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Rider Haggard : She 6

dimanche 13 décembre 2020, par Denis Blaizot


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Ce texte a été publié le 20 février 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 6

Roman de M. RIDER HAGGARD

M. RIDER HAGGARD

IV (suite)

Peu après, à un tournant de ce défilé, nous eûmes sous les yeux un spectacle charmant. Devant nous, s’étendait un vaste amphithéâtre de verdure, dont les bords étaient rocailleux et couverts de buissons, mais dont le centre était occupé par une vaste prairie, parsemée d’arbres magnifiques et arrosée par des ruisseaux sinueux. Dans cette plaine si riche, paissaient des troupeaux de chèvres et de gros bétail, mais je ne vits point de moutons. Je ne pus deviner tout d’abord ce qu’était ce singulier endroit, mais je finis par penser qu’il y avait eu là un volcan éteint, puis un lac, desséché ensuite je ne sais comment. Mais ce qui m’embarrassait fort, c’était de ne pas voir trace d’habitation humaine, bien qu’on aperçût des gens en train de garder les troupeaux. Où pouvaient-ils bien demeurer ? me demandai-je. Ma curiosité allait être bientôt satisfaite. Tournant à gauche, la file des palanquins suivit le côté abrupt du cratère pendant environ un demi-mille, puis s’arrêta soudain. Voyant le vieux gentleman, mon « père » adoptif, Billali, sortir de son palanquin, je suivis son exemple, ainsi que Léo et Job. La première chose que j’aperçus fut notre pauvre compagnon arabe, Mohamed, étendu sur le sol. On ne lui avait point donné de palanquin, et comme il avait été obligé de faire toute la route à pied, et qu’il était déjà épuisé de fatigue au moment de notre départ, son abattement était extrême.

Nous ne tardâmes pas à découvrir que l’endroit où nous avions fait halte était une plateforme située à l’orifice d’une vaste caverne ; on avait empilé sur cette plateforme tout le contenu de la baleinière, jusqu’aux avirons et à la voile. Aux alentours de la caverne se tenaient les hommes qui nous avaient escortés, et d’autres individus semblables. Ils étaient tous grands et beaux, quoique leur peau fût d’un noir différent, les uns étant noirs comme Mohamed, les autres jaunes comme des Chinois. Ils étaient nus, sauf la peau de léopard ceignant leurs reins, et chacun d’eux tenait une lance gigantesque.

Il y avait aussi parmi eux quelques femmes, qui, au lieu de la peau de léopard, portaient une peau d’antilope. Ces femmes avaient, en général, fort bon air, avec de grands yeux noirs, des traits fins, et une épaisse forêt de cheveux bouclés, tantôt blonds, tantôt châtains ou noirs. Quelques-unes, mais en petit nombre, portaient un costume de toile jaune, mais nous découvrîmes plus tard que c’était un insigne, plutôt, qu’un vêtement. D’ailleurs, leur aspect était moins terrifiant que celui des hommes, et elle souriaient quelquefois, bien que rarement. Dès notre arrivée, elles s’assemblèrent autour de nous, et nous examinèrent avec curiosité, mais sans émotion aucune. Les formes athlétiques de Léo et ses traits fins et distingués attiraient pourtant leur attention, et, comme il les saluait poliment, découvrant ses boucles blondes, un léger murmure d’admiration se fit entendre. Et ce ne fut pas tout ; car, après l’avoir contemplé des pieds à la tête, la plus belle des jeunes femmes, une de celles qui portaient une robe, s’avança soudain vers lui, et avec une rare audace, lui passa tranquillement son bras autour du cou, se pencha, et le baisa sur les lèvres.

Je poussai un cri, m’attendant à voir Léo massacré sur-le-champ, et Job murmura :

— La drôlesse ! Ce n’est pas moi qui voudrais...

Quant à Léo,, il eut l’air quelque peu étonné ; puis, faisant observer que nous étions en un pays où l’on suivait évidemment les coutumes des premiers chrétiens, il s’empressa de rendre le baiser.

