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Miguel Zamacoïs : Un cri dans le taillis

samedi 5 décembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle est parue dans L’excelsior du 28 février 1920 1920 .

Le texte que vous avez actuellement sous les yeux a été préparé à partir de la numérisation du journal mise en ligne par la BNF sur Gallica

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LES CONTES D’EXCELSIOR

UN CRI DANS LE TAILLIS...

PAR

MIGUEL ZAMACOÏS

Dans le salon de son manoir de Saugeterre, M. Vierzelet, après le déjeuner, lisait le journal... Plus exactement, il dormait en tenant devant lui l’un des trois quotidiens qui, vers une heure et demie, arrivaient à Saugeterre par le train de Paris.

Dans le même salon, la femme de M. Vierzelet, la charmante Juliette, brodait un de ces napperons pour table à thé dont la confection machinale permet aux femmes de penser à autre chose — et même de ne penser à rien du tout.

La grande porte-fenêtre était ouverte sur le parc, et dans le large faisceau de soleil d’été, qui venait en biais chauffer le tapis, quelques mouches, à la fois ballerines et musiciennes, dansaient des ballets aériens au bruit d’un bourdonnement discret et continu.

Quand M. Vierzelet eut somnolé pendant près de deux heures, et Mme Vierzelet brodé pendant le même laps de temps, la pendule romantique de la cheminée sonna quatre heures. Mme Vierzelet, un peu engourdie par la douce tiédeur, tressaillit, rangea son ouvrage, se leva et, secouant les fils épars sur sa jupe, chantonna n’importe quoi pour réveiller son mari. Celui-ci tressaillit à son tour, reprit conscience des choses et exhala également un quelconque tra la la la la, pour faire croire, en dépit du témoignage du journal gisant à terre depuis une heure et demie, qu’il n’avait jamais perdu sa lucidité.

— Tu sors ? demanda-t-il, les yeux encore gonflés de sommeil, à sa femme qui, après un léger pomponnement de poudre de riz, coiffait un ravissant chapeau tout rose.

— Oui... Il est quatre heures, la chaleur est déjà moins forte, je vais aller ramasser de ces énormes escargots qui abondent le long du bois de Brunefeuille... C’est une chasse qui m’amuse... Je ne te demande pas de venir avec moi, je sais que tu n’aimes pas ces sortes de distractions...

— Oh ! non, pas du tout !... La promenade dans la campagne, en général, et la cueillette des escargots en particulier...

— Alors à tantôt, mon chéri.

— À tantôt, bichette.

Quand Mme Vierzelet fut sortie, élégante et légère, une ombrelle de soie jonquille dans une main, un mignon panier dans l’autre, M. Vierzelet se dressa debout, s’étira, bâilla, et se demanda ce qu’il allait faire pour donner au temps l’occasion de passer.

Il regarda trois minutes le poisson rouge qui continuait inlassablement à chercher la sortie du bocal, et puis il passa dans la salle de billard. Là, il saisit une queue, essaya quelques carambolages, réussit les très faciles, manqua les autres, en eut assez, replaça la queue sur le râtelier et, finalement, s’assit, découragé, dans un fauteuil.

Soudain ses yeux rencontrèrent la panoplie accrochée au mur... Il y avait là deux fusils de chasse, deux pistolets, et une forte carabine américaine à répétition pour chasser le fauve.

— Tiens ! pensa M. Vierzelet, je n’ai pas encore tiré à la carabine cette année... Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Est-ce bête !

Il alla décrocher la carabine, prit dans un tiroir des cartouches à balle, mit son chapeau de paille à larges bords et partit pour l’allée de tir, située à une vingtaine de minutes de là, dans la partie la moins fréquentée du vaste parc.

Avec son arme chargée il déboucha au bout de ladite allée, où l’herbe poussait follement à sa fantaisie, nul ne s’occupant de ce coin abandonné.

