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Charles-Henry Hirsch : Le naufragé

mercredi 2 décembre 2020, par Denis Blaizot

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On l’appelait le capitaine Chique, ou la Chique, sans lui donner de grade. Il ne mâchait pas de tabac ; mais il avait la joue droite plus grosse que l’autre, par une excroissance de la pommette. Cela lui bridait l’œil et il en tirait une expression d’ironie diabolique. Il avait été jeté à la côte, une nuit de tempête, avec des barils d’un rhum dur qui, un semestre durant, avait rendu fous les hommes et quelques femmes. Il s’était accroché à cette terre de Bretagne comme un coquillage à la roche. depuis qu’il avait repris les sens, au moment que Yanic Huel débouclait la ceinture de cuir, lourde de pièces tintantes, qui lui ceignait les reins à même la peau.

Trente ans avaient emporté la plupart des témoins du naufrage de la goélette anglaise. L’humaine épave, après des semaines d’hébétude, n’avait pu dire son nom, son origine, son âge. Touchant son front, d’une main calleuse qui montrait la mer ensuite, il avait exprimé que sa mémoire pouvait bien être perdue. Le gendarme maritime l’avait mentionné sur un procès-verbal. Le rescapé n’avait su dire si le bâtiment était bien le Moonlight, s’il y était passager, de la maistrance ou de l’équipage, bornant sa déposition à des mots que l’on traduisit de la sorte :

— Avec la permission des autorités, je vivrai sur cette terre où Dieu m’a jeté sans que la mer sauvage m’ait pris mon argent.

Personne n’avait vu autant d’or être la propriété d’un seul individu, parmi ces pêcheurs, ces ramasseurs de varech et ces cultivateurs d’un sol rocheux. Ils accueillirent l’étranger, chacun envieux de Yanic Huel, son logeur. Et il avait appris leur langue, contracté leurs habitudes d’intempérance et de piété, ouvert enfin boutique de suif, de cordages, de filets, de coutellerie, avec une buvette clandestine au fond et un hangar où il invitait les jeunes gars à pratiquer la boxe.

C’était maintenant un vieillard court et sec, la face de travers sur un corps droit, alerte, qui pouvait avoir dépassé la soixantaine. Il cédait à des colères terribles et brèves, soulagé par d’interminables jurons anglais et le bris de quelque porte sous ses poings. Autrement, il était assez bonhomme, enclin à rire, sympathique aux gens de la douane, de la maréchaussée et du commun, signant : « Captain Chique » les billets de commerce qu’il lui arrivait d’émettre ou ses rares lettres aux cordiers, aux distillateurs et autres négociants qui l’approvisionnaient. Le maire lui demandait parfois conseil et, pareillement, tout patron qui projetait de commander une barque neuve au charpentier naval.

Yanic Huel et la Périne, sa veuve, étant morts, on avait accepté que leur bru, chargée de marmaille et délaissée de son homme que l’on savait aux Amériques ou chez les Canaques, eût soigné le capitaine et le magasin. Elle avait trois grandes filles auprès desquelles la Chique avait une parfaite attitude d’aïeul. Les deux fils portaient le col bleu : l’un pour son « congé » ; le cadet projetant une carrière de mécanicien. La Guillemette confiait quelquefois que le capitaine l’aurait épousée, n’était qu’il avait perdu en mer jusqu’au souvenir de son nom. Elle le poussait de temps en temps à boire, afin de lui délier l’esprit, par une curiosité venue de quelques phrases, échappées dans l’ivresse à la langue de l’ancien naufragé. Si elle tentait de le questionner, il hélait quelque bougre, le conduisait au hangar, retroussait ses manches et boxait loyalement le quidam, pour n’avoir pas à débattre contre une femme indiscrète.

Une veille d’échéance, il était monté à Lorient et on l’attendait à la maison. La Guillemette s’inquiétait, vers le soir. Au souper, elle pleura, malgré ses filles qui la raillaient. Il devait rapporter de la banque une grosse somme, disait-elle, et il était une proie de voleurs, par son goût de bavarder au comptoir des débits. Un ouragan s’était levé, propre à noircir les imaginations d’une Bretonne. L’averse fouettait la toiture et les volets. La marée hurlait. La mère avait tenu à veiller. Le sommeil la gagnait, lorsque de grands coups frappés du dehors la mirent, debout, dans l’épouvante. Elle interrogea, reconnut la voix, ouvrit, et un colosse roux roula devant elle, poussé par le capitaine. Les deux hommes ruisselaient d’eau. La Guillemette les plaignit et proposa du café chaud.

