Accueil > Ebooks gratuits > Jules Rengade (1841 - 1915) > Jules Rengade : Une mouche en cours d’assise

Jules Rengade : Une mouche en cours d’assise

La science Illustrée n°554 au n°556 (9 au 23 juillet 1898)

jeudi 26 mars 2020, par Denis Blaizot

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Cette nouvelle, classée lors de sa parution Fantaisie Scientifique a été publiée pour la première en juillet 1898 1898 dans La science illustrée n°554 à n°55. Son auteur, le Dr Jules Rengade (1814-1915) a publié de nombreux ouvrages de médecine, des articles et une demi-douzaine de nouvelles (Fantaisie Scientifique) dans cette même revue.

Vous pouvez la découvrir sur cette page en HTML ou la télécharger aux formats Epub ou Pdf.

Bonne lecture.

Il eût été difficile de trouver sur toute la terre normande un paysan plus heureux que Pierre Bories, le jour où il, quittait, après l’avoir exploitée pendant quatorze mois, la grande ferme des Planchettes, l’une des plus importantes de la contrée.

— Pensez donc ! se disaient les bonnes gens de l’endroit, glosant sur sa bonne humeur, le père Pierre ; qui, depuis trente-cinq ans, fait valoir les domaines des autres, a maintenant son petit bien à lui, un lopin d’excellent rapport, que son frère lui laisse en héritage, dans son pays même, paroisse de la Jonchée, à trois lieues d’ici !... Comment ne serait-il pas content. ce brave homme ? Et, de fait, le bon fermier ne dissimulait point sa satisfaction. Il déménageait des Planchettes avec une précipitation fiévreuse, et, tandis que sa fille Thérèse empaquetait les grosses nappes de toile ou liait les pattes aux poulets récalcitrants, il faisait charger sur les chars à bœufs la lourde table de hêtre où les bouviers prenaient leurs repas, le ciel de lit aux rideaux de serge, le dressoir vermoulu privé de ses écuelles d’étain et de ses vieilles faïences peintes.

Le lendemain, tout cela méthodiquement remis en place, meublait l’humble maisonnette de la Jonchée, et Pierre Bories, maître chez lui, songeait déjà, comme sa bisaïeule, Pierrette, à centupler les bénéfices de la petite propriété.

Le madré paysan n’était point, au surplus, sans avoir remarqué les galanteries d’un gars du voisinage envers la Thérèse, qui passait avec raison pour une des plus jolies filles du pays. Il avait vu, tous les dimanches, Marcelin venir aux Planchettes, tantôt pour demander une greffe, tantôt pour emprunter un balin, tantôt encore pour consulter au, sujet d’une’ poule atteinte de la pépie, et bien souvent il avait fait tout bas la réflexion que c’étaient là de simples ruses d’amoureux incapables de lui donner le change. Mais, outre que Marcelin jouissait d’une excellente réputation, le petit enclos qu’il possédait à fa Jonchée se trouvait justement enclavé dans le bien même du père Bories, de sorte qu’au mariage des deux jeunes gens, autant dire écrit sur le terrain, il ne manquait quasiment plus que la suprême sanction de M. le maire.

Thérèse, impatiente d’ailleurs, comme on l’est à vingt ans, avait hâte de devenir Mme Marcelin et de prendre le gouvernement intérieur de la ferme ; aussi, grâce à de continuelles instances, allait-on célébrer enfin les fiançailles et jeter bas les murs mitoyens, quand un jour, tout , le petit village de la Jonchée en émoi vit avec stupeur quatre gendarmes à cheval mettre pied à terre devant la maison même de Pierre Bories.

— Ah ! mon doux Jésus ! — Qu’est-ce donc ? — Qu’y a-t-il ? se demandait-on au seuil de toutes les portes ; et chacun de quitter aussitôt la quenouille ou la bêche, pour envahir sans vergogne, la petite cour du voisin.

Mais le brigadier, soucieux et sévère, avait chargé un de ses hommes de contenir les curieux, et, suivi des deux autres, il était entré chez le fermier.

