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Maurice Renard : Le brin de paille

lundi 2 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a paru dans Le Matin en date du 22 août 1936 1936 .

Là, aucun doute, nous avons bien affaire à une enquête policière. Courte mais bonne. Si toutes la série avait été comme celle-ci !

Le commissaire divisionnaire Jérôme était venu passer quarante-huit heures à Givry-en-Vexin, chez sa sœur Mme Blin, lorsque cette paisible localité fut bouleversée par le meurtre de M. Cyprien Normat.

Le mois d’avril finissait. De belles journées printanières se succédaient. M. Jérôme était arrivé à Givry le samedi après-midi, ayant couvert, en auto, sans se presser, les soixante-dix kilomètres qui séparent de la capitale la petite ville qui fut le berceau de sa famille et dont il connaît tous les habitants. Après avoir terminé dans la paix familiale une journée commencée dans la fiévreuse agitation du quai des Orfèvres, il s’était couché tôt et avait dormi toute sa nuit. Le soleil se levait quand il ouvrit les persiennes de sa fenêtre sur la grand rue de Givry.

À cet instant même, un groupe de trois hommes passait sur la chaussée pavée. Jérôme reconnut le commissaire de police, M. Solonnet, le procureur, M. Paillereau, et le commis-greffier du tribunal. Ils le saluèrent. M. Paillereau s’approcha de la fenêtre. qui est au rez-de-chaussée, et dit à Jérôme d’un ton ému et confidentiel :

— Monsieur le divisionnaire, c’est la Providence qui vous met sur notre chemin. Consentiriez-vous à nous accompagner ? Votre concours nous serait infiniment précieux. M Cyprien Normat a été assassiné, chez lui. C’est son neveu, M. Henri Mauser, qui vient d’en aviser M. le commissaire de police. Nous nous rendons sur les lieux.

Jérôme passa rapidement ses effets et rejoignit ces messieurs au dehors. Ils se dirigèrent ensemble vers la demeure de la victime : une assez belle maison bourgeoise dont le jardin s’étendait dans la campagne avoisinant la ville.

Chemin faisant, Jérôme apprit de MM. Solonnet et Paillereau ce qu’ils savaient eux-mêmes. Par ailleurs il n’ignorait rien de l’existence plutôt bizarre de M. Cyprien Normat.

C’était un sexagénaire avare, un homme à systèmes, à manies, qui se privait de tout, excepté des instruments et des ingrédients qu’il jugeait nécessaires à des recherches chimiques. Ces recherches, auxquelles il s’adonnait sans relâche, passaient généralement pour tout à fait puériles, vaines et ridicules. Depuis des années, rien d’intéressant n’en était résulté ce qui n’empêchait pas le sombre maniaque de les poursuivre avec une obstination maladive.

M. Cyprien Normat était très riche. Cela, on le savait avec certitude. Cependant, il n’avait pour tout serviteur qu’une femme de ménage qui venait besogner quelques heures chaque jour. Il jeûnait tous les mercredis et tous les samedis, autant par hygiène que par économie. Et, pour l’heure, il refusait tout appui financier à son neveu. L’unique parent qui lui restât, M. Henri Mauser, lequel, habitant avec lui, voyait péricliter une petite entreprise qu’il avait montée avec les maigres capitaux dont il disposait personnellement, et se trouvait acculé à la faillite par la dureté et la parcimonie de son oncle.

M. Henri Mauser s’était donc présenté au commissariat dès le point du jour. Réveillé, M. Solonnet avait entendu ses déclarations. M. Henri Mauser, selon ses propres dires, avait passé à Paris la journée du samedi. Il était rentré à Givry, avec sa petite auto, vers minuit, et il avait trouvé son oncle mort, assassiné dans son laboratoire. Bien entendu, M. Solonnet s’était étonné immédiatement de la lenteur avec laquelle M. Mauser avait prévenu la police. Pourquoi ne s’était-il pas présenté au commissariat dès son retour, dès que le crime lui avait été révélé ? Pour quel motif avait-il attendu le jour ?

À ces questions, M. Mauser, jeune homme très favorablement connu pour sa douceur un peu triste et sa grande urbanité, s’était contenté de répondre, en rougissant de confusion, qu’il avait perdu la tête, que tout de suite il s’était rendu compte qu’on l’accuserait du meurtre de son oncle, et qu’il était resté jusqu’à l’aube dans un état d’incertitude et d’effroi si intense qu’il avait été sur le point de prendre la fuite. L’aurore, par bonheur, lui avait rendu le sens de la réalité et de ses devoirs.

Le procureur avertit Jérôme qu’ils trouveraient M. Henri Mauser sur le théâtre de l’assassinat, avec des gendarmes et aussi le docteur Foulques, médecin légiste.

Jérôme ne souffla mot. Ils arrivèrent bientôt à destination. Rien n’avait été touché. Le corps de l’avare était assis, tout déjeté, sur une chaise, devant une table couverte de flacons, de cornues, d’éprouvettes. M. Normat avait été poignardé. L’instrument de sa mort avait disparu. M. Henri Mauser fit observer qu’on l’avait dépouillé, de sa montre à chaîne d’or. On constata aussi que le porte-monnaie et le portefeuille du défunt manquaient.