— Oui, C’est cela. Prenez ce portefeuille. Portez-le là-haut. Servez-nous la boisson brûlante et laissez-nous, fit la Chique.

Il empêcha la femme de s’attarder. Elle partageait ses regards entre lui et l’étrange compagnon qu’il avait amené. Leur silence la bouleversait de sinistres pressentiments. Le gaillard roux avait la bouche méchante, l’œil faux, d’énormes pouces. Ses épaules massives, une encolure brève et large de taureau, décelaient une robustesse exceptionnelle et son front bas, la proéminence violente de sa mâchoire inférieure, la pire bestialité. Où quelque autre se serait brûlé, il but le café bouillant, d’un trait, et il grogna de plaisir, comme un animal. Le capitaine paraissait en admiration.

A travers une porte close à double tour, la Guillemette les entendit qui parlaient en anglais. Elle se crispait de ne rien comprendre. Le ton neutre de l’inconnu la mettait en défiance. Par le trou de la serrure, elle vit la Chique examiner des papiers. Quand elle gagna sa chambre, les jarrets lui ployaient et l’angoisse lui pinçait au cœur. Elle roula mille idées au lieu de dormir. Le moindre bruit d’en bas la dressait. À l’aube, elle se réveilla, étant tombée au sommeil à son insu. Elle descendit, froide de crainte.

Le capitaine lui donna le bonjour d’une voix hésitante.

— Et votre camarade ?

— Reparti !

— Pourquoi ne pas vous être couché ?

Il répondit par un geste exprimant la vanité de tout. La maison s’anima, et les autres maisons, et le port, sous un ciel pur, sans nuée ni brise. La Chique avait bu son café noir du matin dans la tasse que la Guillemette avait remplie la nuit. Il était accoudé au même bord de la table et il semblait attendre.

Une rumeur entra, du quai. La femme courut aux nouvelles. Le visage du capitaine exprimait la sérénité. Il salua d’une joviale apostrophe chacune de ses trois filles adoptives. Un marin entra, qui venait souvent pour la plus jeune. Afin de briller devant elle, il conta la découverte faite par le douanier Jaille, d’un homme roux, d’environ cinquante ans, inconnu, qui était probablement tombé du quai. Il s’était ouvert le crâne sur les marches d’accès au bassin.

— On peut le voir ? s’écria la puînée des filles.

Il les emmena toutes les trois, n’ayant prêté nulle attention à l’indifférence du capitaine. Celui-ci débouchait une bouteille de vieux gin quand la Guillemette revint, blanche de visage. Il l’appela, d’un coup de tête vers son épaule droite ; et, quand elle fut près de lui, au son de l’alcool qui remplissait à filet mince son gobelet d’étain, il dit tout bas :

— C’est mon homme de cette nuit. Il a fait une fâcheuse rencontre en ma personne, hier à Lorient. Rassurez-vous quant à moi : personne ne nous a vus ensemble, sinon vous-même... Il n’aura pas trouvé son droit chemin en me quittant... C’est la volonté de Dieu sans doute...

Il avala, d une gorgée, la ration de gin. La Guillemette lui prit des mains la bouteille et le gobelet. Elle allait probablement questionner le capitaine qui devança cette tentation :

— Ce pauvre diable m’était une très ancienne connaissance... Il savait des choses de ma vie que j’ai oubliées... Je l’avais oublié avec ces choses... Je l’ai oublié lui-même, maintenant... S’il m’arrive, un de ces jours, de céder à la tentation de me pendre... ou de mourir de ma belle mort. comme on dit en France... vous aurez tout l’argent que j’ai bien gagné... ici... grâce à l’argent que j’ai peut-être acquis autrement, ailleurs... Je n’en sais plus rien... Il n’en faut jamais trop savoir, Guillemette... Vous en savez assez sur le capitaine Chique... Dieu m’a tout l’air de le protéger... et vous aussi... Soyons dignes de cette protection que notre mère Eve a perdue pour une simple pomme... et véreuse pour tout dire !

La boutique s’emplit de gens. La Chique, empressé de l’un à l’autre, montra son droit bon sens et sa circonspection, lorsqu’il jugea opportun de rappeler à l’ordre les cervelles.

Charles-Henry Hirsch