Celui-ci, seul à cette heure, ne put retenir, en les apercevant, un cri de surprise et de terreur. Il se leva tout tremblant ; et pâle, bouche béants, les yeux hagards, il regarda, sans mot dire, les trois gendarmes, dont le visage n’annonçait rien de bon.

— Père Bories, dit le brigadier, en déployant un large portefeuille, je vous ai toujours tenu pour un excellent homme ; aussi suis-je bien vivement affecté de la mission pénible que j’ai à remplir près de vous ...

— Hé ! là ! mon Dieu ! qu’est-il donc arrivé ? balbutia le bonhomme.

— Lisez, continua le gendarme ; en tendant au fermier une feuille timbrée, toute chargée d’estampilles et de paraphes, puis, d’une voix nette et précise :

— Au nom de la loi, ajouta-t-il, nous venons arrêter la Thérèse !

Comme frappé d’un coup violent en pleine poitrine, Bories recula jusqu’au mur, et, les yeux ardents, le visage contracté par la douleur et la honte, il répéta machinalement :

— Vous venez arrêter la Thérèse ?

— Il faut nous dire où elle est, père Bories ! répliqua le brigadier d’un ton persuasif, en posant sur la table le mandat d’arrestation que le paysan n’avait point voulu prendre.

Mais le fermier, pour toute réponse, cacha son visage dans ses mains, et peut-être l’émotion allait-elle l’emporter chez lui sur la colère, quand une petite porte qui donnait sur le jardin, s’ouvrant tout à coup, Thérèse parut, blême, interdite, épouvantée par les rumeurs sinistres qu’elle venait d’entendre au-dehors.

Pierre, en l’apercevant, sentit le sang lui monter à la tête, et, furieux, le bras levé :

— Malheureuse ! qu’as-tu fait ? cria-t-il.

La jeune fille, malgré l’angoisse qui l’agitait, attendit bravement.

— Je n’ai rien fait, répondit-elle, que me veut-on ?

Le brigadier toussa légèrement, et d’un ton grave :

— Thérèse Bories, dit-il, vous êtes accusée d’avoir volontairement donné la mort à votre enfant nouveau-né !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Qu’osez-vous bien me dire ! Vous vous trompez, je vous le jure ! Je n’ai jamais eu d’enfant ! Et les larmes, jaillissant cette fois de ses yeux, les sanglots s’échappant de sa poitrine, la pauvre Thérèse, toute rougissante, cacha son visage dans son tablier.

— Malheureusement, il existe des preuves, ajouta le brigadier. On a retrouvé dans la chambre que vous habitiez, aux Planchettes, le cadavre du pauvre petit être, encore tout meurtri et tout mangé des vers !

— Je suis innocente ! s’exclama désespérément l’infortunée ; devant Dieu et devant les hommes, je n’ai point fait cela !

Mais, dominé par l’écrasante autorité du gendarme, Pierre Bories, timide, effaré, convaincu, loin de prêter protection à sa fille, ne jetait plus sur elle qu’un long regard de haine et de douleur.

— Va-t’en ! va-t’en ! lui cria-t-il enfin, exaspéré, en frappant des deux poings sur la table.

Brisée par ces dures paroles, Thérèse s’approcha du brigadier, qui lui prit la main et tournant une dernière fois sur son père ses yeux rouges de larmes :

— S’il y a une justice, lui dit-elle, vous vous repentirez !

Mais,au-dehors, sur la placette du village, un coup plus cruel encore devait la frapper au cœur. Au premier rang des curieux instruits déjà de l’abominable crime dont la petite paysanne était accusée ; Marcelin, plus méchant et plus narquois que les autres, vomissait l’injure et le sarcasme contre sa fiancée.

— La jolie pièce que voilà ! criait-il dans le dépit qu’il éprouvait de paraître avoir été dupe. Je me disais aussi, l’autre saison, qu’elle était vraiment bien pressée d’avancer la noce ! Et là-dessus, les garçons de ferme riaient aux éclats, et les commères, traitant la pauvre fille de « coquine » et de « gueuse », lui faisaient encore moins affront de son crime, que de ses airs trompeurs de « n’y pas toucher ».

