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Albert de Teneuille : Masculisme (Scène d’intérieur en 2019)

vendredi 13 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle est parue dans Le Matin du 22 octobre 1919 1919 .

Féminisme ? Masculisme ? Ah ! Qu’en penserions-nous, le hommes, si les rôles étaient inversés ? Si c’était à nous que les femmes confiaient l’éducation des enfants et la charge de la maison pendant qu’elle seraient en charge de toutes les charges qui, en 1919 1919 incombaient aux hommes ? Bon ! L’évolution de notre société ne s’est heureusement pas limitées à une simple inversion des rôles. Nous avons abouti à un joyeux mélange qui un siècle après l’écriture de cette nouvelle est loin d’être parfait. À lire absolument... avec le sourire.

Dans son élégant boudoir vieil argent, Monsieur — vêtu d’un délicieux déshabillé en bengaline abricot rosé, les pieds gantés de fines babouches rehaussées de filigranes d’or, les cheveux très ondulés, la poitrine fort dégagée par l’échancrure de la chemise en soie mauve évanoui, les mains surchargées de bagues et le cou encerclé d’un magnifique rang de perles — bavarde, mollement étendu sur un sofa, avec Fanfreluche, son vieux camarade d’enfance.

MONSIEUR. — Encore une cigarette, très cher ?

FANFRELUCHE. — Non, merci, je fume peu.

MONSIEUR. — As-tu vu le dernier catalogue des Galeries Quimat-Phole ? La mode, cette saison, sera aux pantalons bouffants très courts, aux mollets nus, aux sandales et aux chaussettes transparentes.

FANFRELUCHE. — On parle aussi de vestons sans manches et de chapeaux melons en tulle vert pomme, garnis de poufs en plumetis sang de bœuf.

MONSIEUR. — C’est peut-être un peu osé !

FANFRELUCHE. — Bah ! Hier soir j’ai vu au théâtre un homme qui portait un anneau de platine dans le nez et qui avait mis un de ces antiques chapeaux noirs à huit reflets comme on en voyait sous la troisième République. Eh bien, c’était hardi... mais pas déplaisant du tout !

MONSIEUR. — Ce qui me tourmente le plus, c’est de savoir comment je vais habiller Clémencette, ma petite dernière.

FANFRELUCHE. — Consulte ta femme.

MONSIEUR. — Oh ! elle est si occupée !... Et puis, cela ne la regarde pas.

FANFRELUCHE. — Mais tu as des domestiques ?

MONSIEUR. — Oh ! si peu : un bon, un homme de chambre, un homme de ménage et une frotteuse, Il faut que je m’occupe du linge, de la cuisine, des enfants. Je suis épuisé ! Je me demande comment je résiste !

FANFRELUCHE. — Pauvre ami !

MONSIEUR. — Ah ! les femmes ! Elles ne nous comprendront jamais. Malgré le luxe dont nos épouses nous entourent, nous sommes pourtant les vraies victimes. Des poupées, des joujoux, voilà tout !

FANFRELUCHE. — Il est vrai que les femmes nous tyrannisent. Évidemment, les lois sont faites par elles. C’est naturel. Mais elles abusent.

MONSIEUR. — L’histoire nous a appris qu’autrefois c’était le contraire. Il faudrait revenir à cet état de choses béni. Quand je pense que nos pères ont été assez sots pour exiger, au prix d’une révolution, l’abolition intégrale des droits de l’homme !

FANFRELUCHE. — Mais j’ai une idée. Il faut réagir. Quelques directrices de journaux sont de mes intimes, des députées et des sénatrices aussi. Je vais lancer une campagne masculiste pour obtenir la « Déclaration des Droits de l’Homme ». Vive le droit de vote ! Vive la liberté ! À bas le gouvernement féministe international qui nous, opprime !

MONSIEUR. — Bravo ! Bravissimo ! ! Tiens, prends encore un bonbon... Et maintenant... sauve-toi. Ma femme va rentrer. Si elle nous trouvait à bavarder, elle me ferait encore une scène... et elle a la main leste.

FANFRELUCHE. — Au revoir donc, très cher. À un de ces après-midi.

MONSIEUR. — Au revoir. À très bientôt ! (Ils s’embrassent.)

×××

Fanfreluche sort. Monsieur va devant une glace, tire une boîte d’or de sa poche, se poudre légèrement. Il va et vient, pensif, prend une broderie dans sa table à ouvrage, la rejette avec lassitude, saisit un roman qui traîne, s’allonge et lit négligemment. Un coup de sonnette. Il ferme vite le bouquin et fait semblant de sommeiller... Madame entre. Toilette sombre. Redingote de drap boutonnée jusqu’au menton. Longue jupe-culotte, chapeau de feutre tout uni. Elle regarde un instant Monsieur qui ne bouge pas.

