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Maurice Renard : Comment John quitta le monde

mardi 3 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a paru dans Le Matin du 19 décembre 1936 1936 .

Ici, le commissaire Jérôme ne fait rien, si ce n’est présenter le narrateur à notre écrivain. D’aucuns diront donc qu’elle n’a pas grand’chose à faire dans cette série. Pourtant, c’est sans doute la meilleure à mon sens.

Quand j’eus la bonne fortune d’être présenté par le commissaire Jérôme à Mr Arthur Lewis, qui a laissé en Angleterre une si belle réputation de détective et dont Scotland-Yard s’enorgueillira jusqu’à la fin des fins, celui-ci me dit tout de suite, avec une gaîté des yeux qui laissait impassibles son visage franchement rosé et sa bouche ombragée, d’une petite moustache blanche :

— Oh ! Voici un gentleman qui certainement va me demander des histoires !

— Vous l’avez dit, monsieur Lewis ! répondis-je en riant avec toute la grâce et tout l’esprit que Je pouvais déployer. Et ce sera un honneur pour moi de raconter les prouesses d’un limier aussi remarquable que vous...

Mr. Arthur Lewis n’ajouta rien ce dialogue. Il se contenta de me serrer les mains vigoureusement tout en me regardant d’un œil malicieux et complice.

Peu de temps après, sans se faire prier, il me conta ce qu’on va lire.

— Oh ! dit-il, c’est une bonne chose qu’un homme de lettres écrive cela, parce que, n’est-il pas vrai chacun son métier. Et bien sûr que le policier doit demeurer dans le police manier le stylo n’est pas son affaire...

Là-dessus, je me récriai avec une suprême courtoisie, un peu déconcerté, cependant par l’éclair de malice qui venait de passer dans ses prunelles bleu clair tandis qu’il parlait.

— Je vous dirai, reprit-il, comment un fameux bandit quitta ce monde.

Je profitai d’une pause que fit Mr Lewis pour lui demander :

— À quelle époque avez-vous participé à cette affaire, cher monsieur Lewis ?

— Je n’y ai pas participé le moins du monde. Tout s’est passé dans le secret, dans une sorte d’intimité, si je puis dire. Et je ne saurais rien de la chose si le meurtrier du John en question ne me l’avait confiée à moi-même, plus tard, lorsque nous l’arrêtâmes pour plusieurs petites raisons, et qu’il passa en jugement.

 » Donc, il y avait alors en Angleterre un certain monsieur Hare, le plus mauvais garçon que la Terre ait jamais porté. Et ce Hare nourrissait une solide rancune contre John Trummel, son ancien associé. Je pense que les deux hommes ne valaient pas beaucoup plus cher l’un que l’autre. Cependant, s’il fallait choisir, je crois que Hare l’emportait en canaillerie, et il a été dit que si leur association s’était rompue, la cause en avait été précisément l’espèce de chevalerie de John Trummel et le dégoût que les façons de Hare avaient fini par lui inspirer.

 » Quoi qu’il en soit, Hare ne digérait pas le lâchage de Trummel. Il se considérait comme trahi. Il accusait son ex-ami de lui nuire en toute occasion, il voyait sa main dans chaque insuccès ; c’est vous dire qu’il lui avait voué une haine particulièrement robuste, et qu’il ne cherchait lui-même qu’à écraser l’autre.

 » Il lui porta un premier et terrible coup en réussissant à séduire celle pour qui John Trummel avait une ardente passion. Celle-ci, qui s’appelait Maud, se laissa prendre aux manœuvres de Hare ; il était d’ailleurs plus beau garçon que Trummel, et puis j’ai idée que cette triste Maud avait un faible pour les mauvais sujets je veux dire qu’entre deux hommes, le meilleur, pour elle, était le plus mauvais.

 » Cette victoire aurait pu contenter Hare. Il savait que John Trummel était en proie au désespoir le plus sombre. N’était-ce pas suffisant ? Peut-être Hare en jugea-t-il ainsi au début. Mais il arriva que plusieurs expéditions nocturnes, destinées à l’enrichir, échouèrent si malencontreusement qu’on ne pouvait douter d’une intervention systématique. Laquelle ? Point n’est besoin d’insister.

 » Plein de rage, Hare résolut de se débarrasser de Trummel et de l’envoyer dans un monde où il lui serait bien impossible de se mêler des affaires d’autrui.

 » Toutefois, expédier John Trummel demandait du soin. Il fallait, pensait Hare, prendre toutes précautions et ne rien laisser au hasard.

 » Maud lui fournit toutes les indications utiles. Elle connaissait admirablement les habitudes de Trummel, son logis, les particularités de chaque pièce. Je n’irai pas jusqu’à penser qu’elle savait ce que Hare voulait faire. J’aime mieux supposer qu’il tira d’elle, astucieusement, les renseignements dont il avait besoin.

 » À présent, John Trummel habitait seul dans sa petite maison. Un nommé William Pitterton lui servait moitié de secrétaire, moitié de domestique ; ce garçon ne couchait pas sous le même toit que son chef. Trummel le congédiait, chaque soir, les besognes faites, à moins que ce ne fût jour d’expédition...

