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Maurice Renard : L’affaire de la maison bleue

vendredi 6 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle, publiée dans Le Matin du 4 février 1939 1939 , est la dernière repérée par la BNF comme faisant partie de la série des enquêtes du commissaire Jérôme.

Il s’agit bien d’une enquête, puisqu’il y a meurtre. mais chose peu courante, le narrateur n’est ni le commissaire Jérôme, ni son secrétaire Gaillard. Point intéressant à noter : le romancier présente cette enquête comme sa première rencontre avec le commissaire.

Cet hiver-là, comme tous les hivers, mon ami Pierre Calmond, le gentleman-farmer des Bonnelles, m’avait invité à passer une huitaine de jours chez lui, pour chasser le sanglier.

Un jour que la chasse m’avait entraîné loin de l’enceinte d’attaque, je me trouvai seul, à la tombée de la nuit, et je m’orientai pour regagner les Bonnelles. Après une demi-heure de marche, je rencontrai le garde de Pierre, qui soufflait dans une corne pour rallier les chiens. Il m’indiqua le plus court chemin. J’atteignis bientôt la route nationale qui traverse la forêt de part en part.

Les Bonnelles n’étaient plus qu’à une demi-lieue ; mais j’étais las, il faisait très froid ; apercevant l’auberge de la Maison Bleue, j’y entrai pour boire quelque chose de chaud. La nuit était venue tout à fait.

L’auberge, isolée en plein bois, au bord de la route, ne m’était pas inconnue. Pierre, comme nous passions par là, m’avait dit, la veille, que les tenanciers un ménage sans enfant — faisaient de mauvaises affaires et qu’on allait « les vendre ». J’étais entré par la porte vitrée du débit de boissons. Une aigre voix de femme cria :

— Allume donc, Antoine !

Alors, l’homme alluma la lampe suspendue au plafond.

Tandis que sa femme faisait chauffer de l’eau pour mon grog, Louchéaux je me rappelle son nom ne put se retenir de me raconter ses malheurs. On l’avait, disait-il, bien « attigé » en lui vendant cette auberge où, autant dire, personne ne s’arrêtait depuis l’expansion de l’automobile. Et, à c’t’heure, c’était la ruine et la misère et tout. Or, il advint que, par miracle, trois clients pénétrèrent dans le débit pendant que je m’y trouvais. Les deux premiers arrivèrent ensemble un matelot de la flotte, qui, sa permission expirée, regagnait Cherbourg et allait prendre le train à la station, et un ouvrier agricole polonais, qui cherchait du travail. Ils s’étaient rencontrés à un carrefour et avaient fait route de compagnie.

Louchéaux se mêla à leur conversation. Le matelot était assez gai, mais sa jeune figure irrégulière ne me plaisait pas plus que la face barbue du Polonais.

— Mon ’ieux. dit-il, j’aurais bien pris le car. Mais j’vois l’fond d’mon porte-monnaie !

Il expliqua qu’il avait passé sa permission chez une personne qui lui ratissait son fric. Il avait des dettes de tous les côtés. Seulement, « fallait voir cette Mireille, mon ’ieux ! »

— C’en est une qui se pose un peu là. J’vas t’montrer sa photo.

Il tira de son sac le portrait, devant lequel tout le monde s’extasia poliment. Puis il le remit en place, et le nœud qu’il fit alors aux cordons de son sac attira l’attention du Polonais.

— Voilà un nœud que je ne connaissais pas, dit-il ; et pourtant j’en connais une douzaine. Vous autres, marins, les nœuds, c’est votre spécialité.

Ils se mirent à nouer une ficelle de plusieurs manières, ce qui provoqua l’admiration des époux Louchéaux.

Et là-dessus entra le troisième client : un monsieur vêtu d’une belle pelisse de fourrure, chaussé de hautes bottes lacées, du modèle « aviateur », et qui semblait exténué.