Mais elle, suffoquée par les sanglots :

— Ah ! s’écria-t-elle, Marcelin aussi !

Et presque satisfaite, alors, de se sentir entraînée par les gendarmes, elle partit avec eux, suivie, honnie toujours, durant une demi-lieue, par les enfants du village, qui criaient et hurlaient impitoyables derrière les chevaux, en courant nu-pieds dans la poussière...

II

L’infanticide commis aux Planchettes, dans la maison même où Pierre Bories avait vécu durant quatorze mois, n’était cependant que trop réel.

Une semaine après le départ du fermier, les maçons ayant été mandés pour quelques réparations urgentes à faire à l’habitation, avaient découvert derrière le jambage d’une cheminée, dans la chambre même où peu de jours auparavant logeait Thérèse Bories, le cadavre d’un enfant de naissance, introduit en cet endroit par une ouverture pratiquée en enlevant des briques, aussitôt après replacées. Enveloppé d’un linge grossier dont on avait eu soin de couper la marque, le pauvre petit corps n’offrait, toutefois, aucune trace de brûlure.

Il était seulement desséché, durci, momifié, ce qui s’expliquait assez bien par son séjour prolongé dans un étroit espace où l’air ne s’était point renouvelé. Ses formes, suffisamment conservées, laissaient d’ailleurs reconnaître en lui tous les caractères d’un enfant du sexe masculin venu à terme et paraissant avoir vécu quelques heures au moins.

Prévenu à la hâte, le parquet du tribunal de Caen s’était empressé de faire enlever le petit cadavre, de commencer une enquête, et de requérir, pour compléter l’instruction, les médecins experts chargés, en pareils cas, d’éclairer la justice.

Trois points principaux devaient surtout être élucidés par les hommes de l’art :

L’enfant avait-il vécu ?

Comment était-il mort ?

Quelle était la date du crime ?

La solution du premier problème n’offrait aucune difficulté. À de larges taches verdâtres, maculant le linge dont le petit corps était enveloppé, aussi bien qu’à l’aspect du cordon ombilical maladroitement coupé à quelques centimètres de son insertion, il n’était point téméraire d’affirmer que l’enfant vivait en venant au monde, et qu’il n’avait guère vécu qu’un jour.

D’autres traces non équivoques, un large sillon, notamment, et de profondes empreintes de doigts autour du cou de la petite victime, attestaient irrécusablement aussi la mort violente qui lui avait été donnée. Quant à la troisième question, elle était malaisée à résoudre, et, pour répondre aussi catégoriquement que possible sur ce point essentiel, les experts durent pratiquer l’autopsie.

À l’ouverture du corps, ils constatèrent avant tout la disparition presque complète des principaux viscères. Les poumons, les entrailles, le cerveau ne présentaient plus que des débris informes, rongés par une légion de vers blanchâtres, affamés, remuants qui avaient également percé de profondes galeries les muscles de la poitrine et des membres. Ces parties encore charnues, mais noirâtres et décomposées, s’écrasaient au toucher, comme du savon gras, et la peau, desséchée, brune, parcheminée, revêtait d’une sorte de coque dure et racornie, les cavités fétides où grouillaient les larves.

Celles-ci — selon les experts — avaient évidemment été pondues par une mouche carnassière qui, vraisemblablement attirée par l’odeur, s’était introduite jusqu’au petit cadavre, à travers les interstices des briques dérangées dans la cheminée ; mais, en définitive, ce n’était là qu’un phénomène très ordinaire ; aussi n’en tinrent-ils compte que pour expliquer dans leur rapport les dégâts commis à l’intérieur du petit cadavre ; et fixèrent-ils à six ou sept mois au maximum, la date probable de l’infanticide...

