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Maurice Level : L’aveu tardif

dimanche 13 décembre 2020, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans l’Excelsior du 20 février 1920 1920 . Vous pouvez retrouver le texte original sur gallica.

Mme Hardissel descendit de taxi devant sa porte, comme une heure du matin sonnait. Elle leva les yeux, vit de la lumière à la fenêtre du bureau de son mari, appuya quatre ou cinq fois, coup sur coup, sur le timbre, jeta son nom à la concierge, et, sans s’attarder à prendre l’ascenseur, monta l’escalier en courant.

Assis au coin du feu, M. Hardissel lisait, ou faisait semblant de lire. Il posa son livre sur ses genoux, la regarda des pieds à la tête et dit :

— Tu rentres tard...

Elle chercha des yeux la pendule et assura qu’il n’était pas cette heure-là. Il prit sa montre dans son gilet et précisa :

— Une heure quatre, à la gare Saint-Lazare.

En tout autre moment, elle eût ergoté, discuté : elle se borna, ce soir, à répondre :

— Je croyais...

Tu croyais mal, conclut M. Hardissel en marquant sa page.

Puis il ajouta, déboutonnant son veston d’intérieur :

— Je me couche.

— Moi aussi, murmura sa femme.

Elle rejeta son manteau, défit les premières agrafes de son corsage, puis laissant tomber ses bras, lui dit :

— Aide-moi, je ne peux pas.

Il s’approcha sans hâte, et l’aida sans conviction. Tandis qu’il tâtonnait, les gestes maladroits, elle entreprit, profitant de ce qu’elle lui tournait le dos, de lui raconter sa soirée :

— C’était très gentil... les Boudey sont charmants... Ils ont bien regretté que tu n’aies pu venir ; je leur ai expliqué que tu avais un gros travail à terminer... Je voudrais que tu voies leur appartement : un bijou !... Le salon Directoire, la salle à manger flamande, le boudoir Louis XV...

Toujours penché, M. Hardissel demanda :

— Et la chambre à coucher ?

— La chambre à coucher ?... Comment veux-tu que je sache ?...

— Ma foi, dit-il, ayant décroché la dernière agrafe, puisqu’on te montrait le reste, on aurait pu, pendant qu’on y était, te montrer cela.

Il riait, tout en rejetant ses bretelles en arrière ; elle le considéra un instant, en silence, puis, comme il n’ajoutait rien et paraissait uniquement préoccupé d’étaler son pantalon dans son pli, elle dit, en haussant les épaules :

— Décidément, tu n’es pas aimable ce soir ! Pour une pauvre petite fois que je dîne sans toi chez des amis...

Il se tourna, les mains sur les côtes :

— Moi, pas aimable ? J’ai sommeil... C’est bien mon droit, à une heure du matin !

Ayant passé sa robe de nuit, elle entra dans le cabinet de toilette.

Elle l’entendit aller et venir, siffloter, ouvrir et fermer des tiroirs, puis se coucher. Elle le rejoignit ; il éteignit la lampe.

Étendus côte à côte, ils ne parlaient pas ; M. Hardissel s’était allongé sur le côté ; elle demeurait sur le dos, à demi assise.

Elle songeait, et par moments, répondant à ses pensées, hochait la tête ; d’autres fois, énervée par le silence, elle toussotait ou soupirait. Mais sa toux, pas plus que ses soupirs ne troublaient l’immobilité de son mari.

Dormait-il ou faisait-il semblant ?... Elle n’osa d’abord s’en assurer, puis se décida :

— Tu dors ?

Il répondit, sans bouger :

— Non, je réfléchis...

— À quoi ?

— À des choses...

Elle se mordit les lèvres et n’insista plus.

