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Rider Haggard : She 1

samedi 12 décembre 2020, par Denis Blaizot

Ce texte a été publié le 15 février 1920 1920 dans l’Excelsior.

Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.

Sa numérisation est disponible sur Gallica

I

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Certains événements nous causent une si vive impression, que nous ne les oublions jamais : telle la scène que je vais décrire.

Il y a un peu plus de vingt ans, moi, Ludwig Horace Holly, j’étais enfermé un soir dans ma chambre d’étudiant, à Cambridge, en train de résoudre un problème quelconque, car je devais passer dans huit jours mon examen d’agrégation. Tombant de fatigue, j’allai chercher ma pipe sur la cheminée. Tandis que je l’allumais, je me vis par hasard dans la glace, et je ne pus m’empêcher de réfléchir à ma laideur. La plupart des hommes de vingt-deux ans ont au moins le charme de la jeunesse, mais ceci même m’était refusé. Court, trapu, avec de longs bras nerveux, des traits disgracieux, des yeux caves, un front bas disparaissant sous une masse de cheveux noirs, tel était mon extérieur il y a environ un quart de siècle, et je n’ai guère changé depuis. La nature m’avait marqué d’un stigmate de laideur ; par contre, elle m’avait accordé une force peu commune et une intelligence remarquable.

J’étais si laid que mes camarades, bien que fiers de mes prouesses physiques, évitaient d’être aperçus en ma compagnie. Quoi d’étonnant dès lors que je fusse misanthrope et boudeur, je faisais horreur aux femmes, et j’entendis même l’une d’elles dire derrière mon dos que j’étais « un monstre, et que je l’avais convertie à la théorie darwinienne ! »

J’étais plongé dans ces réflexions quand on frappa à ma porte. J’écoutai avant d’aller ouvrir, à près de minuit, je n’étais guère d’humeur à recevoir un étranger. Je n’avais qu’un seul ami au collège — ou plutôt dans le monde entier — peut-être était-ce lui. À ce moment même, le visiteur toussa, et je me hâtai d’ouvrir, car je connaissais cette toux.

Un homme d’environ trente ans, aux traits fins et distingués, entra précipitamment, succombant sous le poids d’un énorme coffret en fer, qu’il tenait par la poignée. Il déposa le coffret sur la table, et fut pris alors d’un tel accès de toux qu’il devint pourpre, et s’affaissa sur un fauteuil en crachant le sang. Je lui donnai quelques gouttes de whisky ; il parut se remettre un peu.

— Pourquoi m’avez-vous laissé si longtemps au froid ? demanda-t-il d un air grognon. Vous savez bien que les courants d’air me sont mortels.

— Je ne savais pas que c’était vous. Vous venez bien tard.

— Oui, et je crois vraiment que c’est ma dernière visite, répondit-il avec un lugubre sourire. Je suis perdu, Holly, je suis perdu. Demain, je ne serai plus là !

— Quelle bêtise ! répliquai-je. Laissez-moi aller chercher un médecin.

— Ce n’est pas la peine. J’ai étudié la médecine, et n’ai pas besoin de docteur. D’ailleurs, il n’y a plus rien à faire, ma dernière heure est venue ! Depuis un an, je ne vis que par miracle. Maintenant, écoutez-moi de toutes vos oreilles, car je ne pourrai jamais répéter ce que vous allez entendre. Voilà deux ans que nous sommes liés ensemble : saviez-vous que j’avais un fils ?

— Non.

— J’en ai un âgé de cinq ans. Sa mère est morte en lui donnant le jour, et depuis lors je ne peux supporter la vue de cet enfant. Si vous voulez accepter cette mission, je vais vous instituer tuteur de mon fils.

— Moi, m’écriai-je.

