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Stephen Leacock : Romance moyenâgeuse

samedi 28 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans Le Matin du 24 septembre 1919 1919 .

Décidément, j’adore l’humour de Stephen Leacock. À lire, si vous aimre les histoires à chutes... absurdes. :-)

C’était au temps de la chevalerie. Le soleil se couchait lentement vers l’Orient et illuminait de ses derniers rayons les tours du sinistre Château du Buggensberg.

Isolde la Svelte se tenait sur le donjon du château. Elle murmura : « Guido ! » et soupira profondément. Dans sa beauté éthérée, elle semblait à peine respirer. D’ailleurs, elle ne respirait presque pas. Elle était aussi mince et gracieuse qu’un méridien de longitude...

« Guido ! » murmura-t-elle encore. Et les mains tordues, elle ajouta ! « Je ne le vois point à l’horizon ! »

Cependant la nuit venait et les fenêtres du château s’illuminaient. Le margrave, son père, allait célébrer ses fiançailles avec Tancrède le Tentant, en la présence de ses vassaux, Hubert l’Hurluberlu, Édouard l’Édenté, Roland le Rondelet et quelques autres.

L’amour de Guido, et d’Isolde avait cette pureté divine particulière aux amants de cette époque. Ils ne s’étaient jamais vos. Ils ne s’étaient jamais parlé. Ils ne se connaissaient pas le moins du monde. Et pourtant ils s’aimaient.

Quelques années auparavant, Guido avait aperçu le nom d’Isolde peint sur une barrière. Il avait pâli, s’était trouvé mal et était parti pour Jérusalem. Le même jour, Isolde, en passant dans les rues de Gand, avait vu la cotte de mailles de Guido qui séchait sur une corde. Elle était tombée dans les bras de ses suivantes et l’amour, à cette minute même, était entré dans son cœur...

Guido avait résolu d’accomplir des exploits merveilleux qui le rendraient digne de sa belle. En même temps, il s’était juré tant qu’il n’aurait pas tenu sa promesse, de ne manger que de la nourriture et de ne boire que de la boisson.

À Jérusalem, il tua pour elle un Sarrasin. C’était même un Sarrasin de belle taille. À Constantinople, il lui tua aussi un Turc. Puis il revint en Écosse, où il lui tua un bel highlander.

Cependant Isolde attendait.

Non point que les courtisans lui manquassent ! Pour ses beaux yeux, Otto l’Otarie s’était jeté dans la mer ; Conrad le Condor s’était précipité du haut du donjon dans la boue du fossé, Hugo l’Utérin s’était pendu par la ceinture au faite d’un noyer, Siegfried le Sigisbée avait avalé du vitriol.ais Isolde la Svelte n’y prêtait nulle attention. Sa belle-mère Agathe l’Agaçante la pressait en vain de se marier. Son cœur restait fidèle Guido. De temps en temps, elle recevait de lui des souvenirs précieux. Ainsi, il lui avait envoyé de Jérusalem une canne avec un cran qui symbolisait sa fidélité, de Constantinople une planche de sapin et de Venise une poignée de sciure de bois...

Mais son ultime dessein était de rentrer à Gand, d’escalader la nuit la falaise du château, de tuer le père d’Isolde, de jeter sa belle-mère du haut de la grande tour et d’enlever enfin sa fiancée tant désirée...

×××

Il était justement ce soir-là sur la route de Gand avec cinquante compagnons d’armes conduits par Carlo le Carreleur... Grâce à l’obscurité, ils avaient atteint le pied de la falaise et maintenant, rampant sur les mains et les genoux, ils ascensionnaient le chemin hélicoïdal qui conduisait à la porte de la forteresse. À six heures, ils avaient accompli un tour de falaise à sept heures ils étaient montés d’un cran ; quand la fête battit son plein, ils atteignirent la poterne. Guido portait un domino sur sa cotte de mailles et brandissait une trompe. Sous sa cotte de mailles, il cachait la miniature qui représentait les traits adorables de la bien-aimée qu’il n’avait jamais vue, de même qu’elle, au même instant, dissimulait sous sa robe blanche la miniature qui lui avait révélé les traits nobles et mâles de son chevalier inconnu...

Or donc, dans le château, on festoyait gaiement. Le gigantesque margrave vidait de larges coupes de vin à la santé de Tancrède le Tentant et s’amusait des plaisanteries du nouveau bouffon que le sénéchal avait introduit dans la salle.

Tandis qu’il se tenait les côtes, Guido —car le bouffon, c’était bien lui —se dressa tout à coup et brandit sa masse d’armes, et les hôtes du margrave s’écrièrent :

— Guido ! C’est Guido ! Holà ! Guido !!!

— Silence ! commanda-t-il. Vous êtes mes prisonniers !

Alors portant la trompe à ses lèvres, il souffla de toutes ses forces... Il souffla encore... Il souffla à se rompre les veines... Et aucun son ne sortit.

— Qu’on s’empare de lui ! cria le margrave.

— Pardon ! protesta Guido. Au nom des lois de la chevalerie, je déclare que je suis venu ici chercher Isolde, fiancée par vous à Tancrède. Qu’on me laisse me battre avec lui !

Les convives approuvèrent et le combat singulier commença. Il fut affreux.

Guido le premier, levant sa masse d’armes avec les deux mains, l’abattit violemment sur la tête cuirassée de Tancrède. Puis il ne bougea plus et ce fut Tancrède qui, à son tour, asséna un coup terrible sur la tête de Guido. Puis Tancrède se retourna et se baissa. Alors Guido lui envoya, de côté, un coup de masse dans le derrière de la cuirasse. Puis Tancrède fit de même. Ensuite Tancrède se coucha sur les genoux et les avant-bras et Guido lui donna un troisième coup de masse entre les omoplates. C’était en somme une lutte d’adresse et d’agilité. Pendant longtemps le résultat du duel fut douteux... À la fin, l’armure de Tancrède se cabossa ; les coups du chevalier devinrent faibles ; ce que voyant, Guido en profita et bientôt il l’eut aplati comme une boîte de sardines. Alors, plaçant son pied sur la poitrine de Tancrède, Guido abaissa sa visière et regarda autour de lui.

Un cri affreux retentit... Isolde alarmée par le bruit des coups de masse s’était précipitée dans la salle. Elle avait aperçu le chevalier de son rêve. Lui, il avait dévisagé pour la première fois la dame de ses pensées. Et tous deux, ils s’évanouirent, victimes d’un malentendu. Guido n’était pas plus Guido qu’Isolde n’était Isolde. Ils s’étaient trompés de miniatures.

Stéphen Leacock

adaptation de Maurice Dekobra