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Maurice Renard : Cherchez le crime

mardi 3 novembre 2020, par Denis Blaizot

Seizième nouvelle de la série des enquêtes du commissaire Jérôme, elle a été publiée dans Le Matin daté du 12 décembre 1936 1936 .

C’est une enquête... sans meurtrier ni voleur... On aimerait, comme dans beaucoup de ces nouvelles, que Maurice Renard Maurice Renard les ait développées un peu plus ; ou pour donner plus de corps à ses protagonistes pour raconter un peu plus de choses sur l’histoire qu’il nous raconte. Bref. Encore une fois, l’auteur était enfermé dans un format trop court pour lui.

L’inspecteur divisionnaire Jérôme avait écouté ma question avec une curiosité souriante et un air qui, pendant que je parlais, ne me laissait pas de doute sur sa réponse. Cette réponse, comme je l’avais prévu, fut affirmative.

— Certainement, fit-il. Cela m’est arrivé. Le cas est rare, je l’avoue. D’habitude, c’est le crime ou le délit qu’on découvre en premier, et, de ce point de départ, on remonte à l’assassin bu au délinquant. Le contraire a de quoi surprendre.

— Je suppose, lui dis-je extrêmement alléché. Je suppose qu’en ce qui vous concerne, c’est d’un délit qu’il s’agit. Et même d’un délit qui n’avait rien de sensationnel. Autrement, je veux dire s’il s’était agi d’un crime, l’affaire aurait fait un bruit retentissant, et le récit de votre exploit aurait défrayé la presse de tous les pays !

Jérôme sourit sous sa moustache blanche, et je vis passer dans l’azur clair de son regard la douceur un peu mystérieuse et un peu ironique d’un souvenir.

— Non, répondit-il en me regardant de la sorte, c’est bien d’un crime qu’il s’agissait.

— Alors, c’est donc une très vieille histoire...

— Cela ne peut pas être une très vieille histoire. Réfléchissez.

Je réfléchis quelques secondes pendant lesquelles nos yeux ne cessèrent, pour ainsi dire, de « lier le fer », ceux de Jérôme tout bienveillants, les miens remplis sans doute d’interrogation et d’intense recherche.

— Ne croyez pas, reprit Jérôme, qu’il faut avoir déjà longuement vécu pour être à même de concevoir certains soupçons à propos d’un homme, quand rien d’autre que sa physionomie, ses attitudes, sa démarche ne peut servir d’indice ?

— Excusez-moi. repartis-je, mais je présumais que d’autres indices avaient pu vous alerter, vous guider. Par exemple, que sais-je ? une balafre, une cicatrice, la marque des ongles de la victime.

— Halte fit Jérôme en levant la main. Une balafre, une cicatrice, ne sont-ce pas là des vestiges du fait brutal ? Des sortes de pièces à conviction ? Des traces matérielles d’un événement qui pourrait bien être un crime et qu’il est intéressant de rechercher ? N’est-ce pas, en somme, le crime lui-même qui s’annonce, se trahit ? Serrons de plus près les données du problème. Soyons plus scrupuleux, mon cher ami.

— Voulez-vous dire vraiment que vous avez découvert un crime à la seule vue du criminel, sans vous tromper ?

— C’est cela. Mais vos derniers mots ne sont pas tout à fait exacts. Je me suis trompé. Je me suis trompé non pas sur le plan humain. mais sur le plan judiciaire. Vous comprendrez ce que je veux dire lorsque je vous aurai conté l’histoire.

 » L’homme marchait devant moi, sur le trottoir. Le hasard faisait que, sans y prendre garde, je n’allais pas plus vite que lui, et que je le suivais sans le vouloir. Mon attention fut attirée par le mouvement fébrile de ses doigts. Ces doigts-là s’agitaient, révélant que l’homme en marche était préoccupé et même, probablement, anxieux. C’en était assez pour qu’il cessât de m’être indifférent. Alors, me rapprochant de lui, je tâchai d’apercevoir, dans les vitrines des magasins. le reflet de son visage. J’y parvins aisément, et je découvris ainsi un profil sévère et un regard mobile, autant qu’il m’était possible d’en juger.

 » Cet homme portait toute sa barbe. Il était vêtu sans élégance, presque pauvrement. Le bas de son pantalon usagé s’effilochait un peu contre l’arrière de ses chaussures, dont les talons étaient usés.

 » Nous allions, l’un derrière l’autre, vers un boulevard. C’était le matin. Il y avait peu de monde dehors, à cause du froid. Et ce froid, l’autre semblait le négliger, puisqu’il ne mettait pas ses mains dans ses poches — témoignage supplémentaire de sa préoccupation.

 » À mesure qu’il approchait du boulevard, sa marche se faisait plus lente, plus indécise. Il ralentissait, reprenait son train, ralentissait de nouveau. Tout à coup il s’arrêta, hésitant, se tourna vers l’étalage d’un chemisier, et resta là, peignant sa barbe d’une main fiévreuse.