C’est à la suite de ce rapport, accablant pour Thérèse Bories, que la jeune fermière, arrêtée chez elle, fut conduite par la gendarmerie à la prison de Caen.

Abandonnée par son père, dont tous les beaux projets s’étaient subitement écroulés, et plus encore par Marcelin qui, niaisement, partout se vantait de l’avoir « échappé belle », la pauvre fille passait dans les larmes les nuits et les jours.

L’époque approchait, cependant, où la cour d’assises devait se réunir au chef-lieu du département ; et le tribunal nomma d’office un avocat à la jeune accusée.

La grande habitude qu’ils ont d’entendre leurs clients opposer sans cesse aux faits qui leur sont reprochés, les dénégations les plus absolues, rend les avocats peu sensibles ordinairement aux protestations de l’innocence ; mais, cette fois, le défenseur de Thérèse, malgré le triple airain dont son cœur était cuirassé, se sentit vivement ému par la franchise et l’attitude, simple et fière en même temps, de la petite paysanne. Il voulut bien s’intéresser spécialement à sa cause, et, comprenant que tout le procès reposerait essentiellement sur une question médico-légale, l’idée lui vint d’appeler à son aide un jeune médecin du voisinage qu’il comptait au nombre de ses amis.

Récemment sorti de la Faculté de Paris, le docteur Marsey exerçait sa profession dans un gros bourg bien peuplé, à quelques kilomètres de Caen. Cédant à sa passion pour l’histoire naturelle, il s’était de préférence fixé à la campagne, où il lui était plus facile de satisfaire ses goûts favoris ; aussi, quand ses malades ne le réclamaient point, passait-il en effet, de longues heures à observer les insectes, dont il étudiait, à la fois, l’organisation et les mœurs.

C’est dans cette retraite, et tandis qu’il se livrait à ses occupations les plus chères, que la lettre de l’avocat vint le trouver. Elle était si flatteuse, et si pressante que le docteur, incapable de résister à cet appel fait à son talent et à son cœur, ferma ses livres, couvrit son microscope, et se rendit aussitôt à Caen auprès de son ami.

En quelques minutes celui-ci l’eut complètement mis au courant de la grave affaire dont la justice était saisie, mais par ses seuls regards et le sympathique récit de son infortune, Thérèse Bories remua l’âme du jeune médecin bien plus profondément que ne l’avait fait l’homme de loi avec tout son verbiage. En sortant de la prison, où il avait été admis à la visiter, le docteur courut donc au greffe, et se fit présenter les tristes restes du petit corps trouvé dans la cheminée des Planchettes. À leur aspect, son front d’abord se rembrunit, et, taciturne, il eut, devant l’avocat qui l’accompagnait, un hochement de tête du plus mauvais augure ; mais, après un moment d’examen, son visage il éclaira tout à coup ; et, retirant du bout des doigts, avec quelques-unes des infectes larves qui rongeaient le cadavre, plusieurs corpuscules en forme de grains de blé volumineux, secs, friables, creux, ouverts à l’une des extrémités et d’une couleur noirâtre avec des zones plus claires :

— Tu m’as affirmé demanda-t-il au défenseur avec un triomphant sourire, que Mlle Bories est entrée aux Planchettes, il y a seulement quatorze mois ?

— Sans doute ! il ne peut y avoir sur ce point la moindre incertitude !

— Eh bien ! notre cause est gagnée, mon cher ! La mort de ce pauvre petit être remonte à deux ans environ ; je suis prêt à le soutenir, les mains pleines de preuves !

III

Quelques jours après, Thérèse, tremblante, émue, pâlie par la prison et le chagrin, comparaissait entre deux gendarmes devant le tribunal qui devait la juger. Encore que, soutenue par l’espérance qui lui restait de voir son innocence enfin reconnue, depuis surtout que le docteur s’était fait fort de le prouver d’une façon péremptoire, la pauvre fille, émue jusqu’aux larmes et n’osant lever les yeux, tenait constamment son mouchoir sur son visage.

