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Maurice Renard : Le fantôme du cormoran

jeudi 5 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans Le Matin du 21 août 1937 1937 .

On ne pas vraiment parler d’une nouvelle policière, ni même d’une enquête. Simplement un souvenir de vacances raconté par le commissaire Jérôme. C’est l’occasion de découvrir qu’il a fini par se marier et avoir des enfants. Quoiqu’il en soit, une de mes préférées, avec son petit air fantastique.

Une année, me dit Jérôme, quand j’étais commissaire de police, j’avais déniché, pour y passer les vacances en famille, la villa rêvée. Oh ! ce n’était pas princier ; une petite maison bien simple, bâtie dans les pins, au bord de la mer, du côté de la Tremblade. Depuis, l’endroit s’est peuplé et même surpeuplé ; mais, à l’époque, il n’y avait là que trois habitations ; et le village était à plus d’un kilomètre.

Ces trois habitations, perdues dans la masse verdoyante, s’échelonnaient sur une ligne parallèle à la bordure du bois, qui, elle-même, suivait le rivage, dont une vaste dune le séparait. En venant de l’est, on rencontrait d’abord ma bicoque, puis, cent mètres plus loin, une autre, analogue, appartenant au même propriétaire, et, plus loin encore, la troisième villa. Celle-là construite depuis très longtemps, plus solidement, plus richement que ses voisines. Elle avait, bien entendu, un nom ; elle s’appelait le Cormoran. La mienne : le Courlis. Et celle du milieu : la Mouette. Toute, une volière, comme vous voyez !

Un calme, une tranquillité ! C’était délicieux. Cela faisait mon bonheur et celui de mes enfants, qui jouaient toute la journée sur la plage avec les enfants Phalsbourg, ribambelle de gosses issus des époux Phalsbourg, locataires du Courlis. Ma femme trouvait seulement que, le soir, l’endroit était bien solitaire, et elle n’aimait pas entendre, au crépuscule, le cri des goélands qui passaient au-dessus de la pinède, en ramant de leurs grandes ailes. Et puis, des gens du village lui avaient dit que le Cormoran n’était autre qu’une maison hantée, ou plutôt qui avait été hantée jadis ; et, naturellement, cela ne pouvait contribuer à la rassurer.

Ce Cormoran n’avait pourtant rien de sinistre, bien que son aspect fût, à vrai dire, moins riant que celui de la Mouette et du Courlis. Et l’on ne pouvait imaginer personnages plus aimables, plus plaisants que M. et Mme Petitpignon, rentiers, qui logeaient là toute l’année et possédaient le Courlis et la Mouette. Nous avions fait connaissance avec eux lors des arrangements préliminaires. Ils nous étaient très sympathiques, ainsi qu’aux époux Phalsbourg. C’étaient deux braves conjoints bien réjouis que M. et Mme Petitpignon, et chacun de nous avait plaisir à les rencontrer, d’autant qu’ils faisaient preuve de discrétion et qu’ils prenaient garde de. respecter notre solitude. Le bon gros M. Petitpignon nous saluait toujours d’assez loin, avec beaucoup de civilité et un sourire largement épanoui mais nous allions à lui volontiers, Phalsbourg et moi, et nos femmes agissaient de même envers l’excellente Mme Petitpignon, qui semblait bien être la meilleure personne du monde.

Sans postérité, ils s’étaient retirés des affaires bien avant la vieillesse. Le Cormoran et le terrain environnant leur avaient coûté, d’ailleurs, une somme modique, à cause de l’histoire du fantôme.

Histoire vague et ridicule, sur laquelle personne dans le pays n’était d’accord, que chacun racontait d’une façon différente, et dont M. Petitpignon faisait des gorges chaudes.

Ma femme m’assurait que Mme Petitpignon montrait moins d’incrédulité à l’égard du revenant mais, personnellement, je ne le discernais pas et je m’amusais à taquiner Mme Jérôme en l’accusant, de prendre pour une réalité son propre désir de fantastique.

— Dis, Marie, avoue-le, tu voudrais bien que Mme Petitpignon ait peur du fantôme, hein ?

— Méchant tu as tort de te moquer de moi. Je suis certaines que Mme Petitpignon n’est pas rassurée.

Jamais rien ne s’était produit, entre les quatre murs du Cormoran, qui pût être imputé à des causes équivoques. On ne savait, du reste, nullement ce qui aurait pu se produire, tant la tradition était confuse et inconsistante.

Et puis, voilà : une nuit, ma femme me réveilla brusquement, en m’empoignant le bras.

— Eh ! Qu’est-ce qu’il y a ? fit-je

— Écoute ! Écoute !

On n’entendait rien. La fenêtre était ouverte sur les volets clos. Le clair de lune, aux fentes, faisait sa lumière.

— Je n’entends rien, dis-je au bout d’un instant. Tu auras rêvé. Qu’est-ce que tu crois avoir entendu ?

— Un cri, chuchota-t-elle en tremblant. Un grand cri aigu, affreux, étouffé.

— Quelque chouette...

— Non. Un cri de femme.

À ce moment, je distinguai du bruit qui venait évidemment de la Mouette. Un bruit de porte.

— Serait-il arrivé quelque chose chez les Phalsbourg ? murmurai-je. Un enfant malade, ou qui aurait eu peur en faisant un cauchemar ?

— Un cri de femme, je te dis. Et ce serait plutôt au Cormoran... Allume !

— Pourquoi faire ? Tu n’es pas raisonnable, Marie. Tu vois bien que tout est tranquille.