A l’autre bout, à deux cent cinquante mètres à peu près, on apercevait, se détachant sur un tond de taillis épais, la plaque de tôle rouillée, toujours à sa place.

M. Vierzelet prit la position du tireur debout, épaula sa carabine, visa avec soin, pressa la gâchette, et le coup partit...

Mais, ô stupeur ! presque en même temps que le bruit violent de la détonation un grand cri de terreur ou de douleur retentit !... Le tireur frissonna d’épouvante : sans aucun doute il avait atteint quelqu’un qui passait ou qui se trouvait derrière les arbustes !... Abandonnant son arme, il prit sa course à toutes jambes — molles d’ailleurs — la gorge sèche, le cœur battant, vers la plaque de tôle.

Et tandis qu’il courait, les pensées les plus atrocement pessimistes affluaient pêle-mêle dans son cerveau :

... J’ai dû blesser dangereusement quelqu’un...

... Ou peut-être tué, puisque l’on n’entend plus rien...

... Quel spectacle m’attend là-bas ? Celui d’un cadavre ? D’un moribond ?... Une bouillie sanglante ?

... Oh ! l’obsession toute ma vie du visage de ma victime !

... Qu’est-ce que je vais faire ? Il va falloir trouver un médecin... Mais où, à cette heure-ci ?

... Et s’il est trop tard, si tout est fini, aller à la mairie faire ma déclaration... Je vois les têtes d’ici !

... Quelles complications ! Les gendarmes, l’interrogatoire...

... Le tribunal !... Homicide par imprudence... La condamnation...

... À la prison, peut-être !... Dans tous les cas à une fameuse indemnité...

....Il faudra sûrement quitter le pays... Vendre le manoir...

... Oh ! que va dire Juliette ?

... C’est la vie gâchée à jamais ! Quelle horrible aventure !

Un dernier bond le jeta derrière le massif, et quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant là sa propre femme étendue à terre, évanouie, cependant que M. Chermaison, le jeune propriétaire du château mitoyen, à genoux auprès d’elle, s’efforçait de la ranimer.

— Ça n’est rien... Elle n’a rien... balbutia d’une voix étranglée le jeune voisin... C’est la peur. La balle a tapé en plein dans la plaque avec un bruit d’enfer... On ne s’y attendait pas... Tenez, elle revient à elle...

Mme Vierzelet reprenait, en effet, ses sens... Elle aperçut son mari, eut un léger sursaut, puis sourit faiblement :

— Georges... voilà... articula-t-elle avec effort, j’ai rencontré en route... près de Brunefeuille... par le plus grand des hasards, M. Chermaison qui m’a dit que les escargots pullulaient dans ce coin-ci... des escargots énormes... magnifiques !... Alors nous sommes venus... Tu comprends ?

Le mari, soufflant comme un phoque, défaillant d’émotion, s’était assis sur l’herbe... Il ne comprenait pas très bien comment sa femme et le voisin avaient pu faire tout ce chemin en si peu de temps... Ni comment Mme Vierzelet avait pensé à prendre la clé de la petite porte dérobée, ni pourquoi elle avait retiré son chapeau pour ramasser des escargots, ni encore pourquoi, puisque les escargots pullulaient dans cet endroit, il n’y en avait pas un dans le panier qui gisait là-bas près du chapeau rose et de l’ombrelle jonquille... Il ne comprenait rien à tout cela, le bon Vierzelet, et des soupçons confus hantaient son esprit, mais il était si heureux de voir une réalité calme et bourgeoise se substituer à l’horreur dramatique qu’il avait imaginée, que, par comparaison, la pire infortune domestique lui semblait supportable et apaisante :

— Ouf ! murmura-t-il, délicieusement soulagé, j’aime tout de même mieux ça !

Miguel Zamacoïs [1]


[1Miguel Zamacoïs, né à Louveciennes le 8 septembre 1866 et mort à Paris le 22 mars 1955, est un romancier, auteur dramatique, poète et journaliste français.