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Adrien Vély : Terrible et mystérieuse affaire

dimanche 6 décembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans l’Excelsior du 3 mars 1920 1920 .
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Une des autos avait en partie escaladé le trottoir. Ses deux roues d’avant étaient brisées, et l’un de ses pare-boue était complètement arraché. Le chauffeur avait dû se cramponner au volant pour n’être pas projeté sur le sol ; et les deux voyageurs, un homme corpulent, entre deux âges, et une jeune femme, très jolie et infiniment gracieuse, après avoir été fortement bousculés, venaient de mettre pied à terre.

L’auteur de l’accident était une autre auto, dont une roue d’avant, au pneu crevé, se trouvait engagée dans le pare-boue arraché, et dont le capot était entièrement défoncé. Son unique voyageur, un homme élégant et bien fait, était également descendu.

Les deux chauffeurs avaient commencé à s’invectiver dans le langage fruste et familier qui leur est propre, quand un agent, le crayon et le carnet à la main, s’avança pour verbaliser.

— Voyons, voyons, dit-il, que s’est-il passé ?

Le chauffeur du premier taxi s’écria :

— C’est cette andouille qui m’est entrée dedans comme une brute !

Le chauffeur du second taxi protesta avec véhémence :

— C’est cette brute, qui conduit comme une andouille !

L’agent fit une remarque très judicieuse :

— Andouille et brute, brute et andouille, ce n’est pas ça qui expliquera l’affaire.

Et s’adressant au premier chauffeur :

— Est-ce que vous teniez votre droite ?

— Probable, répondit celui-ci... À preuve que ma voiture la tient toujours... Elle la tient même trop, grâce à cette...

— À cette andouille, à cette brute, oui, je sais...

Il s’adressa au second chauffeur :

— Qu’avez-vous à dire ?...

— Moi ? Rien.

— Rien ?

— Rien.

— Bon, fit l’agent.

Et il interrogea de nouveau le premier chauffeur :

— Comment ça s’est-il passé ?

— Eh bien ! voici, monsieur l’agent... Ce monsieur et cette dame m’avaient pris pour les conduire au Trocadéro... Je les conduisais à l’allure normale... Du huit à l’heure...

— En effet, votre vitesse n’était pas exagérée.

— Je suis prudent, moi... Je ne conduis pas comme une brute...

— Ça ne vous a, d’ailleurs, pas très bien réussi... Et alors ?...

— Alors, voilà que cette andouille, qui filait plus vite que moi, arrive à ma hauteur et me dépasse... Puis il me coupe et se met à ralentir...

— Est-ce vrai ? demanda l’agent au second chauffeur.

— Je ne me rappelle pas.

— Bon.

Le premier chauffeur poursuivait son explication :

— Alors, moi, naturellement, je suis forcé d’en mettre un peu... Je le dépasse à mon tour, et je le coupe pour reprendre, ma ligne...

— Bon... Et ensuite ?...

— Ensuite ?... Oh ! alors, je n’y comprends plus rien...

— Si vous n’y comprenez plus rien et si votre collègue persiste à garder le silence, comment voulez-vous que je me débrouille, moi ?

— Enfin, je vais toujours tâcher de vous raconter... À partir de ce moment, mon collègue, comme vous dites, monsieur l’agent, s’est mis à conduire comme un véritable louftingue... Tantôt il me dépassait, tantôt il se laissait dépasser... Tantôt il marchait sur la même ligne que moi, approchant des fois sa voiture de la mienne jusqu’à l’accrocher presque...

— Est-ce vrai ? demanda l’agent au second -hauffeur.

— Je ne me rappelle pas.

— Bon.

— Et puis, conclut le premier chauffeur, ce que vous voyez, monsieur l’agent, s’est produit... Ce propre-à-rien a soudain foncé sur moi, il m’a serré autant qu’il a pu, et, finalement, il m’est entré dedans.

L’agent se tourna vers le premier chauffeur :

— Avez-vous quelque chose à répondre ?

— Moi ? Rien.

— Rien ?

— Rien.

— Bon... Alors votre affaire est bien simple... C’est vous qui êtes fautif et responsable.

— Comme vous voudrez.

L’agent prit les papiers des deux chauffeurs et recopia sur son carnet les indications indispensables pour faire son rapport. Puis, s’adressant aux voyageurs des deux taxis :

— Madame et messieurs, vous pouvez disposer.

Le monsieur corpulent entre deux âges et la jeune femme très jolie et infiniment gracieuse fendirent la foule des curieux qui s’étaient amassés, payèrent leur chauffeur et s’éloignèrent dans une direction. L’homme élégant et bien fait paya le sien et s’éloigna dans la direction opposée. Après quoi, l’agent, ayant invité les curieux à se disperser, s’éloigna également, avec une dignité dans la démarche qui dénotait une conscience satisfaite.

Les deux chauffeurs étaient restés seuls ou à peu près. Le second, celui qui avait causé l’accident, regarda son collègue et se mit à rire.

— Maintenant que le flic est parti, fit-il, on peut rigoler.

Le premier chauffeur répliqua :

— Que je rigole, moi, c’est tout naturel... Mais, toi, qu’est-ce qui peut bien te faire bidonner comme ça ?...

— Je vais te dire... Figure-toi que mon client m’avait commandé de t’accrocher à tout prix... « Je prends tous les dégâts à ma charge, qu’il m’avait dit... Et, en outre, il y aura cinq louis pour vous. » Tu parles, si je t’ai entré dans le chou !...

— Ah ! je comprends maintenant, déclara le premier chauffeur.

— Seulement, s’écria le second, du diable si je sais pourquoi il s’était mis cette idée-là dans le ciboulot !

Le premier chauffeur se mit à rire à son tour et dit :

— Je le sais, moi.

— Tu le sais ?

— Oui... Ton monsieur a profité du rassemblement pour s’approcher de ma petite dame... Et il lui a glissé sa carte.

Adrien Vély