 » Mais Hare se rendit compte que, depuis l’infidélité de Maud, l’activité de John Trummel s’était singulièrement ralentie. Triste et l’air abattu, celui-ci menait une existence mornes, il semblait découragé, dégoûté de tout, sinon de contrarier les entreprises de son heureux rival. Hare put acquérir la certitude qu’il rentrait chez lui, presque tous les soirs, pour dîner frugalement, et qu’il n’en sortait plus jusqu’au lendemain.

 » Maud avait révélé que Trummel ne se mettait jamais au lit avant une ou deux heures du matin. Jusque-là, il restait dans son cabinet de travail, assis à sa table et s’occupait à compulser des dossiers.

 » Hare se fit décrire, en détail le cabinet de John Trummel. Et il sut que derrière le fauteuil de bureau, où ce dernier s’asseyait pour travailler, se trouvait une porte étroite donnant sur une petite chambre de débarras, où l’on entrait rarement. Cette porte était masquée d’une portière de cretonne semblable aux rideaux des fenêtres du cabinet entre la porte et la portière, il y avait un espace profond de toute l’épaisseur du mur. En s’introduisant par la fenêtre dans la chambre de débarras, il était donc facile d’aller se mettre en faction entre la porte et la portière, et là, malgré l’étroitesse du réduit, ne serait-on pas admirablement placé pour disposer de John Trummel comme on l’entendrait ?

 » En possession de toutes les indications nécessaires. Hare mit deux revolvers dans ses poches, et, s’étant assuré que John Trummel ne se trouvait pas chez lui, il y pénétra à la nuit tombée. C’était un jeu, pour ses mains expertes, d’ouvrir du dehors une fenêtre sur laquelle on avait négligé fort imprudemment de clore les volets. En vérité, on voyait bien que John Trummel était devenu indifférent à toutes sortes de dangers et de menaces.

 » Hare, tout en replaçant la vitre qu’il avait enlevée pour entrer, distinguait très bien les bruits que faisait Pitterton dans la cuisine. Une grande tranquillité régnait dans la maison.

 » On y voyait assez, dans l’ombre, pour se diriger. Hare gagna aisément la porte, l’ouvrit sans bruit et, l’ayant refermée sur lui, sentit la portière de cretonne. Tout allait bien. Il écarta la portière et la remit en place, après avoir distingué confusément le cabinet de travail enfoui dans des ténèbres incomplètes.

 » Il n’y avait plus qu’à attendre. Hare s’y soumit, habitué de longue date à la patience et à l’immobilité. Il attendit deux heures, au bout desquelles John Trummel rentra enfin. Hare l’entendit venir et s’adresser à Pitterton :

 » — Vous pouvez vous retirer, i William. Je ne dînerai pas.

 » À ces paroles, prononcées d’une voix lasse, William Pitterton se récria respectueusement. Il dit que ce n’était pas raisonnable, qu’il fallait réagir mieux que cela contre la tristesse, que la perte d’une femme était un incident négligeable...

 » — Vous pouvez vous retirer, mon vieux, répéta John Trummel simplement.

 » Et alors, Hare entendit s’ouvrir, dans le cabinet, la porte du fond, et une vive lumière lui montra par transparence les fleurs de la portière et même, à travers le tissu qui n’était pas doublé, le cabinet tout entier. Cela, c’était une chance !

 » John Trummel jeta sur un canapé, d’un geste accablé, son chapeau et son pardessus. Puis il s’approcha de la table, et prit une grande photographie de Maud qui s’y dressait. Il la contempla longuement sous son verre et la reposa en poussant un douloureux soupir. Enfin il s’assit dans le fauteuil, tournant le dos à la portière qui dissimulait son assassin. Hare aurait pu le tuer dès cet instant, avec une admirable facilité. Mais il préférait, naturellement, que Pitterton fût parti.

 » Bientôt Pitterton lui donna satisfaction. La porte de la rue battit sur son départ. Mais Hare, qui serrait déjà la crosse d’un des revolvers, s’arrêta dans son mouvement silencieux. Car John Trummel sanglotait comme un enfant. Hare voyait son pauvre dos frémir et houler. Enfin John Trummel reprit la grande photographie de Maud.

 » — Adieu ! Adieu ! ma pauvre chérie ! Je n’en puis plus ! gémit-il doucement.

 » Il prit un revolver dans le tiroir, et, tenant toujours devant ses yeux la photographie bien-aimée, John Tmmmel appuya l’arme contre son front.

 » — Bonne affaire songea froidement maître Hare. Voilà qui simplifie tout. Je n’aurai pas à me disculper.

 » Il n’en pensa pas davantage, Trummel avait tiré, et sa balle, traversant la portière, venait de tuer bien proprement celui qui le guettait. Le verre de la photographie, faisant miroir, lui avait permis de viser. De viser certaine fleur qu’il avait repérée d’avance, à la hauteur du cœur.

 » Et voilà, oui, voilà comment Hare trépassa, mon bon monsieur !

— Mais, observai-je avec étonnement, cher monsieur Lewis, vous aviez dit « John ».

— Hare s’appelait John, lui aussi, répondit Mr. Lewis en faisant une grimace très comique et passablement moqueuse. Vous qui êtes un écrivain, vous saurez éviter, cette confusion. Les récits ne sont pas l’affaire d’un policier, n’est-ce pas ?

Maurice Renard Maurice Renard