Elle se leva sans répondre et alla silencieusement ouvrir les volets. La nuit, féerique, apparut. À côté, on entendit les enfants se retourner dans leurs lits.

— On marche... dit ma femme.

Je pris le parti de me lever, non sans grogner un peu.

— Quelle heure est-il ? demandai-je.

Il n’était que onze heures.

— Tu sais bien, dis-je, que M. et Mme Petitpignon veillent parfois jusqu’à minuit, à jouer aux cartes ; ou bien elle tricote et il lit le journal...

— Et après ? fit-elle.

— Après ? Eh bien ! tu auras pris pour un cri je ne sais quel bruit. Une maison où l’on veille n’est jamais absolument silencieuse, allons !

— Ah ! jeta-t-elle sourdement, avec impatience. Parce que tu es dans la police, tu n’en crois jamais que tes yeux et tes oreilles !

J’allais bien rire, mais alors j’entendis des pas précipités qui s’approchaient, et je me mis à la fenêtre, moi aussi. J’avais passé un pantalon et chaussé des pantoufles.

C’était Phalsbourg. Il nous vit.

— Venez, monsieur Jérôme ! Venez vite ! dit-il entre haut et bas, d’une voix essoufflée.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je fort tranquillement.

— Vous qui êtes commissaire... continua-t-il. Ce qu’il y a ? Mme Petitpignon est morte. Je l’ai trouvée dans leur salon. J’avais entendu un cri perçant, n’est-ce pas, alors je suis allé voir. La porte du Cormoran n’était pas fermée à clef...

— Je descends.

Par habitude, je pris mon revolver.

Nous nous hâtâmes Phalsbourg et moi. Les aiguilles des pins crissaient sous nos semelles.

— Et Petitpignon ? disais-je.

— Je ne sais pas. Je ne l’ai pas vu.

Phalsbourg avait laissé ouverte la porte du Cormoran. Il y avait de la lumière. Le silence régnait. Mme Petitpignon gisait tout de travers dans un grand fauteuil, son tricot par terre.

Je l’étendis sur le tapis. Aucune blessure visible.

— Quelle mort étrange ! répétait Phalsbourg. Et où peut bien être son mari ?

— Rassurez-vous, mon vieux. Mme Petitpignon n’est pas du tout morte. Évanouie, seulement... Des serviettes, de l’eau froide, dans la cuisine, s’il vous plaît...

Mon traitement énergique ramena bientôt de pâles couleurs aux joues de la brave dame. Elle soupira.

— Allez chercher votre femme et la mienne, dis-je. Elles achèveront de ravigoter Mme Retitpignon. Je crois simplement qu’elle a éprouvé une frayeur peu commune, de ces épouvantes dont on meurt parfois.

Quand lés femmes arrivèrent, j’avais déjà visité la villa et je m’étais rendu compte qu’elle ne contenait pas l’ombre de M. Petitpignon. Peu disposé à croire que le fantôme du Cormoran l’avait emporté dans l’au-delà aux regards terrifiés de son épouse, je laissai celle-ci aux mains de ses infirmières et je sortis avec Phalsbourg.

Nous parcourûmes le sous-bois, au hasard, jusqu’à la mer. C’était marée basse. L’eau brillait au loin, sous la lune.

— Regardez, regardez ! Le fantôme ! s’exclama Phalsbourg.

— Vous rigolez, fis-je avec une vulgarité intentionnelle.

Pourtant, là-bas, sur les flots, une forme blanche, humaine, quelque chose comme un suaire.

— Courons ! Courons, Phalsbourg ! Il va se noyer !

— Diable !

Heureusement, M. Petitpignon n’avançait que lentement vers son trépas, et le bruit de la mer l’empêcha de nous entendre clapoter derrière lui. Mais nous, nous l’entendions gémir lamentablement :

— J’ai tué ma pauvre chère femme ! J’ai tué ma pauvre bonne Adèle !

Il était enveloppé d’un drap de lit.

— Soyez heureux, monsieur Petitpignon ! Mme Petitpignon est en excellente santé ! Elle vit, monsieur, elle vit et ne demande qu’à vous pardonner la mauvaise farce que vous lui avez faite si imprudemment !

— Elle vit ? merci, mon Dieu ! Et la ronde face de M. Petitpignon, verte encore de désespoir, s’illumina d’une ivresse progressive.

— C’est bien vrai, au moins ? Vous ne me dites pas cela pour...

— Je vous jure, mon cher monsieur, que votre plaisanterie n’aura aucune suite fâcheuse.

— Mais ce n’était pas une plaisanterie ! protesta le gémissant fantôme.

— Plaît-il ? fis-je, inquiet de sa raison.

— Mais non, mais non ! C’était pour son bien !

— Diable ! grommela derechef Phalsbourg.

Nous abordions sur le sable sec, ruisselants que nous étions depuis la ceinture ; M. Petitpignon poursuivit :

— Mme Petitpignon avait pris une larme de cognac. Or, elle ne peut pas boire d’alcool sans avoir le hoquet... Il y avait une heure que ce hoquet ne la quittait pas. Rien n’y faisait, ni la clef dans le dos, ni la respiration retenue, ni : « J’ai le hoquet, Dieu me l’a fait... » Alors, en désespoir de cause — c’était si agaçant, vous savez ! — j’ai essayé le grand moyen, qu’on dit infaillible : une bonne frayeur !

Les flots eux-mêmes riaient confusément.

Maurice Renard Maurice Renard