— Ma voiture est en panne au bord de la route, à deux cents mètres d’ici. Demain je téléphonerai à un mécanicien ; mais, ce soir, je suis fatigué... Donnez-moi une chambre, n’est-ce pas... Non, je ne mangerai rien. Je ne veux que dormir. Mais le pourrai-je ?... Ah ! Que je suis étourdi ! J’ai oublié, dans ma voiture, un tube de comprimés soporifiques. Tant pis. Si j’en ai besoin, cette nuit, j’irai le chercher. Laissez-vous la clef sur la porte ?

Louchéaux lui fit voir l’endroit où il accrochait la clef. L’automobiliste refusa l’offre qu’on lui fut de pousser sa voiture jusqu’au garage de l’auberge. Il tira sa carte d’un portefeuille et commit ainsi la grave imprudence de laisser voir un épais matelas de billets de banque.

Je quittai l’auberge le dernier. L’homme à la pelisse était monté dans sa chambre ; le matelot et le Polonais avaient repris la route.

×××

Le lendemain, très tôt, Pierre vint me trouver au lit et m’annonça qu’un crime avait été commis non loin de la Maison Bleue. On avait découvert, à l’aube, près de sa voiture, la tempe percée d’une balle, l’hôte des Louchéaux.

Par le matin, glacial, nous sautâmes dans l’auto pour nous rendre à la Maison Bleue.

Le mort et son cabriolet étaient entourés d’un attroupement paysans, chauffeurs, gendarmes, magistrats, policiers. Le célèbre commissaire Jérôme était là, escorté de son secrétaire Gaillard. Il questionnait les Louchéaux. La femme, en m’apercevant, s’écria :

— Tenez ! Ce monsieur-là vous dira comme moi. Il était présent. Notre client avait l’air tout chose, malade, embêté et esquinté, dégoûté de tout. Il a dit qu’il viendrait chercher son médicament pour dormir, s’il en avait besoin. Eh ben, il est venu, et alors ; ou bien il s’est tué, ou bien on l’a tué. Y avait chez nous deux hommes — monsieur vous le dira — qui ont vu son portefeuille bien garni.

Jérôme, dont je voyais pour la première fois le mâle visage, les yeux clairs et la barbiche blanche, regardait le cadavre étendu, correctement habillé, la pelisse boutonnée du haut en bas, les bottes bien lacées. Sa main droite, sur l’herbe gelée, tenait un revolver.

— Et vous n’avez rien entendu ? demanda Jérôme. Ni le coup de feu, ni, antérieurement, rien d’autre ?

— Il a passé des poids lourds toute la nuit, dit Louchéaux, l’air profondément affecté. Et faut croire qu’on dormait quand ce monsieur a descendu pour sortir.

— Chef, dit le jeune Gaillard, la pelisse du mort est croisée à l’envers, le côté gauche sous le droit. Était-il donc gaucher ? Pourtant, le revolver est dans la main droite !

— Ah ! Ah ! murmura Jérôme avec un sourire imperceptible. Voilà M. Gaillard qui se lance ! Et qu’est-ce que M. Gaillard pense des nœuds des bottes ?

— Mon Dieu... fit le secrétaire fort embarrassé.

— Regardez-les de près, ces nœuds. Ce sont deux nœuds différents. Donc, ce n’est pas la même main qui les a faits. (Mille expériences m’ont enseigné qu’on fait toujours le même nœud, à chacune de ses chaussures). Donc, deux personnes ont rechaussé ce mort.

— Ce serait donc ce marin et ce Polonais dit la femme Louchéaux. Ils savent faire un tas de nœuds...

— Quant à la pelisse croisée à l’envers, continua Jérôme, cela révèle tout simplement que c’est une femme qui l’a boutonnée, puisque les vêtements de femme croisent de la sorte. On a rhabillé cet homme, pour faire croire qu’il était venu ici. C’est donc à l’auberge que les époux Louchéaux l’ont exécuté et volé, avant de le transporter où nous le voyons.

Ce qui suivit ce curieux raisonnement ne fit qu’en démontrer l’exactitude, mais ne vaut pas la peine d’être rapporté.

Maurice Renard Maurice Renard