rien.

Du coup, je fus absolument ahuri. Pierre avait complètement digéré la liqueur verte : il n’était plus médium.

Notre fiasco fut complet. Tous les savants se retirèrent, enchantés de notre mésaventure.

Le lendemain, un journal annonçait que les expériences de MM. Varlet et Ranbel sur le spiritisme avaient complètement échoué devant la commission scientifique, et que ces spirites avaient été encore une fois convaincus de charlatanisme.

Quant à moi, je laissai dire les journaux sans protester, car je méritais cette punition. En définitive, j’avais voulu mystifier les savants et c’est moi, en fin de compte, qui me trouvais mystifié. Je me consolai en pensant que nos expériences auraient peut-être un jour un meilleur sort, et que justice me serait rendue.

—  Oui, disais-je à mon excellent ami Varlet, que cette mésaventure avait plus affecté que moi, on découvrira probablement une substance qui émet des rayons chimiques dans l’obscurité. Ces rayons chimiques, capables d’impressionner le gélatino-bromure d’argent dans l’appareil photographique, au milieu de l’obscurité, permettront de reproduire les phénomènes que nous avons obtenus avec la toile magique de Narayanha. Le jour où cette découverte sera faite, on ne croira plus aux esprits, mais à un nouveau progrès de la science.

FIN