Toute la population de la Jonchée, d’ailleurs, tout le personnel des Planchettes était charitablement accouru à la ville en habit des dimanches, pour entendre condamner « la Thérèse » et se régaler des scandaleuses révélations du procès. Le père Bories, lui-même, anxieux de connaître au plus tôt le verdict du jury, malgré la honte et la douleur qui le retenaient à la maison, furtivement et de grand matin avait quitté la ferme ; au premier rang, enfin, des curieux, à l’audience, Marcelin, que se disputaient deux ou trois petites paysannes délurées, se félicitait de plus en plus d’être resté garçon.

Cependant les huissiers ayant fait faire silence, le greffier lut d’une voix criarde l’acte d’accusation ; le président interrogea l’accusée, et les experts, dans une dissertation savante, expliquèrent au jury, dans ses moindres détails, pourquoi, quand et comment avait été commis le crime des Planchettes. L’infanticide ne pouvait remonter qu’à sept mois au plus, personne que Thérèse Bories n’avait habité la chambre où le petit cadavre avait été découvert ; Thérèse Bories était donc seule coupable, et seule devait être punie.

Le docteur Marsey alors se leva et s’approcha de la barre.

— Messieurs, dit-il, je rends hommage à la haute compétence autant qu’à l’esprit, éminemment méthodique des habiles experts dont vous venez d’entendre le rapport. Mais, dans leurs recherches si bien faites, mes savants collègues, n’appuyant leurs conclusions que sur une analyse purement médicale, ont passé cent fois à côté d’éléments, à ce point essentiels en cette circonstance, qu’ils en eussent tiré la certitude absolue de l’innocence de Thérèse Bories.

« Je veux parler de ces larves nombreuses, de ces vers dévorants qui rongent encore les chairs desséchées du petit corps trouvé aux Planchettes. C’est là, sans doute, un fait qui n’est point du ressort de la médecine légale et semble exclusivement relever de l’histoire naturelle ; mais, qu’importe à la justice, si les données précises de la science entomologique lui fournissent les preuves qu’elle demande et lui montrent la vérité ?

« Eh bien, messieurs, c’est à l’ordre naturel dans lequel s’opèrent les métamorphoses des insectes, aux phénomènes qu’elles présentent, au temps qu’elles exigent, que nous demanderons la preuve incontestable de l’innocence de l’accusée.

« Un grand nombre d’entre vous n’ignorent certainement pas comment ces phénomènes s’accomplissent. L’insecte — disons plutôt la Mouche carnassière, puisque c’est uniquement de cette espèce qu’il s’agit ici, — la mouche pond, de mai en août, ses œufs sur la chair morte et les abandonne aussitôt. Sous la seule incubation du milieu si favorable où ils ont été déposés, ces œufs ne tardent pas à éclore. Il en sort des vers ou larves d’une petitesse extrême, d’abord, qui se nourrissent à même durant plusieurs mois, de la viande putréfiée, se transforment en nymphes en s’enfermant dans de minces cocons noirâtres, rayés de zones plus claires et semblables, quant à la forme, à de gros grains de blés, puis restent en cet état jusqu’à ce que, la chaleur les faisant éclore de nouveau, ils se réveillent au printemps, à l’état de Mouches définitivement organisées, et pareilles en tout à celles qui leur ont donné naissance.

« Ceci bien établi, de quelle époque peuvent dater ces grosses larves blanches dont le corps de la petite victime est encore tout rempli ? De l’été dernier, sans aucun doute, puisque c’est à cette saison seulement, que la mouche carnassière peut déposer ses œufs. Supposons même que ce soit seulement de la fin de l’été, du mois d’août par exemple ; et comptons le temps écoulé jusqu’au mois de mars qui vient de commencer. Entre ces deux limites nous trouvons six grands mois, de sorte que l’infanticide remonte au moins à six mois.