Ses propres pensées n’étaient point gaies. Dans cette chambre, dans ce lit, témoins d’un bonheur conjugal paisible de dix ans, la gravité de sa faute lui apparaissait entière : elle avait menti, menti avec préméditation, inventé un prétexte, fait confidence de sa mauvaise action à une amie — il faut bien préparer un alibi en cas d’alerte ! — et pourquoi, mon Dieu ? Pour dîner, en tout bien tout honneur, avec un jeune homme, et aller ensuite au théâtre, dans une baignoire grillée. Dans tout cela, pas un baiser, pas même un propos galant ; la simple satisfaction d’un caprice ; le besoin, aussi brusquement apaisé que surgi, d’un parfum d’aventure.

Mais aussi, quels regrets, quels remords ! quelle crainte ! Elle avait quitté son mari souriant, confiant ; elle le retrouvait taciturne, avec de drôles d’yeux, une voix bizarre, et des silences auxquels il ne l’avait pas habituée... S’il se doutait... s’il avait un soupçon !...

Cette pensée lui fut bientôt intolérable, et la certitude lui vint qu’il méditait et qu’il souffrait.

La pendule battait à petits coups ; la lueur des becs de gaz coulait, à travers les rideaux de taffetas, une clarté indécise ; le silence se creusait de plus en plus profond. Un tout petit grincement précéda la sonnerie de deux heures. M. Hardissel poussa un long soupir qui souleva le drap. Une scène, des reproches auraient fouetté son orgueil ; cette douleur muette la désarma, et, les mains jointes, à mi-voix, humblement, elle parla :

— J’ai eu tort, Félix, j’ai eu grandement tort... Jamais je n’aurais dû faire une chose pareille ; mais je n’ai rien fait de mal... de vraiment mal.

M. Hardissel attira la couverture d’un geste sec, et s’en couvrit les épaules ; elle se tut une seconde et reprit :

— Tu ne réponds pas... Tu ne me crois pas ? Et pourtant c’est vrai, c’est vraiment vrai, je te le jure... Oh ! je sais bien... C’est à peine croyable... Tout est contre moi, tout m’accuse... Mais je t’aime... J’ai été imprudente, stupide... voilà tout.

D’un coup de pied, M. Hardissel chassa la couverture de satin piqué, et toussa. Elle se rapprocha de lui, insensiblement :

— Tu m’en veux ?... Tu as raison... Mais il faut que tu saches... J’ai hésité... J’ai résisté pendant des semaines... Il me pressait de lui accorder une soirée, une soirée, en amis, comme nous aurions pu la passer dans mon salon... Mais il voulait l’illusion d’un véritable tête-à- tête... Avec toi, je n’ai jamais dîné en cabinet particulier... J’ai eu la curiosité imbécile de connaître cela... Il devait partir demain ; ainsi j’étais sûre... puisqu’il ne reviendra que dans deux ans... Sans cela, tu comprends bien !... Et puis — oh ! sur ta vie, j’en fais serment ! — la porte est restée ouverte pendant tout le repas... et je n’ai rien pu avaler... j’avais la gorge si serrée... Au théâtre, je ne sais même pas ce qu’on a joué... sur ta tête, mon chéri, sur ta tête !...

Elle avait posé les mains sur ses cheveux et balbutiait, les joues inondées de larmes :

— Je te le jure... sur quoi veux-tu que je te le jure ?... Dis... ordonne... Je te demande pardon, de tout mon cœur, de toute ma tendresse pour toi, de toute mon âme...

— Oh ! geignit soudain M. Hardissel en enfonçant sa tête dans l’oreiller, as-tu fini de remuer, de grommeler ?... Voilà trois fois que tu m’éveilles... Laisse-moi dormir, que diable ! Tu sais bien que je me lève à sept heures, moi !

Elle balbutia, déconcertée :

— Ah !... oui...

Par pure courtoisie il demanda, la parole déjà empâtée de sommeil :

— Si tu es souffrante... dis-le... Je vais me lever... te faire de la tisane...

Mais ulcérée, inconsolable de sa douleur et de sa honte inutiles, elle répondit, préparant déjà sa mauvaise humeur du lendemain :

— Non... inutile, je vais mieux : dors.

Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.

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