— C’est un crime crapuleux, c’est un crime crapuleux, ne cessait de répéter M. Mauser qui était extrêmement pâle.

M. Paillereau demanda au docteur :

— Vous pourrez nous dire, cela va de soi, à quelle heure la mort s’est produite ?

— Non, lui fut-il répondu. Ou du moins sans aucune précision. L’autopsie ne trahirait l’heure de l’assassinat que si la victime avait dîné hier au soir. Mais il parait que c’était jour de jeûne pour M. Normat.

— En tout cas, affirma M. Henri Mauser, mon pauvre oncle a été tué avant minuit, puisque c’est à minuit que je suis rentré...

Mais il se tut brusquement, devant les regards attristés ou redoutables qui convergeaient vers lui.

— Oh ! s’écria-t-il après un terrible moment de silence. Voilà bien ce que je craignais tant ! On me soupçonne !

M. Paillereau le questionna. Le jeune homme, livide, assura qu’il fournirait la preuve de sa rentrée à minuit. En effet, il était resté avec des amis et des hommes d’affaires jusqu’à dix heures et demie du soir, dans un café de la rue Royale, à Paris, et sa voiture ne lui permettait pas de faire soixante-dix kilomètres en moins d’une heure et demie. Quinze témoins pour un répondaient de sa présence à Paris jusqu’à vingt-deux heures trente minutes. Donc...

Le procureur se tourna de nouveau vers le médecin :

— Le crime a-t-il pu être commis après minuit ?

— Jusqu’ici, monsieur le commissaire, rien ne s’y oppose, et je doute que l’autopsie me fournisse la preuve du contraire.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémit l’infortuné Mauser. Ce n’est pas moi, monsieur le procureur ! Voyons ! Puisqu’on a volé la montre, le portefeuille...

— Qu’est-ce que cela prouve ? prononça lentement le magistrat. On me rend compte à l’instant que nulle trace d’effraction n’a été relevée aux portes d’entrée.

— Mais cette fenêtre était ouverte, monsieur ! Oui, la fenêtre qui donne sur le jardin ! L’assassin a pu pénétrer par là. C’est moi qui ai fermé cette fenêtre, à minuit, machinalement...

— Ouvre-là, dit M. Paillereau à l’un des gendarmes. Que tout soit replacé dans l’état où M. Mauser prétend avoir trouvé les choses...

La fenêtre fut donc rouverte, et l’air pur du matin envahit la pièce où rôdaient les senteurs inquiétantes de toutes les substances chimiques qui remplissaient les bocaux de feu M. Cyprien Normat, désormais glacé et inerte.

Ces bocaux occupaient une vaste vitrine faisant face à la fenêtre, et le jeune soleil y faisait briller des cristaux de toute couleur. C’est vers eux que se portaient les regards de Jérôme. Il semblait chercher dans leur contemplation la clef du problème criminel. Il semblait leur demander l’heure à laquelle M. Normat avait été poignardé. Avant ou après minuit. De cette solution dépendait le sort, dépendait l’honneur de Henri Mauser ! Jérôme, depuis, l’a confessé : il cherchait à reconnaître si, d’aventure, quelque circonstance chimique ou physique ne s’était pas produite qui viendrait apporter son témoignage indiscutable, et déclarer, par la grande voix de la science : « Cet homme est mort à telle heure ! » Mais il ne trouvait rien. Rien de scientifique, ni rien d’autre. La pendule n’avait pas été brisée dans une bagarre, elle continuait à marquer le temps, sans que l’heure sanglante y fût demeurée visible. Et le mort, échevelé, laid, terreux, gardait sinistrement le secret de sa fin.

Un brin de paille luisait au soleil, dans ses cheveux blancs ébouriffés. Jérôme le remarqua et fronça les sourcils. D’où diable ce brin de paille pouvait-il provenir ? Qui le saurait jamais ? Jérôme oublia le brin de paille.

Mais, peu après, une hirondelle entra vivement par la fenêtre, fit deux tours à tire d’aile dans la pièce et ressortit. L’oiseau, comme il arrive parfois, s’était trompé de fenêtre. Jérôme le vit pénétrer dans une chambre voisine, vieux réduit abandonné où, à n’en pas douter, l’hirondelle faisait son nid. Alors il se saisit du brin doré tombé sur le mort.

— Vous avez vu, messieurs ? Vous avez vu l’hirondelle ? Ces bonnes petites bêtes-là ne volent qu’en plein jour ! C’est donc en plein jour que M. Cyprien Normat a été frappé qu’il est devenu tout à coup insensible à toute chose et qu’une hirondelle a pu laisser choir dans sa chevelure le brin de paille qui y est resté pour vous démontrer péremptoirement l’innocence de M. Mauser !

Maurice Renard Maurice Renard