« Mais, messieurs, les larves encore aujourd’hui vivantes dans le petit cadavre, n’ont point accompli leur métamorphose ; ce n’est que dans un ou deux mois qu’elles s’enfermeront dans leurs coques de nymphes, et cependant — j’appelle sur ce point, messieurs, toute votre attention, — cependant, le corps de la victime est occupé déjà par un très grand nombre de ces petits cocons vides, noirâtres et zonés, dont je vous parlais tout à l’heure ! ... Avec ce tableau de l’évolution d’une mouche, qui vous aidera, messieurs les jurés, à vous former une conviction, examinez avec soin, je vous prie, ces coques si caractéristiques, que je me permets de faire passer sous vos yeux. On en trouve des centaines parmi les débris des viscères de la poitrine et de l’abdomen ; et ces témoins infimes que les experts ont négligés, outre qu’ils attestent indubitablement, qu’une génération de mouches s’est envolée déjà du petit cadavre, nous prouvent encore, non seulement que les larves actuelles sont issues de ces mouches nées d’une ponte antérieure ; mais aussi que cette première génération remonte à l’été de l’année précédente et voilà la date du crime reculée de dix-huit mois ! »

À ces mots, vivement éclairés par la démonstration graphique soumise au jury en même temps que les cocons éclos recueillis dans le petit cadavre, un grand mouvement se fit parmi les magistrats autant que dans l’assistance, où l’on entendit Pierre Bories éclater en sanglots. Les experts, invités à donner leur avis sur les explications apportées au tribunal par le docteur Marsey durent convenir assez humblement que leur collègue pouvait bien avoir raison ; et cinq minutes après, le président, sur la lecture d’un verdict absolument négatif, ordonnait la mise en liberté de Thérèse.

Une instruction dirigée contre les fermiers qui, deux ans auparavant, avaient occupé la maison des Planchettes, fit bientôt découvrir la vraie coupable. C’était une pauvre fille de peine qui, pressée de questions, finit par raconter cette douloureuse et trop fréquente histoire : qu’ayant été trahie par celui qu’elle aimait, elle n’avait pas hésité, pour cacher sa honte, à donner la mort à son enfant.

Comme on le pense bien, la première personne que rencontra Thérèse en sortant de la cour d’assises fut son père, qui lui tendit les bras en implorant son pardon. Deux gros baisers sur chaque joue, lui rendirent tout son bonheur.

Quant à Marcelin, honteux de la conduite qu’il avait tenue, il n’osa point reparaître devant sa fiancée. Sur le lâche garçon, retombait, à cette heure tout le ridicule dont il avait voulu la frapper, et, dépité de la savoir innocente, il criait bien haut que ce jugement, où il n’avait été question que de vers et de mouches, lui semblait fort extravagant. Ces méchants propos, qu’il ne se gênait pas de répéter jusque dans la cour du palais, parvinrent même un instant aux oreilles de Thérèse qui, baissant aussitôt le front : « — Je ne me relèverai jamais tout à fait de cette malheureuse affaire ! » prononça-t-elle tout bas ; mais le docteur, qui se tenait près d’elle et qui dans les yeux de la jeune fille avait déjà pu lire un sentiment bien plus doux que celui de la reconnaissance, salua le fermier comme pour prendre congé de lui, et fièrement, devant tous, quand il eut la main du paysan dans la sienne :

— Père Bories, demanda-t-il d’une voix assez haute pour que tout le monde l’entendît, vous me permettrez bien, quand mes prochaines tournées m’amèneront du côté de la Jonchée, d’entrer, en passant, souhaiter le bonjour à la Thérèse ?

— Ma maison sera la vôtre ! mon brave monsieur Marsey !

— Eh bien ! ... Si Thérèse y consent. .. A bientôt, père Bories ...

Mais comme la petite fermière ne soufflait mot, toute confuse et rougissante :

— C’est comme cela que tu réponds ? ... lui reprocha son père avec humeur.

Alors, mettant avec un sourire, tout son cœur dans un regard, tandis que le docteur, d’un tendre serrement, de mains l’interrogeait toujours.

— À vous revoir bientôt, monsieur Marsey ! soupira-t-elle.

Dr Jules Rengade