— Oui, vous. Ce n’est pas en vain que je vous ai étudié deux années durant. Je dois mourir ; j’ai cherché quelqu’un à qui confier mon enfant — et cet objet, ajouta-t-il en désignant le coffret de fer. Vous êtes l’homme qu’il me faut, Holly ; car vous êtes fort et robuste : cet enfant sera le seul représentant d’une des plus anciennes familles du globe. Vous allez rire, mais il vous sera prouvé un jour, sans conteste, que mon soixante-cinquième ou soixante-sixième ancêtre en ligne directe était un prêtre égyptien, quoique d’extraction grecque, et qu’il s’appelait Kallikrates ; son grand-père était, je crois, ce même Kallikrates dont parle Hérodote. Vers l’an 339, à l’époque de la chute des Pharaons, ce Kallikrates (le prêtre) rompit ses vœux de célibat, s’enfuit de l’Égypte avec une princesse de sang royal qui s’était amourachée de lui, et finit par faire naufrage sur la côte d’Afrique, près la baie actuelle de Delagoa, ou un peu plus au nord ; sa femme et lui furent seuls sauvés, tous leurs compagnons ayant été engloutis. Après avoir enduré des maux cruels, ils trouvèrent asile auprès de la reine d’un peuple sauvage, femme d’une beauté extraordinaire, qui, pour des motifs que vous apprendra un jour le contenu de ce coffret, finit par massacrer mon ancêtre Kallikrates. Sa femme put s’échapper et se réfugier à Athènes, après avoir donné le jour à un enfant qu’elle appela Fisisthenes, ou le « puissant vengeur ». Environ cinq cents ans après, la famille émigra à Rome, et tous ses membres y prirent le surnom de Vindex ou Vengeur, sans doute pour maintenir l’idée de vengeance exprimée par le nom de Fisisthenes. Ils restèrent à Rome jusqu’en 770 après J.-C., époque où le chef de la famille quitta l’Italie pour s’établir en Bretagne. Un de ses descendants passa en Angleterre sous le règne d’Édouard le Confesseur, et occupa des fonctions importantes à la cour de Guillaume le Conquérant. De ce moment jusqu’à aujourd’hui, je peux suivre sans interruption la filière de mes ancêtres, bien qu’aucun d’eux n’ait brillé d’un vif éclat : mon grand-père avait gagné une fortune considérable dans la brasserie, mais mon père, qui lui avait succédé, la dissipa presque tout entière, et mourut il y a dix ans, en ne me laissant qu’un revenu d’environ 2000 2000 livres. C’est alors que j’entrepris une expédition se rattachant à ceci — il désigna le coffret de fer — expédition qui finit assez mal. À mon retour, je voyageai dans le sud de l’Europe, et passai par Athènes, où je fis la connaissance de ma chère épouse, qu’on aurait bien pu surnommer la « Belle », comme son ancêtre grec. Je l’épousai aussitôt et, un an après, elle mourait en donnant le jour à mon fils Léo.

Il s’arrêta un instant, prit sa tête dans ses mains, puis continua :

— Mon mariage m’avait détourné d’un projet que je ne puis vous raconter à présent. Je n’ai pas le temps, Holly, je n’ai pas le temps ! Un jour, si vous acceptez la mission que je veux vous confier, vous saurez tout... Après la mort de ma femme, je songeai de nouveau à ce projet. Mais, d’abord, il me fallait posséder une connaissance parfaite de tous les dialectes orientaux, et notamment de l’arabe. C’est dans ce but que je suis venu ici. Mais ma maladie ne tarda pas à faire des progrès, et maintenant c’est fini de moi.

Comme pour me confirmer ces paroles, il fut pris d’un terrible accès de toux.

Je lui versai derechef un peu de whisky, et il poursuivit au bout d’un moment : :

— Je n’ai jamais revu mon fils depuis sa plus tendre enfance ; sa vue m’était insupportable. C’est, m’a-t-on dit, un enfant fort beau et intelligent. Sous ce pli — il tira de sa poche une lettre qui m’était adressée — vous trouverez mes instructions relatives à l’éducation de Léo. Cette éducation, d’un genre tout spécial, ne saurait être confiée à un étranger ; je le répète donc, voulez-vous vous en charger ?

— Je désirerais savoir d’abord à quoi je m’engage, répondis-je.

— Vous devrez garder Léo auprès de vous jusqu’à sa vingt-cinquième année ; souvenez-vous de ne jamais l’envoyer à l’école. Votre tutelle finira à son vingt-cinquième anniversaire, et alors, avec ces clefs que je vous donne (il les déposa, sur la table), vous ouvrirez le coffret de fer, vous lui en ferez lire le contenu, et vous lui demanderez s’il est, oui ou non, disposé à entreprendre l’expédition. Rien ne l’oblige à le faire. Parlons maintenant de vos honoraires. Mon revenu actuel est de 2200 livres sterling. Je vous lègue la moitié de cette somme à condition que vous acceptiez la tutelle de mon fils — c’est-à-dire 1000 livres de rémunération pour vous, et 100 livres pour l’entretien de Léo. Le reste sera mis de côté jusqu’à ce que Léo ait vingt-cinq ans, afin qu’il y ait une somme disponible, dans le cas où il voudrait entreprendre l’expédition en question. Écoutez-moi, Holly, ne me refusez pas. Croyez bien que ceci est tout à votre avantage. Vous n’êtes pas fait pour vous mêler au monde. Dans quelques semaines vous serez agrégé, et votre revenu, joint à ce que je vous laisse, vous permettra de continuer vos études favorites.

