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Horace van Offel : La métamorphose

dimanche 13 décembre 2020, par Denis Blaizot

Ce conte fantastique est paru dans l’Excelsior du 12 avril 1920 1920 .

Élisabeth entra avec la théière :

— Voilà qui vous réveillera, monsieur, dit-elle. Vous avez l’air tout endormi.

Le liquide versé, je pris un morceau de sucre.

— Tiens, remarquai-je, il y a donc des fourmis dans votre cuisine, Élisabeth ? Et des fourmis rouges encore...

— Ne m’en parlez pas. Aussi c’est votre faute ; vous ne voulez pas qu’on touche à la fourmilière de la pelouse. Pourquoi ne pas la détruire ?

— Élisabeth, ne me demandez jamais pourquoi. Les fourmis ont édifié là une belle et grande ville : peut-être la Tombouctou des fourmis ! Je n’aimerais pas, comme un dieu impitoyable...

Élisabeth s’éloigna en haussant les épaules. Je compris qu’elle avait raison de dédaigner ma rhétorique. J’allumai une cigarette.

Un léger bruit me fit lever la tête. Mon voisin Josué était là, chaussé d’espadrilles, les cheveux en désordre, les yeux luisants. Je ne l’avais pas entendu entrer.

— Tu ne travailles donc pas, Josué ?

— Non, peindre le printemps m’ennuie. Puis je viens de faire une découverte prodigieuse.

Josué exécuta une sorte de danse du scalp. Son affirmation ne me surprit point. Josué était un homme de talent, mais sans grande instruction. Il avait beaucoup lu, et tout ce qu’il avait lu s’était entassé pêle-mêle dans son crâne. Du moins, telle était l’idée que je me faisais de lui. Il continua :

— Ma découverte bouleverse tout : l’homme est un singe.

Je me mis à rire :

— Josué, cette porte était ouverte, il ne fallait pas...

— Attends, l’homme est un singe. Mais ceux qui soutiennent que l’homme est fils d’Adam ont également raison.

— Je n’y vois pas de mal.

— Laisse-moi parler. Tout le monde a raison, tout le monde a tort. La vérité est qu’il y a deux espèces d’êtres absolument différents qui portent le nom d’hommes. Les uns n’ont jamais été et ne seront jamais que des singes ; les autres étaient des demi-dieux.

— Étaient... il n’y en a donc plus, Josué ?

— Assurément non, puisque les deux espèces se sont mêlées, et qu’ainsi la race des hommes purs a disparu du monde. C’est comme les rats d’Europe dévorés par les rats d’Asie. Il y a très longtemps ! On ne trouve plus trace de ces hommes que dans la Bible, la Mythologie, les livres sacrés des Indes et de la Chine : Bouddha, Prométhée, Hercule, Moïse. Jésus était, sans doute, le dernier enfant né du Ciel...

— Pourtant il y a encore des génies ?

— Cela confirme ce que j’avance. Il y a encore des génies, certes ; mais ils disparaissent aussi. Ils sont les pâles descendants de la tribu divine : un produit bâtard frappé de stérilité. Où sont les enfants de Michel-Ange, de Shakespeare, de Napoléon ? Quand il n’y aura plus de génies, il n’y aura plus que des babouins ! Qui peut nier cela ? Ceux que Lombroso nommait les types normaux, équilibrés, sont-ils capables d’autre chose que de simulacres, d’imitations et de grimaces ? Tout ce que nous voyons actuellement n’a qu’un aspect de vaste parodie : réunions politiques, guerres et révolutions. C’est un jeu de magots montrant la lanterne magique. Comme génie, je ne connais plus que moi.

— Ah ! non, protestai-je, on me l’a déjà sortie, celle-là ! Dire : « J’ai du génie », ça ne signifie rien. Il faut le prouver.

— À l’instant même, si tu veux. Par la métamorphose.

— Quoi ! la méta... ? Va te promener ; tu te moques de moi.

— Nullement. Si les génies voulaient, ils pourraient reconquérir le monde et lui rendre son ancienne splendeur. Car les génies possèdent, par atavisme, une arme invincible : le don du miracle.

— Josué, laisse-moi tranquille. Si tu as envie de faire un miracle, fais-le. Mais cesse tes discours.

Lequel ? demanda Josué, très calme.