 » Je feignis de rallumer ma cigarette, qui n’était pas éteinte ; cela me permit de faire halte, moi aussi, et d’examiner l’homme par-dessus mes mains arrondies en coquille. Il avait l’œil fixe. Il ne voyait certainement rien des chemises, cols ou cravates qu’il avait devant les yeux. Il délibérait et — c’est ici que ma vieille expérience porta tous ses fruits – il montrait une expression que je n’avais vue qu’à certains êtres dont ma mémoire de policier conservait l’image ineffaçable. Cette expression n’appartient qu’à ceux qui ont commis le crime. Quelle est-elle ? Comment vous la définir ? Je ne puis répondre. Ce n’est peut-être qu’une nuance. Toujours est-il qu’un détective un peu observateur et riche d’expérience ne peut manquer de la reconnaître quand il l’a déjà vue sur maints visages — de ceux, du moins, qui ne sont pas commandés par des nerfs assez forts pour ne rien déceler de la vie intérieure.

 » L’homme, brusquement, sous l’empire d’une impulsion, se reprit à marcher vers le boulevard, à pas précipités.

 » Parvenu presque au coin de la rue, il s’arrêta de nouveau avant de tourner, toucha son chapeau d’un doigt machinal, fit de petits gestes vains, et, finalement, s’apercevant qu’une telle mimique pouvait le faire remarquer, tapota ses poches, à la manière d’un homme qui se demande où il a mis son portefeuille, ou autre chose. Ce faisant, il couvrit, en quelques pas très lents, le peu de distance qu’il lui restait à parcourir pour se trouver au delà du coin, sur le boulevard.

 » Alors, il regarda vers la droite, et ne bougea plus, figé dans une stupéfiante contemplation.

 » Je le dépassai, absolument certain qu’il ne me verrait pas. Et je le vis, moi, béant, blême, avec des yeux qui lui mangeaient la figure de leurs grands cernes livides — des yeux pareils à ceux des chouettes, mais pleins d’on ne sait quels souvenirs effrayants.

 » Que regardaient-ils, ces yeux où le remords et la folie se le disputaient ? Une maison, de l’autre côté de la chaussée. Un immeuble de rapport, de taille moyenne. Cinq étages et, très certainement, un seul appartement par étage.

 » Tout m’enseignait que c’était la maison du crime. Tout : l’allure de cet homme et son visage.

 » Je cherchai des yeux un agent. J’en trouvai deux, et je leur dis de surveiller le client, pendant que, de mon côté, j’irais faire un bout d’enquête.

 » — Encore un, me dis-je, qui est revenu sur les lieux de son méfait. Combien peu y échappent !

 » Je me dirigeai vers cet immeuble. Mes souvenirs ne me rappelaient pas qu’un crime, resté impuni, y eût été commis. Mais on peut se tromper.

 » Avant de pénétrer dans le vestibule, je regardai, par-dessus mon épaule, l’homme surveillé. Il venait de s’asseoir sur un banc. Les deux agents, derrière lui, faisaient les cent pas, d’un air débonnaire.

 » J’entrai. La concierge était une petite femme boulotte, entre deux âges et bavarde. Je lui montrai ma carte.

 » — Pouvez-vous me dire, madame, si cette maison a été le théâtre d’un crime, autrefois... enfin, ces dernières années ?

 » — Un crime ? fit-elle, toute troublée. Mais... quelle sorte de crime, monsieur l’inspecteur ?

 » Je me gardai de lui laisser voir que je n’en savais rien.

 » — Depuis combien de temps êtes-vous concierge ici ? lui demandai-je.

 » — Depuis tantôt douze ans, monsieur l’inspecteur, mais pour ce qui est de connaître l’immeuble, faut vous dire que ma mère était là avant moi, concierge donc, et que j’ai passé comme qui dirait toute ma vie ici même, dans cette loge. C’est vous dire que si un crime avait été commis depuis une trentaine d’années, je ne l’ignorerais pas !

 » — Bien, murmurai-je, véritablement très surpris.

 » Cette femme m’examinait sans sympathie.

 » — Venez, dis-je. Venez jusqu’au seuil de la porte. Voyez-vous l’homme qui est assis sur le banc, là-bas, en face de nous. Distinguez-vous ses traits suffisamment pour pouvoir le reconnaître, si d’aventure il a fréquenté votre immeuble, s’il a passé quelquefois devant votre loge ?

 » — Grands dieux monsieur, bien sûr que je le reconnais C’est M. B.

 » Elle dit un nom. honorablement porté par bien des gens.

 » — Qui est-ce ?

 » — Je ne l’avais pas revu. Voilà bien, de ça, une pièce de six ans... C’était un jeune ménage, monsieur l’inspecteur. Il n’y avait pas plus gentil, plus aimable. Mes locataires du troisième ! On aurait dit qu’ils étaient faits pour s’adorer toute l’éternité. Il leur est venu une petite fille mignonne comme tout. Et puis, on n’a jamais su pourquoi, un beau jour, lui, il n’est pas revenu. Mme B. et la gosse ont déménagé, le terme d’après. La petite dame se serait détruite que ça ne m’étonnerait pas ; mais je n’en ai plus jamais entendu parler. On m’a dit comme ça que M. B. était parti avec une chanteuse...

 » — Bon, lui dis-je, je vous remercie.

 » Je retraversai la chaussée, et je retrouvai mes agents.

 » — Vous pouvez disposer, messieurs.

 » — Alors, rien ? me demanda l’un.

 » — Si. Je ne me trompais pas. Seulement... voilà il n’est pas justiciable de nos tribunaux... terrestres.

 » — Avec toutes ces chinoiserie de réglementations, dit l’autre en rejetant sa pèlerine sur son épaule, il y a toujours un tas de malfaiteurs qui s’en tirent. Si ce n’est pas malheureux ! »

Maurice Renard Maurice Renard