MADAME. — Bonsoir, grand chéri. (Elle lui baise la main.)

MONSIEUR. — ...’soir, toi.

MADAME. — Ça ne va pas ?

MONSIEUR (languissant). — Non. J’ai une migraine atroce.

MADAME [reniflant). — Tu as encore fumé. Tu sais bien que je n’aime pas cela.

MONSIEUR. — Oui... non... si, pourtant. Je n’ai pas pu faire autrement. Fanfreluche est venu me voir.

MADAME. — Oh ! il vient trop souvent, celui-là. Il ne me plaît guère. C’est un excentrique en tout : en toilettes, en idées, en gestes. Ne veut-il pas, m’a-t-on dit, laisser pousser sa barbe ? Ce sont des mœurs de demi-mondain, cela. Je ne veux pas que toi, un homme honnête, tu te pervertisses à son contact. En voilà assez, d’ailleurs... Tu es sorti avec les enfants ?

MONSIEUR (hésitant). — Oui... Clémencette n’a plus rien à se mettre. J’ai dû aller aux Galeries Quimat-Phole. Je lui ai acheté... un mouchoir. Pour le reste, je ne suis pas décidé... Et puis j’ai trouvé quelques occasions uniques... Cette fois-ci tu ne me gronderas pas... un gilet en velours Salomé ravissant... une capeline en tagal glauque ornée de plumes de balbuzard fluviatile... et tout cela à des prix... des prix incroyables !

MADAME (souriant). — Tu es incorrigible. Enfin, si cela te fait plaisir... Heureusement que je gagne de l’argent. Mon entreprise de « récupération des résidus d’épandage pour l’alimentation humaine » marche à merveille. Donc, dépense si tu veux... Que pourrais-je inventer pour te faire plaisir ?

MONSIEUR (nerveux). — Je voudrais... Je voudrais participer à tes occupations, faire aussi du commerce et de l’industrie.. connaître la fièvre des affaires... avoir des responsabilités...

MADAME (ahurie). — Mais tu es fou, mon pauvre ami ! Pourquoi ne demandes-tu pas tout de suite qu’on rétablisse le service militaire ? Toi, un homme, travailler au dehors ! Ce ne serait ni prudent ni convenable. D’ailleurs, les hommes sont faits pour la vie d’intérieur... pour la famille... le ménage...

MONSIEUR (rageur). — Nous sommes trop bêtes pour comprendre l’existence, n’est-ce pas ?

MADAME. — Contentez-vous de votre part et de votre rôle. Ce sont les plus beaux.

MONSIEUR (explosant). — Oui, le rôle d’esclave. Eh bien ! nous en avons assez. Nous voulons les mêmes droits que les femmes. Il le faut ! Émancipation ! Masculisme !...

MADAME (inquiète). — Ne t’énerve pas, mon chéri... Allons, sois gentil... Tu es étonnant... Calme-toi... Je ne te reconnais plus... Voyons, as-tu des ennuis ? Confie-les-moi... Veux-tu un collier de diamants ?

MONSIEUR (hurlant). — Je veux voter ! Je veux voter !

Il tente de se lever, chancelle... est pris de tremblements... éclate en sanglots et pique une crise de nerfs.

MADAME (sonnant). — Vite, de l’eau, des sels... Mon Dieu, pauvre chéri... Il est si impressionnable. J’ai eu tort de le brusquer un peu...

Elle lui frappe dans les mains. Monsieur ouvre Les yeux.

MADAME (l’embrassant). — Allons, grand enfant !... C’est fini... Va ! tu es toujours mon bon gros chéri !

MONSIEUR (calmé). — Dis-moi que tu m’aimes encore, dis ?...

×××

À ce moment précis, on me secoue dans mon lit. Tout cela n’était qu’un rêve. Ma femme, hargneuse, bougonne : « Si c’est pas malheureux ! Un homme ! Encore couché à sept heures ! Allons, debout, fainéant !!! N’oublie pas qu’aujourd’hui il faut que tu ailles te présenter au bureau militaire pour tes primes de démobilisation ; puis aller toucher ton casque souvenir ; aller à ton bureau remplir des paperasses ; prendre la file pour le sucre aux baraques Vilgrain et enfin écrire un article très drôle pour ton journal !!!! Ah ! et pense à payer les contributions !!! »

Je me suis levé... Et tout en mettant mon pantalon, je me suis demandé si mon Monsieur de 2019 2019 n’était pas bien imprudent avec son masculisme. Il était pourtant si heureux d’avoir perdu tant de devoirs écrasants en échange de quelques droits illusoires !

Albert de Teneuille