— Oh ! n’importe. Tu parlais de métamorphose. Tiens, change nous, tous les deux, en fourmis. Il y a longtemps que je meurs d’envie d ’aller explorer la grande fourmilière du jardin. Montre ton savoir.

Josué me jeta un regard de feu. Il ouvrit les bras. Tout à coup j’eus l’impression de tomber dans un gouffre. Les bras de Josué se tordirent et devinrent noirs comme les sarments d’une vigne morte. Ses mâchoires s’allongèrent et se recourbèrent en tenailles. Je vis ma salle à manger prendre des proportions titaniques et dépasser en hauteur plus de vingt cathédrales ! Je courais sur un pavé démesuré, poli comme de la glace.

Soudain je repris mon sang-froid. Je me rendais compte que le miracle avait réussi. A côté de moi, trottait Josué, armé d’un corselet rouge. Nous nous parlions et nous nous comprenions parfaitement :

— Par là, dis-je en rampant vers la porte. Nous fûmes bientôt près des marches monumentales de l’escalier de la véranda. Nous en franchîmes les parties perpendiculaires, la tête en bas. Dans le jardin, nous nous heurtâmes d’abord à d’innombrables blocs de granit. Après nous nous égarâmes dans une plaine parsemée de cristaux qui brillaient comme des miroirs. Nous pénétrâmes dans une forêt de lianes désordonnées ; des tiges vertes colossales nous entouraient. Je compris que nous étions au milieu des herbes de la pelouse. Nous grimpâmes sur une tige pour nous orienter. Il était temps !

Un monstre terrible venait de surgir, cherchant sa proie, à l’endroit que nous venions de quitter. C’était une sorte de rhinocéros-tortue, cuirassé de bronze et d’or ; il ouvrait une bouche plus grande que la gueule de dix crocodiles ! Je commençais à regretter notre équipée. D’autant plus que nous apercevions, maintenant, à notre droite, une toile d’araignée dont les câbles gluants semblaient couvrir toute la terre. L’araignée se tenait au milieu de son filet, gigantesque, velue, hérissée, braquant des yeux effroyables, immobiles et magnétiques...

Cependant nous arrivâmes sur le territoire des fourmis rouges. Nous entendions le murmure de la foule, le chant des esclaves et le cri des sentinelles. Des caravanes rentraient avec des vivres et du bétail. Nous, allions avancer encore, lorsque nous fûmes arrêtés par une fourmi qui vint à notre rencontre. Elle m’offrit ses mandibules. Je voulus la saluer, mais elle s’enfuit précipitamment. Une seconde après, toute la fourmilière était en rumeur. Elle vomit une horde de guerriers irrités, lancés à notre poursuite.

Quelle chasse ! Et quelle meute ! Je courais éperdument. Je traversai de nouveau la savane verte, la terre parsemée de cristaux, les blocs de granit. Une peur atroce était en moi. Comment faire pour redevenir homme ? Je n’avais pas le secret et je ne voyais plus mon compagnon. Si j’allais rester insecte ! Derrière moi, j’entendis bourdonner la troupe qui me traquait. Sans compter les embûches semées sous chacun de mes pas : les toiles d’araignées, les scarabées voraces. Mon Dieu ! comment sortir de là ?

*****

J’étais assis dans mon fauteuil. Élisabeth entra et parut surprise.

— Élisabeth, dis-je, le thé était trop fort. Il m’a donné le cauchemar.

— Le cauchemar...? Vous avez donc dormi ? Je croyais que vous veniez de sortir avec M. Josué ?

— Josué ?

— Il criait comme un diable ! Il finira par vous mettre la cervelle à l’envers.

Pour en avoir le cœur net, je me rendis aussitôt au domicile de Josué. Le peintre n’était pas chez lui, bien que sa porte fût large ouverte. J’y retournai le soir et le lendemain. Pas de Josué. Enfin c’est bien simple : Josué avait disparu, et nul ne le revit plus jamais, à partir de ce jour.

Horace van Offel

Là pour du fantastique, c’est du fantastique ! van Offel a-t-il été inspiré par Kafka et sa nouvelle éponyme ? ou par le cours roman de Albert Bleunard : Toujours plus petits ? Je ne saurai dire. Mais des nouvelles comme celle-là, j’en redemande. Et je suis friutré qu’il n’y en ai pas plus dans l’Excelsior.