Je frémis de nouveau, croyant qu’il allait se passer quelque chose de grave ; mais, à ma grande surprise, bien que quelques jeunes femmes eussent l’air contrarié, les autres se contentèrent de sourire, ainsi que les hommes. Ce mystère nous fut expliqué plus tard, quand nous fûmes mieux au courant des mœurs de ce peuple extraordinaire. Il paraît, en effet, que, contrairement aux habitudes de presque toutes les races sauvages du globe, les femmes, chez les Amahagger, sont non Seulement sur un pied de parfaite égalité avec les hommes, mais parfaitement indépendantes de ces derniers. Il n’y a que la ligne maternelle qui compte, et, tandis que les individus sont aussi fiers d’une longue suite d’ancêtres féminins que nous le sommes de nos familles en Europe, ils ne reconnaissent jamais aucun homme pour leur père, même quand leurs ascendants mâles sont parfaitement connus. Chaque tribu ou « ménage » comme ils l’appellent, n’a qu’un chef mâle, qui est soumis à l’élection et gouverne avec le titre de « Père ». Par exemple, Billali était le « Père » de ce « ménage », qui se composait d’environ sept mille individus, et aucun autre homme n’était jamais appelé de ce nom. Quand une femme trouvait un homme à son goût, elle témoignait, ses préférences en embrassant devant tout le monde, comme l’avait, fait cette jeune femme, nommée Ustane. qui avait embrassé Léo. S’il l’embrassait à son tour, c’était la preuve qu’il l’acceptait, et le pacte continuait jusqu’à ce que l’un d’eux eu fût dégoûté.

V

L’opération du baiser terminée — et, à ce propos, je dois dire qu’aucune des jeunes femmes ne m’en offrit autant — le vieux Billali s’avança et nous invita, gracieusement, à entrer dans la grotte, où nous fûmes suivis d’Ustane qui semblait disposée à nous accompagner partout.

La grotte n’était pas l’œuvre do la nature : elle avait été creusée de main d’homme. Autant que nous pouvions en juger, elle paraissait avoir cent pieds de long sur cinquante de large et la hauteur de sa voûte la faisait ressembler à une nef de cathédrale. De cette nef se détachaient des couloirs conduisant, je le supposais, à des chambres plus petites. À cinquante pieds de l’entrée de la grotte, juste à l’endroit où la lumière s’obscurcissait, brûlait un grand feu qui projetait, des ombres gigantesques sur les murs sinistres. C’est là que Billali s’arrêta : nous nous accroupîmes sur des couvertures de peau étendues à terre. Bientôt, de la nourriture, consistant en laitages, viande de chèvre bouillie et gâteaux de farine de blé indien, nous fut apportée par des jeunes filles. Nous étions littéralement affamés, et je ne crois pas avoir jamais mangé de ma vie avec autant de satisfaction...

Le repas terminé, notre hôte Billali, qui nous avait contemplés en silence, se leva et m’adressa la parole. C’était la première fois, me dit-il, que des blancs arrivaient au pays du Peuple des Rochers. Quelquefois, bien que rarement, des nègres étaient venus chez eux et leur avaient parlé d’hommes plus blancs qu’eux-mêmes, qui parcouraient les mers sur des navires, mais ils n’avaient jamais aperçu aucun de ces blancs. On nous avait vu pourtant haler notre bateau sur le canal, et Billali avoua qu’il avait tout d’abord donné des ordres pour nous massacrer, l’entrée du pays étant interdite aux étrangers, quand il avait reçu un message de « Celle qui doit être obéie », lui ordonnant de nous épargner et de nous faire conduire jusqu’ici.

— Pardon, mon père, lui dis-je, mais si « Celle qui doit être obéie » demeure beaucoup plus loin encore, comment a-t-elle pu être informée de notre approche ?

— N’y a-t-il personne dans votre pays, répliqua Billali, qui puisse voir sans yeux et entendre sans oreilles ? Ne me fais pas de questions : « Celle qui doit être obéie » savait tout.

Je haussai les épaules, et il continua, disant qu’il n’avait pas d’instructions nouvelles à notre égard et qu’il devrait aller consulter « Celle qui doit être obéie », la reine des Amahagger.

Je lui demandai combien de temps il serait absent, il me répondit qu’en se hâtant il pourrait être de retour le cinquième jour, miais qu’il y avait plusieurs milles de marais à traverser avant d’arriver à la résidence de la Reine. On pourvoirait à tous nos besoins en son absence, et il espérait que la Reine serait bien disposée en notre faveur : mais il ne pouvait rien certifier à cet égard, car tous les étrangers qui étaient venus dans le pays durant la vie de sa grand’mère, de sa mère, et durant la sienne propre, avaient été mis à mort.

— Mais, répliquai-je, vous êtes un vieillard, et le laps de temps dont vous parlez est égal à trois vies humaines ; comment votre reine aurait-elle pu ordonner la mort de quelqu’un au début de la vie de votre grand’mère, puisqu’elle même n’était certainement pas née ?

Il sourit encore, de ce sourire bizarre qui lui était propre et, s’inclinant profondément, me quitta sans répondre ; nous ne le revîmes plus durant cinq jours...

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)