Il s’arrêta et me regarda avec anxiété ; j’hésitais.

— Faites-le pour moi, Holly. Nous avons toujours été bons amis, et je n’ai pas le temps de conclure d’autres arrangements.

— Eh bien ! j’accepte, répondis-je, pourvu qu’il n’y ait rien dans ce papier qui soit de nature à me faire changer d’avis — et je désignai l’enveloppe déposée sur la table.

— Merci, Holly, merci ! Il n’y a rien de pareil... Jurez que vous serez un père pour cet enfant et que vous suivrez mes instructions à la lettre.

— Je le jure ! répliquai-je d’un ton solennel.

— Fort bien ; rappelez-vous qu’un jour peut-être je vous demanderai compte de votre serment ; car, bien que mort et oublié. je vivrai cependant. La mort est un mythe, Holly ; il n’y a qu’un simple changement, et même, ici-bas, ce changement peut quelquefois être indéfiniment retardé.

Et il fut repris d’un terrible accès de toux.

— Allons, dit-il, je dois vous quitter, vous avez le coffret, et l’on trouvera parmi mes papiers mon testament qui vous confie la tutelle de l’enfant. Vous serez bien payé, Holly, et je sais que vous êtes honnête, mais si vous trahissez ma confiance, mon spectre vous hantera.

Troublé, je ne pus répondre. Il prit la bougie et se regarda dans la glace. Son visage était rongé par la maladie.

— Bonne nourriture pour les vers ! dit-il. C’est étrange de penser que, dans quelques heures, je serai froid et rigide... Le voyage est fini, la comédie est jouée !... Hélas ! la vie ne vaut pas grand’chose, la mienne du moins ; peut-être en sera-t-il autrement pour Léo, s’il a le courage et la foi. Adieu, mon cher !

Et, dans un accès soudain de tendresse, il me jeta ses bras autour du cou, m’embrassa sur le front et se disposa à partir.

— Voyons, Vincey, dis-je, si vous êtes aussi malade que vous le pensez, il vaudrait mieux aller chercher un médecin.

— Non, non, répliqua-t-il. Permettez-moi de n’en rien faire. Je vais mourir et je désire mourir seul, comme un rat empoisonné.

— Vous me permettrez de ne pas vous croire, répondis-je.

Il sourit et me quitta, en répétant tout bas : « Souvenez-vous ! » Je me frottai les yeux, me demandant si je ne m’étais point endormi. Cette supposition étant inadmissible, je commençai à penser que Vincey avait, sans doute, trop bu. Je le savais très malade, mais il me semblait impossible qu’il sût, à coup sûr, ne pas devoir passer la nuit. Aussi près de sa fin, il n’avait pas eu la force de marcher, de porter un lourd coffret. Et comment admettre qu’il n’eût jamais vu son fils depuis sa tendre enfance ? Comment admettre qu’il retrouvât les traces de sa famille jusqu’à trois cents ans avant Jésus-Christ ?

Intrigué par toute cette histoire extraordinaire, je me décidai à gagner mon lit, après avoir serré précieusement le coffret de fer, et je m’endormis.

Je fus réveillé par une personne qui m’appelait. Je me mis sur mon séant, et me frottai les yeux : il faisait grand jour...

— Eh bien, qu’y a-t-il donc, John ? demandai-je au domestique qui nous servait, Vincey et moi. On dirait que vous avez vu un spectre.

— Oui. monsieur, j’en ai vu un, répondit-il, du moins un cadavre, ce qui est pire. Je suis entré chez M. Vincey, comme de coutume, et je l’rai trouvé mort dans son lit.

Peu de temps après, on procéda à l’ouverture du testament de Vincey. Ce document confirma, ce que Vincey m’avait dit. Je devais donc me charger de son fils.... La lettre qu’il m’avait remise avec le coffret ne contenait que des instructions relatives à l’éducation de l’enfant ; elle devait comprendre le grec, les mathématiques et l’arabe.

Je résolus de confier Léo à un jeune homme fort recommandable. du nom de Job, qui, ayant seize frères et sœurs en bas âge, avait l’habitude de soigner les enfants. Puis après avoir déposé le coffret de fer chez mes banquiers, à Londres, J’attendis l’arrivée de Léo. Il vint accompagné d’une femme âgée et je fus frappé de son étrange beauté. La finesse de ses traits rappelait les camées antiques ; les rayons du soleil faisaient ressortir l’éclat de ses boucles blondes. Il pleura amèrement quand sa bonne le quitta et commença par nous montrer le poing ; mais, grâce en partie à la manière dont Job sut l’amuser, il s’apaisa et nous devînmes les meilleurs amis du monde.

II

Plusieurs années s’écoulèrent. Léo fit d’assez bonnes études à l’Université, acquérant surtout une connaissance approfondie du grec et de l’arabe. Sa beauté excitait l’admiration et les femmes raffolaient de lui. À vingt et un ans, il passa son examen d’agrégation, et je lui dis alors quelques mots de l’étrange mystère qui le concernait. Enfin, arriva ce vingt-cinquième anniversaire, qui allait être, le point de départ d’événements étranges, parfois terribles.

La veille de ce jour, nous nous rendîmes à Londres pour retirer le coffret de la banque où je l’avais déposé vingt ans auparavant ; le soir, nous retournions à Cambridge, si émus qu’il nous fut impossible de dormir de la nuit. Le lendemain, nous déjeunâmes à la hâte. Le repas terminé, je demandai à Job d’apporter le coffret ; il le déposa doucement sur la table et se disposa à quitter la pièce.

— Arrêtez, Job, lui dis-je ; si M. Léo n’y voit pas d’objection, je préférerais opérer devant un témoin sûr et fidèle.

— Certainement, oncle Horace, répondit Léo (je l’avais habitué à m’appeler mon oncle).

— Fermez la porte, Job, dis-je, et apportez-moi mon pupitre.

Il obéit et je tirai du pupitre les clefs que le pauvre Vincey, le père de Léo, m’avait données le soir de sa mort. Il y en avait trois ; la plus grande était relativement moderne, la seconde et la troisième excessivement anciennes ; cette dernière semblait avoir été faite d’un morceau d’argent massif.

— Êtes-vous prêts, maintenant ? dis-je, comme lorsqu’on va mettre le feu à une mine.

Je pris la grosse clef, mis un peu d’huile dans la serrure, et, après un ou deux essais infructueux, car mes mains tremblaient, je parvins à ouvrir le coffret. Léo se pencha, prit à deux mains l’énorme couvercle et le renversa en arrière avec quelque difficulté, tant les gonds étaient rouillés. Une autre boîte couverte de poussière s’offrit alors à nos regards. Nous la retirâmes du coffret de fer, après avoir enlevé la poussière accumulée depuis des années.

La boîte était, ou semblait être, en ébène ou en quelque autre bois noir analogue, parmi des plaques de fer. Son antiquité devait être prodigieuse, car le bois commençait à tomber en miettes.

— Ouvrons cette boîte, dis-je en introduisant la deuxième clef.

Job et Léo se penchèrent, sans pouvoir articuler une parole. La clef. tourna dans la serrure et, tandis que je soulevais le couvercle, nous poussâmes un cri de surprise : la boîte d’ébène contenait une magnifique cassette en argent, large d’environ douze pouces, sur huit de haut. Elle semblait être de fabrication égyptienne, car les quatre pieds étaient formés de sphinx et le couvercle était aussi surmonté d’un sphinx. La cassette était naturellement fort ternie et décolorée par l’âge, quoique d’ailleurs en assez bon état.

La tirant de la boîte, je la déposai sur la table, puis, au milieu du plus complet silence, j’introduisis la clef d’argent dans la serrure, et, après bien des efforts, je parvins enfin à ouvrir la cassette. Elle était pleine de rouleaux d’une substance brune, ressemblant à des fibres végétales. J’enlevai soigneusement ces rouleaux, et je découvris une lettre sous enveloppe avec la suscription suivante, écrite de la main de mon ami défunt, Vincey :

« À mon fils, Léo, s’il vit assez longtemps pour ouvrir cette cassette. » Je tendis la lettre à Léo qui la déposa sur la table, et me fit signe de continuer.

À suivre